• Aucun résultat trouvé

6.2.1 Dépression et TCA : des codiagnostics d’un mal être

La littérature à propos des TCA et de ses comorbidités est riche. Dans une cohorte américaine nationale en population générale, le diagnostic de dépression sur l’ensemble de la vie des personnes atteintes de TCA était de 40 % en cas d’AM et de 50 % en cas de BN18. Notre étude retrouve des résultats assez proches avec une prise en charge pour une dépression/ humeur dépressive sur l’ensemble de la durée de suivi de 27,52 % des patients atteints d’AM et 40,17 % des patients atteints de BN. On voit que les

atteints d’autres TCA. Deux hypothèses peuvent expliquer ce résultat. Premièrement, la fréquence de la dépression est effectivement plus élevée chez les patients atteints de BN que dans les autres TCA. Deuxièmement, la prise en charge des soignants est plus centrée sur la dépression en cas de BN qu’en cas d’AM. Une autre étude réalisée avec les MG de l’OMG retrouvait une prise en charge pour dépression de 10,7% pour l’ensemble des patients de plus de 18 ans, avec ou sans TCA119. Notre étude retrouvait une fréquence de dépression de 32,3 % chez les patients TCA du même âge. Ce travail confirme bien la comorbidité importante de la dépression avec les TCA (de l’ordre de trois fois plus avec une comparaison indirecte). La littérature ne donne pas de données précises sur la fréquence de TCA chez les patients déprimés. Ce chiffre semblerait plus important que la prévalence vie entière des TCA52. Une des limites de notre travail est de n’avoir pu illustrer ce point avec des données françaises. A noter que l’AM est aussi un élément diagnostic de la dépression.

Nous avions fait hypothèse que la dépression précédait chez le MG le TCA. Selon notre étude quantitative, la prise en charge pour dépression ne précédait pas la survenue de la prise en charge pour TCA. Néanmoins leur importante comorbidité questionne une éventuelle origine commune.

Les éléments précurseurs communs à la dépression et aux TCA ont été étudiés à plusieurs reprises. L’étude la plus récente retrouvait comme socle commun une image de soi et de son corps très négative avec une estime de soi très faible 150.

Les auteurs de l’étude insistaient sur une détection précoce de ces situations à risque (=les troubles de l’image du soi et du corps) afin d’éviter la survenue des pathologies morbides, potentiellement plus compliquées à prendre en charge. Les MG et les patients ont évoqué ces situations à risque dans notre étude qualitative et d’autres études quantitatives 133. Nos MG précisaient la difficulté de définir à partir de quel seuil un trouble alimentaire devient pathologique. Ils semblaient moins tenir compte du diagnostic de TCA que d’un faisceau d’arguments cliniques dans une approche globale. Ils insistaient sur l’importance d’une histoire familiale complexe avec des antécédents psychiatriques chez les parents dans leur raisonnement.

Nous avons donc choisi d’illustrer ce raisonnement en rassemblant ses éléments conceptuels sous forme de modèle de diagnostic concomitant TCA/Dépression (cf figure 12).

Ce modèle montre les deux surfaces de diagnostic de TCA et de dépression, confondues dans certains moments du début de la prise en charge. Ces deux syndromes sont identifiés comme pathologiques par les MG, donc au-dessus du seuil pathologique déterminé par les MG. Sous le seuil pathologique réside un socle commun aux deux entités syndromiques

- Une mauvaise estime de soi - Une image négative de son corps - Des antécédents de maltraitance

- Des antécédents familiaux psychiatriques de dépression ou de TCA au premier degré

L’association de ces quatre situations de soins peu spécifiques pourrait être pour le MG un moyen de repérer des patients développant par la suite des TCA ou une dépression, avec les symptômes plus

spécifiques de ces deux syndromes. Les MG seraient plus à l’aise pour soutenir ces patients en situation de mal-être sans faire de diagnostic spécifique et suivre plus fréquemment ces patients « à risque ». Cet idée de socle commun pourrait même être appliqué aux autres pathologies mentales.

6.2.2 « Labelling effect » et stigmatisation

Le risque pour un acteur de santé de vouloir identifier une situation pathologique ou morbide en santé mentale pour une personne qui consulte est de stigmatiser un individu déjà en souffrance. Le « labelling effect » décrit par Goffman et repris dans de nombreux travaux est le risque de nommer les maux rapportés par le patient en tant que pathologie stigmatisante, honteuse ou engendrant de la culpabilité dans notre société actuelle151. Un cercle vicieux au moment du diagnostic va s’établir. Le patient ressent après le diagnostic posé par le médecin qu’il appartient à une catégorie de personnes malades stigmatisées par la société, ce qui peut être le cas des TCA (manque de volonté, hystérie, dans le déni). Il va alors se renfermer sur lui-même en accroissant ses conduites de désocialisation. Cette conduite d’isolement renforce les conséquences psychologiques de la maladie. Taylor précisait dans un de ces travaux que le diagnostic pouvait amener une personne à accroître tous les symptômes de la maladie suspectée par l’acteur de santé et à chercher un sens à leurs symptômes152

Cette recherche du sens peut amener certaines adolescentes à développer un sentiment d’appartenance à une communauté de malades. C’est le cas des patientes atteintes d’AM réunies autour du groupe « ANA », renforçant peu à peu leur conduite morbide153.

Le MG peut se retrouver dans une tension difficile à gérer : établir un diagnostic le plus rapidement possible pour une meilleure prise en charge au risque de stigmatiser certaines personnes ayant des signes précoces et peu spécifiques comme décrits précédemment. D’autant que 10% des filles auront un épisode de TCA-NS dans leur vie de durée inférieure à un an et spontanément résolutif 16-17

Les seuils pathologiques revus dans la classification DSM-5 sont des objets fréquents de discussion dans les médias154. Certains articles pointaient du doigt le risque de stigmatisation et le lobbying

risque de développer une maladie mentale. De plus, aux Etats Unis, c’est le DSM qui permet de déterminer les remboursements des prises en charges médicales aux Etats Unis et il est donc préférable pour les citoyens américains d’être reconnus comme malades, même s’ils ne le sont pas forcément. Ces deux phénomènes entraineraient un cercle vicieux de reconnaissance de formes subsyndromiques.

C’est dans ce contexte de risque de médicalisation de l’existence que nous avons décidé d’utiliser tout au long du travail le terme « atteint » de TCA plutôt que « souffrant » de TCA. Ce dernier terme souligne l’importance de prendre en compte la souffrance de ces troubles pour une personne. Mais le risque était de ne pas tenir compte des sentiments de la personne. Une personne atteinte de TCA peut être dans le déni et ne pas ressentir de souffrance, même une certaine satisfaction et imposer la notion de souffrance dans le diagnostic pourrait amener les médecins à apporter une opinion extérieure à celle du patient dans le diagnostic. Le terme « atteint » nous semblait plus neutre et moins stigmatisant, ceci ne retirant en rien la souffrance potentielle des patients.

6.2.3 La classification internationale des soins primaires comme outil de dépistage,

repérage, détection précoce

Le MG intervenant au stade précoce et indifférencié des pathologies reconnues et classées est un acteur principal de repérage des troubles peu spécifiques. Il existe à l’heure actuelle une ambiguïté entre les termes dépistage, repérage et détection précoce. Cette ambigüité se retrouve potentiellement tout au long de l’écriture de la thèse.

Dans le cas des TCA, le dépistage est une action visant à évaluer le risque de développer une pathologie classée dans le DSM dans une population indemne de toute maladie. Ce dépistage est dit ciblé quand il s’opère dans une population plus à risque de développer une maladie, dans le cas des TCA il s’agit par exemple des jeunes femmes57. Les outils de dépistage disponibles pour les TCA tels que le SCOFF ont déjà été cités plus hauts et dépistent les TCA de manière indifférenciée.

Le repérage serait plutôt l’identification des situations à risque ou des signes cliniques évocateurs chez des personnes consultant en MG incitant le médecin à les surveiller 155. L’EAT semble être un bon outil de repérage des TCA57.

Une détection précoce est l’établissement d’un diagnostic chez une personne atteinte de troubles plus spécifiques et déjà au stade de la maladie, comme le sentiment de perte de contrôle liée à la nourriture 96-97. Cette définition est révélatrice de la volonté des acteurs de soins secondaires à identifier précocement les pathologies afin d’en améliorer le pronostic.

Dans ce contexte, la Classification internationale des maladies (CIM 10), construite essentiellement à partir des soins de santé secondaires et tertiaires et reprenant les éléments du DSM semble peu adaptée à la médecine générale. En effet, beaucoup de diagnostics de soins de santé primaires sont classés dans le chapitre 18 « Symptômes, signes et résultats anormaux d’examens cliniques et de laboratoire, non classés ailleurs », du fait de leur non spécificité.

plus de 90 % des consultations de SP. Une des limites du DRC est de coder les « prises en charge ». Il ne différencie pas les motifs de consultation des résultats de consultation. Il est en plus peu utilisé dans la littérature internationale (Autriche et France seulement). C’est donc un outil valide et pertinent pour la MG mais qui présente des limites pour la comparaison des données entre les différentes bases de données aussi bien en France qu’à l’international104.

La classification internationale des soins primaires semble être un outil de compromis intéressant de classification des procédures de soins des MG. Elle a été élaborée par la WONCA dès 1987156. Son originalité est de classer et de coder plusieurs éléments de la consultation en MG : motifs de rencontre, procédures de soins et problèmes de santé diagnostiqués. Cette modalité permet de tracer la démarche décisionnelle, et d’avoir ainsi une analyse dynamique du chemin clinique. Le médecin peut ainsi référencer les symptômes peu spécifiques, les situations de repérage sans forcément établir de diagnostic156.

Plusieurs études en France évaluent la pertinence de cette classification dans le contexte de la MG157 et discutent la construction d’outils de dépistage ou de repérage adapté à ce contexte de seuil pathologique ambigu.