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Le modèle de Cooke (1990) et l’interprétation des résultats de recherche

Pour poursuivre cette discussion, nous reprenons le modèle de Cooke (1990), afin d’en vérifier la pertinence par rapport aux principaux résultats de notre recherche.

Figure 4 Modèle explicatif de la coopération patronale-syndicale

Source : Cooke 1990, p. 94 (Traduction de l’auteur)

Nous avons analysé douze dimensions du fonctionnement d’une équipe de travail et notre hypothèse voulant que la coopération patronale-syndicale ait une influence

Structures de coopération Pouvoir relatif de l’employeur Pouvoir relatif du syndicat Intensité de la coopération Contraintes organisationnelles Changements dans les relations patronales- syndicales Changement dans la performance organisationnelle

positive sur le fonctionnement et l’autonomie collective des équipes de travail est confirmée dans une large mesure par nos résultats. Lorsque le syndicat participe activement aux discussions entourant l’implantation des équipes de travail, les employés s’engagent davantage dans le fonctionnement des équipes de travail (Appelbaum et Batt, 1994 ; Cohen-Rosenthal et Burton 1993 ; Eaton et Voos, 1992). Nous considérons que les employés des deux usines estiment leur niveau d’autonomie de façon quasi identique sur les trois dimensions : l’autonomie dans la sélection des membres et la direction de l’équipe de travail, l’autonomie des équipes dans la gestion des ressources humaines, de la rémunération et de la santé et sécurité du travail ainsi que le degré de satisfaction et d’implication des employés. Ainsi, pour ces indicateurs, l’écart entre les deux usines est minime (moins de 0,04). Par ailleurs, il est intéressant de constater que l’usine de Kénogami obtient des résultats plus élevés que l’usine d’Alma pour quatre (4) indicateurs : l’autonomie des équipes dans la gestion des relations externes, le budget de l’équipe et l’évaluation du rendement, la gestion de l’inventaire et des pièces d’équipement ainsi que la gestion des tâches et la rotation des postes. Parmi ces indicateurs, trois (3) dimensions sur quatre (4) ont des résultats inférieurs à deux (2), ce qui indique que les indicateurs plus élevés de Kénogami figurent parmi les dimensions où l’autonomie des équipes de travail est faible. En ce qui concerne l’usine d’Alma, les évaluations de l’autonomie des équipes de travail sont plus élevées qu’à l’usine de Kénogami pour cinq (5) dimensions : la détermination des objectifs de production et la direction de l’équipe de travail, l’autonomie des équipes dans l’exécution du travail, la gestion des horaires de travail et de la formation ainsi que l’autonomie dans la résolution des problèmes. Ces dimensions enregistrent des moyennes agrégées supérieures à deux (2,0), confirmant ainsi que les dimensions les plus fortes de l’autonomie des équipes de travail sont plus présentes à l’usine d’Alma.

Selon le modèle de Cooke (1990), les structures de la coopération réfèrent aux efforts déployés, à la qualité de l’engagement et à la fréquence des rencontres patronales-syndicales. Cooke (1990) considère que les variables « structures de coopération », « pouvoir relatif du syndicat », « pouvoir relatif de l’employeur » et « contraintes organisationnelles » influencent l’« intensité de la coopération », qui est la variable clé pour expliquer les changements dans l’organisation et les relations du

travail. Concernant les structures de coopération, Cooke (1990) souligne que la présence des représentants syndicaux aux comités stratégiques de gestion est essentielle à une bonne structure de coopération patronale-syndicale. À Kénogami, sauf un comité paritaire sur la santé et sécurité du travail imposé par la loi, les représentants syndicaux ainsi que ceux de l’employeur ont participé à un projet intitulé « usine de classe mondiale » au début des années 1990. Ce projet comprenait des représentants des trois syndicats de l’usine ayant participé à la création d’un comité paritaire consacré à la formation composé d’un représentant de l’employeur et d’un salarié syndiqué proposé par la direction et dont la nomination a été ratifiée par l’assemblée générale du syndicat. Ce comité s’est consacré pendant quelques mois à la mise en place d’un programme de formation, et la direction a repris, après sa dissolution, le contrôle du programme de formation. Par contre, les représentants syndicaux de l’usine d’Alma se sont engagés beaucoup plus activement dans la planification stratégique de l’organisation du travail et de la formation avec l’employeur. Plus d’une dizaine de comités paritaires temporaires (liés à une problématique particulière) ou permanents ont été mis en place, dont le comité de gestion de l’organisation du travail, qui se réunit au moins deux fois par mois pendant une demi-journée. En somme, la participation des représentants syndicaux à l’usine d’Alma, contrairement à ceux de l’usine de Kénogami, constitue un rouage essentiel d’une démarche conjointe de réorganisation du travail. Ainsi, nous avons relevé, dans les entretiens avec les représentants syndicaux de l’usine d’Alma, les déclarations suivantes : « Ils avaient besoin de nous pour ce projet-là » ou bien « Ça ne peut se faire sans l’une ou l’autre des deux parties. Les deux parties doivent être parties prenantes du système. »

À l’instar des structures coopératives, les contraintes organisationnelles ont un impact direct sur l’intensité de la coopération patronale-syndicale. Les représentants patronaux et syndicaux ont décrit quelques contraintes organisationnelles auxquelles l’usine de Kénogami était confrontée : des investissements en attente depuis une dizaine d’années, un terrain instable, source d’approvisionnement de l’énergie éloignée, une diminution de la demande de papier supercalendré et un secteur économique dépressif. L’usine d’Alma éprouve les mêmes difficultés économiques, mais elle est construite sur un terrain stable

avec une source d’énergie très rapprochée et elle profite d’investissements majeurs (110 millions de dollars investis dans l’usine de pâte thermomécanique et le projet « Equal of Set ») et constants depuis une dizaine d’années. Par ailleurs, tous les représentants de l’usine d’Alma ont mentionné une diminution de leur autonomie suite à la disparition du concept d’unité d’affaires instauré par Abitibi-Price, mais abandonné par après, suite à la création de la nouvelle entreprise Abitibi-Consolidated.

Le pouvoir relatif de l’employeur est la troisième variable ayant un impact sur l’intensité de la coopération, selon Cooke (1990). Premièrement, le siège social de Montréal a nettement privilégié l’usine d’Alma au détriment de celle de Kénogami dans ses nouveaux investissements durant la décennie précédant notre étude. Localement, la direction de l’usine d’Alma a décidé de faire participer l’acteur syndical, et celui-ci a démontré qu’il disposait de l’organisation et de l’ouverture nécessaires pour s’engager dans un tel projet. L’employeur a investi dans la libération syndicale de plusieurs employés, afin d’implanter les équipes de travail, alors que cette volonté a été beaucoup moins affirmée à l’usine de Kénogami, où la direction a mobilisé beaucoup moins de ressources pour mettre en place les équipes de travail. Compte tenu de la forte réticence des responsables syndicaux locaux à s’engager dans une coopération avec l’employeur pour mettre en place des mesures susceptibles d’améliorer la productivité de l’usine, la direction locale de l’usine a utilisé son pouvoir relatif pour imposer unilatéralement les changements organisationnels recherchés.

Le pouvoir syndical a aussi une influence sur l’intensité de la coopération. Au moment de notre étude, les représentants syndicaux de l’usine de Kénogami étaient non seulement démotivés, mais également affaiblis dans leur rapport de pouvoir avec l’employeur, du fait de l’absence d’investissements importants au cours des dix dernières années. Cette absence d’investissements mettait les représentants syndicaux de Kénogami sur la défensive face à un employeur qui pouvait mettre en compétition ses établissements en appui à sa stratégie de restructuration. Après plusieurs années de sacrifices, il était difficile pour eux de proposer à leurs membres de concéder plus de flexibilité fonctionnelle à l’employeur sans la garantie ferme d’un investissement

majeur. Nos entretiens et discussions informelles avec les représentants syndicaux de l’usine de Kénogami font ressortir une démobilisation latente face à la direction corporative et une vision attentiste et à court terme, puisqu’ils ne pouvaient envisager un avenir meilleur sans un investissement majeur dans la modernisation de leur usine. Par contre, les représentants syndicaux de l’usine d’Alma ont clairement exprimé leur volonté d’établir leur usine dotée de nouveaux investissements dans une position stratégique pour l’avenir et de poursuivre la coopération patronale-syndicale afin d’améliorer la sécurité d’emploi de leurs membres. Selon Bourque et Rioux (2001), le pouvoir syndical repose sur deux dimensions : la capacité d’imposer ses exigences et la capacité d’influencer les décisions de l’autre partie. Alors que les représentants syndicaux de l’usine de Kénogami se sont positionnés en mode défensif dans un contexte où leur pouvoir relatif face à l’employeur était faible, l’approche plus coopérative mise de l’avant par les représentants syndicaux de l’usine d’Alma illustre bien la capacité qu’a un syndicat local d’influencer la gestion.

L’analyse des différentes variables qui influencent selon Cooke (1990) l’intensité de la coopération montre que les conditions d’émergence et de maintien de la coopération patronale-syndicale étaient plus favorables à l’usine d’Alma qu’à celle de Kénogami. Il n’est donc pas étonnant que parmi les huit (8) indicateurs empiriques de notre variable indépendante « coopération patronale-syndicale », sept (7) d’entre eux confirment une intensité plus élevée de la coopération patronale-syndicale à l’usine d’Alma en comparaison des résultats obtenus pour l’usine de Kénogami. Cette forte coopération patronale-syndicale à l’usine d’Alma a contribué à l’amélioration des relations patronales-syndicales, l’employeur et le syndicat étant parvenus à délimiter les zones où la convergence de leurs intérêts permet un partage de responsabilités (amélioration continue, qualité du produit, carnet de commandes, réduction des coûts de production et climat de travail) et les zones où les intérêts divergents des parties imposent une action indépendante, tant pour la partie syndicale (défense des accidentés du travail et procédure de règlement des griefs) que pour la partie patronale (embauche des cadres et gestion médico-légale). Dans les zones d’intérêts communs des parties, l’employeur peut recourir aux conseils des représentants syndicaux pour améliorer le rendement

organisationnel, mais aussi pour régler des problèmes de gestion courante. Ainsi, lors de notre entretien avec un représentant syndical de l’usine d’Alma, le directeur des ressources humaines s’est présenté à la salle mise à notre disposition, afin d’exposer à notre interlocuteur un problème d’immatriculation des camions remorques. Celui-ci a immédiatement contacté un vice-président du syndicat, et les deux dirigeants syndicaux ainsi que le directeur de l’usine ont trouvé une solution temporaire, afin d’assurer la sécurité des employés concernés. Ces activités quotidiennes de coopération patronale-syndicale ont un effet de renforcement de celle-ci.

Le modèle de Cooke (1990) permet d’expliquer, selon nous, la réalité que nous avons observée, puisque cette combinaison de facteurs (pouvoir du syndicat et de l’employeur, structures de coopération et contraintes organisationnelles) a eu une influence beaucoup plus marquée sur l’intensité de la coopération patronale-syndicale à l’usine d’Alma qu’à l’usine de Kénogami. Cette forte intensité de la coopération à l’usine d’Alma a eu un impact important sur les relations patronales-syndicales et sur le rendement organisationnel de l’usine, ce qui a incité le siège social de l’entreprise à consacrer un investissement majeur à la modernisation de l’usine. La validité du modèle de Cooke (1990) pour rendre compte de la relation positive entre l’intensité de la coopération patronale-syndicale, le rendement organisationnel et le degré d’engagement des membres des équipes de travail est également démontrée par l’étude de Frost (2000) comparant deux usines métallurgiques au Canada et aux États-Unis. Le modèle de Cooke (1990) n’établit pas théoriquement de lien entre l’intensité de la coopération patronale-syndicale et l’autonomie des équipes de travail, mais nous soutenons, à l’instar de plusieurs auteurs (Applebaum et Batt, 1994 ; Cohen-Rosenthatl et Burton, 1993 ; Frost, 2000), que le degré d’autonomie des équipes de travail est une dimension de la performance organisationnelle.