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CHAPITRE V. Cadre théorique et la problématique

B. L’organisation des savoirs : savoir agir juste

V.6 Notre modèle du risque du décrochage

Il est clair que nous sommes encore loin de comprendre tous les mécanismes impliqués ou toutes les raisons annonciatrices du décrochage scolaire. Nous commençons à peine à étudier les différentes étiologies de cette problématique. Il est possible de prédire qui sont les étudiants qui

vont abandonner l‟université, avec un certain degré de fiabilité, mais bon nombre des déterminants du décrochage scolaire sont susceptibles d‟être influencés par les notions et les objectifs ciblés dans les études sur ce sujet.

Les facteurs de décrochage sont étudiés de différents points de vue et par différents spécialistes. Les études en psychologie ont mis l‟emphase sur les dimensions intrapsychiques, comportementales et socio-interactionnelles. Les chercheurs en éducation s‟intéressent davantage aux éléments liés à la pédagogie et à l‟environnement éducatif ; les sociologues ou les historiens examinent davantage quant à eux la construction sociale du phénomène, le rôle des politiques, les facteurs structurants des institutions et les rapports entre les classes (Dorn, 1996 ; Gleeson, 1992). Janosz et Le Blanc (1996 ; 1997), dans le contexte canadien, ont abordé les aspects sociologiques du phénomène en étudiant comment le décrochage scolaire pouvait s‟expliquer à la lumière des différences culturelles.

Pour Bachman et ses collègues (1971), chercheurs en sociologie, le décrochage scolaire est déjà la manifestation d‟un problème d‟adaptation (Janosz, 2000).

Notre recherche exige une typologie qui lui est propre selon les notions et les concepts que nous avons employés.

V.6.1 Les facteurs de risque du décrochage universitaire dans notre modèle

Sans avoir l‟intention d‟aborder le sujet du décrochage nous ne pouvions pas cependant présenter les difficultés de la transition en première année sans parler de leurs conséquences telles que le décrochage. Ce que nous allons présenter dans notre modèle se limite aux facteurs de risque macrosociaux (facteurs institutionnels) et microsociaux (facteurs individuels et interpersonnels) de décrochage.

Parmi les facteurs de risque macrosociaux nous pouvons mentionner les plus importants :

- Le lycée par son fonctionnement peut influencer l‟expérience de transition du nouvel étudiant.

Les facteurs microsociaux seront :

- Les interactions entre les individus dans les situations pédagogiques

- La perception individuelle et l‟image de soi (uniquement en rapport avec sa place dans l‟environnement universitaire)

- L‟engagement et la persévérance de l‟étudiant

Des habiletés intellectuelles faibles (cognitives), l‟échec et le retard scolaire, un sentiment de compétence affaiblie (la perception de soi), une faible perspective de l‟université ainsi qu‟une faible intégration seront les facteurs à étudier quant aux risques de décrochage à l‟université qui sont liées également à la difficulté de la transition. Ces facteurs définissent différents types de décrocheurs qui chacun peuvent révéler une des raisons de l‟échec de la transition.

Le modèle de Tinto en tant qu‟un des pionniers de ce domaine a particulièrement attiré notre attention. Il a étudié le décrochage avec un regard macrosociologique différent.

V.6.2 Le modèle du décrochage de Tinto

Tinto (1975) est réputé pour avoir développé l'un des premiers modèles sur l'étude du décrochage scolaire et sur la persistance dans l'enseignement supérieur aux États-Unis15. Sur la base de son modèle d'intégration des collégiens, il a défini la rétention comme « un processus longitudinal des interactions entre l'individu et les systèmes scolaires et sociaux de collège16. Les expériences d'une personne dans ces systèmes (...) modifient continuellement ses objectifs et ses engagements institutionnels ce qui mène à la persistance et / ou à des formes d'abandon variables » (Tinto, 1975). La définition de Tinto montre comment l'attrition des étudiants peut impliquer de nombreux facteurs interdépendants. Étudier ces facteurs qui conduisent à l'attrition peut être un processus complexe, d‟où la complexité d‟étude du processus de l‟attrition (abandon).

15 Le collège est la première année après les études secondaires mais pas exactement équivalent de la première année universitaire en France.

16 Le collège aux États-Unis est un établissement d‟études supérieures, accessible aux élèves "gradués", autrement dit "bacheliers". Il n‟y a pas de différence qualitative entre un "College" et une "University". C‟est pour

À l'exception de quelques études, notamment celles de Spady (1970, 1971) et Rootman (1972), la plupart des études sur l'abandon ont été limitées à la description des diverses caractéristiques individuelles et/ou institutionnelles. Connaître le degré d‟influence du statut social et des capacités de l‟étudiant, ne signifie pas connaître le processus de cette influence.

Tinto (1975) a essayé également de montrer qu‟il n‟est pas question d‟une simple comparaison des taux de décrochage chez les étudiants qui ont des capacités et des caractéristiques socio démographiques différentes mais du lien qui existe entre les caractéristiques individuelles et sociales, c‟est ce qui fait la différence entre une étude quantitative et qualificative. Celle-ci nécessite « le développement d'un modèle longitudinal théorique qui relie diverses caractéristiques individuelles et institutionnelles au processus du décrochage à l'université » (Tinto, 1975).

Ce travail vise à formuler un modèle théorique en se rapprochant de celui de Tinto. Il explique les processus d'interaction entre l'individu et l'institution en tant qu‟environnement éducatif. Le modèle de Tinto distingue les différentes formes de difficultés dont l‟intégration. Pour lui le décrochage résulte d‟une mauvaise intégration.

Nous référons notre modèle du décrochage à celui de Tinto tiré lui-même de la théorie du suicide de Durkheim.

Mais en fait, le crédit doit être donné à William Spady (1970) pour avoir appliqué la théorie du suicide de Durkheim à l'abandon des études. Le travail de Tinto s‟inspire de ce travail pour bâtir une méthode prédictive plutôt qu‟une théorie descriptive du comportement d'abandon (Tinto, 1975).

V.6.3 L’idée de suicide de Durkheim

Durkheim (1966) pour la première fois a expliqué la raison du suicide. Il a noté ainsi que le suicide est plus susceptible de se produire lorsque les individus ne sont pas suffisamment intégrés dans le tissu social. Plus précisément, la probabilité de suicide dans la société augmente lorsque deux types d'intégration font défaut, à savoir une intégration morale (valeur) défaillante et une affiliation collective insuffisante. En grande partie, les causes du détachement de la collectivité sociale sont les conditions sociales qui aboutissent à une mauvaise intégration, et l'interaction personnelle insuffisante avec d'autres membres de cette collectivité (Tinto, 1975).

Quand on considère l‟université comme un système social avec ses propres valeurs et ses structures sociales, on peut considérer que l'abandon de ce système social est analogue au suicide dans la société au sens large (Spady, 1970).

On peut raisonnablement prévoir que certaines conditions sociales qui causent l'abandon du système universitaire ressemblent à celles qui provoquent le suicide dans la société (une affiliation collective insuffisante). Le décrochage à l‟université et le suicide ont des raisons comparables. C‟est pour cette raison que nous nous sommes permis d‟élaborer le décrochage dans une dimension macrosociologique. Le décrochage résulte aussi d‟interactions insuffisantes avec les autres et de la congruence déficiente avec les modèles de valeurs dominantes de la collectivité. Vraisemblablement, le manque d'intégration dans le système social de l‟université conduira à un faible engagement envers ce système social et augmentera la probabilité que des étudiants décident de quitter l'université.

V.6.4 La typologie de notre modèle

Nous avons parlé de la typologie des décrocheurs dans les chapitres précédents. Ici nous allons présenter la typologie issue de notre travail à la lumière de nos hypothèses. Les modèles déjà présentés par Janosz (2007) et Fortin (2001), sont basés sur les aspects plutôt psychosociaux. Du fait que notre travail est inscrit dans une approche sociologique, nous allons présenter notre modèle avec un regard orienté par cette discipline. Tout en inspirant les catégories présentées auparavant par les chercheurs (Sarfati, 2013 ; Beaupère et al. 2009 ; Broda, 2012 ; Tinto, 1975 ; Eliott et Voss, 1974) nous allons donner une catégorisation des décrocheurs à l‟université qui se rapproche du travail de Broda (2012) et de Janoz et al. (2000). Nous proposons quatre grandes catégories pour notre modèle du décrochage :

les décrocheurs volontaires/ désintéressés

les décrocheurs involontaires/ subissant

Les décrocheurs incapables/ discrets

Les décrocheurs inadaptés/ conscients

Les décrocheurs volontaires sont intellectuellement « capables » c‟est-à-dire qu‟ils ont les compétences cognitives nécessaires pour réussir mais ils décrochent volontairement de leurs études. Les raisons du décrochage de ce groupe sont très variées mais dans le cadre de notre travail ceux qui nous intéressent sont ceux qui présentent un manque d‟intégration, d‟engagement

ou manque du lien avec l‟apprendre. La filière ne peut pas leur donner de satisfaction ou les a démotivés. Les étudiants de ce groupe ne sont plus intéressés à continuer leurs études soit dans leur filière actuelle soit dans une autre filière ou une autre université.

Les décrocheurs involontaires sont ceux qui ont tout le potentiel intellectuel pour terminer leurs études mais qui les abandonnent pour des raisons indépendantes de leur volonté (la maladie, le manque de débouchés, le sentiment d‟être étranger aux groupes, la distance du domicile au lieu d‟études, le besoin de travailler pour avoir des revenus, etc.) ce que Erpicum et Murray (1975) ont appelé les „drop-out‟ accidentels. Ils sont obligés de partir. Pour une raison ou une autre ils seront expulsés de l‟université.

Les décrocheurs incapables intellectuellement manquent de compétences cognitives requises dans la filière ou sont dans l‟incapacité de développer les compétences déjà acquises. Ils sont appelés

les inadaptés par Erpicum et Murray (1975). L‟inhibition intellectuelle est la cause majeure de

décrochage de ceux qui ne sont pas persévérants et/ou non intégrés. Ce sont les décrocheurs „„discrets‟‟ (Broda, 2012) c‟est-à-dire les étudiants qui ne sont pas conscients de leurs manques de compétences nécessaires et les découvrent progressivement.

Les décrocheurs « inadaptés » sont les adolescents qui affichent un rendement scolaire très faible, un engagement faible et un niveau d‟inadaptation scolaire élevé. Ce groupe de décrocheurs se rapproche sensiblement des « pushouts low-achievers de Kronick et Hargis » (Eliott et Voss, 1974). À l‟université, ces décrocheurs ont choisi leur filière par défaut ou se sont trompés dans le choix de celle-ci par manque d‟information. S‟ils sont « sous-performants » c‟est peut-être parce qu‟ils ne sont pas à la bonne place dans la filière où ils sont acceptés.

Malgré les recherches diverses effectuées en vue de trouver les raisons du décrochage, la nature du processus de décrochage est restée toujours inconnue (Tinto, 1975).