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Actants et énonciateur réel

4.2. Transposition des actants

4.2.3. Modèle complet

Nos deux analogies et leurs transpositions convoquant les mêmes actants, nous proposons ici de les articuler dans un modèle complet résumé dans le Tableau 8. La transposition de l'utilisateur au sein de l'analogie simple sera encadrée par deux transpositions de ce même utilisateur au sein de l'analogie revisitée. Ainsi, les transpositions des actants entre serious game et cinéma documentaire s'étageront non pas sur une chaine, mais sur trois, potentiellement enchâssées. Elles nous permettront de préciser le possible cumul des postures, et plus largement d'envisager l'imbrication de couches fictionnelles et documentaires. Le tableau ci-dessous sera commenté dans les deux sous-sections.

4.2.3.1. Récursivité

Les trois chaines enchâssées soulignent la place centrale de l'utilisateur qui peut occuper – voire cumuler – les postures de spectateur, filmeur et filmé. Qui plus est, on notera qu'il peut être doublement spectateur : au niveau de l'analogie simple comme récepteur d'une diffusion et au niveau de l'analogie revisitée comme spectateur de ses propres actions ou choix (replay, débrief, analyse métacognitive, etc.). Concernant le

concepteur, l'illustration précise qu'il pourra endosser la posture de filmeur à deux reprises : d'une part au sein de l'analogie simple pour mettre à disposition des indices du

réel ou sa propre expérience ; d'autre part au sein de l'analogie revisitée pour observer l'interaction de l'utilisateur. Enfin, il occupe la posture de filmé, sujet de sa propre mise en scène et sujet de l'exploration de l'utilisateur-filmeur. En somme, l'ensemble des transpositions permet d'envisager la place de l'utilisateur et celle du concepteur de manière enchâssée (empilement des chaines) et potentiellement récursive (visionnage différé et boucles rétroactives) au sein d'un modèle intégral. On retrouve avec la récursivité une idée familière exposée précédemment pour le cinéma où la restitution du film en cours de fabrication Chronique d'un été a été réinjectée dans le film définitif (cf. 1.2.2.4).

Autre type de récursivité, il s'agit alors de savoir qui est à l'origine de l'objet documentaire. Nous avons vu en Partie 1.3.4.2 que la construction d'un "je-origine réel" entérine une

lecture documentarisante. Nous avons indiqué par ailleurs que le rôle du concepteur-filmeur est d'induire cet énonciateur réel. Par ailleurs, l'énonciateur réel pouvant être construit comme la figure du concepteur lui-même, une logique circulaire se met en place, déjà formulée par Rehm (2006) pour le documentaire "linéaire" : "ce personnage d'auteur s'incarne et s'appuie, s'autorise donc, proprement, sur le réel qu'il ordonne. […] L'auteur du documentaire est cette fiction que le réel, dont il a la charge, a pour charge d'avérer" (p. 51). La phrase est éminemment métaleptique – au sens de boucle étrange – et laisse entendre à nouveau que la construction de l'objet documentaire tient tout autant au moment de la production qu'à celui de la réception. Nous reviendrons sur ce principe aux points 4.3.2.2.b et 5.6.1.1.c. Pour l'heure, en soulignant la récursivité des postures, notre modèle précise qu'elles ne sont pas exclusives et peuvent se cumuler, se conjuguer entre elles, plutôt que se succéder ou alterner.

4.2.3.2. Entre fiction et documentaire

Parallèlement, l'enchâssement des trois chaines d'actants répond à une question qui se pose au cinéma depuis ses débuts. Niney (2009) la formule ainsi pour le cinéma : " Peut-on imaginer un film, qui ne serait ni un faux documentaire ni nPeut-on plus une fictiPeut-on, mais à la fois un documentaire et une fiction, un film dont on ne pourrait décider s'il est l'un ou l'autre parce qu'il serait les deux à la fois ?" (p. 165). Niney soumettait alors en guise de réponse l'exemple du film Salaam Cinema (1995) 120 pour lequel le réalisateur Mohsen Makhmalbaf tourna un film documentaire sous couvert d'auditionner des figurants pour tourner ensuite un film de fiction : le film achevé est constitué du vrai-faux casting, sans tournage additionnel. Selon Niney, la question de savoir si ce casting est ou non une

feintise ludique partagée est invalidée : "le casting est feint puisque Makhmalbaf ne fera pas de film [de fiction] avec ces gens ; il est vrai puisque le film c'est la performance même du casting" (p. 166). Niney précisait alors que l'indécidabilité tient au fait que le film réussit à se mettre en boucle, d'une part en confondant la réalité de la captation et son prétexte (faire une fiction), d'autre part en s'appliquant le principe de l'autoréférentialité. Or, ces deux points se retrouvent dans notre modèle. Premièrement, les traces du réel de premier ordre ne sont plus seulement captées lors de la production (cf. 4.2.1.2.a), mais aussi potentiellement récupérées lors de l'actualisation du jeu (cf. 4.2.2.2). De la sorte, si le concepteur ne peut pas ou ne souhaite pas établir une relation causale au monde historique entendu comme "avoir été là" lors de la création du jeu, il peut toujours opter pour un dispositif qui considère la réalité présente de son utilisateur. À la manière du film Salaam Cinema, la conséquence est de pouvoir proposer une base fictionnelle sur laquelle s'appuie un dispositif documentaire. Le serious game ne sera – a minima avec cette configuration – ni un faux jeu documentaire, ni une fiction vidéoludique. Le second point revient sur la récursivité des postures, les rétroactions dont il a été question précédemment, avec ses opportunités et ses limites.

120 http://www.imdb.com/title/tt0114329/ [consulté le 14 novembre 2012]