• Aucun résultat trouvé

1.3. Autoriser l'analogie

1.3.1. Documentaire interactif et ludique ?

Les théories exposées plus haut pour le cinéma (cf. 1.2.2) trouvent des échos dans un champ d'études récent, celui du "documentaire interactif" (autrement appelé "i-doc") et plus particulièrement dans sa sous-catégorie ludique dite docu-game (pour “documentary computer game” ou "documentary videogame") 23. En première approximation, nous nous réfèrerons au documentaire interactif entendu comme "tout documentaire qui utilise l'interactivité comme un élément essentiel de son mécanisme d'exécution" (Galloway D. et

23 Ces deux termes se dégagent plus nettement au sein d'un domaine dont les terminologies sont nombreuses : "docs, cross-platform docs, trans-media docs, alternate realities docs, web-native docs" (Gaudenzi, 2012), ou encore de "interactive 3-dimensional documentary" (Dankert et Wille, 2001). Les deux termes retenus sont davantage décrits dans la littérature et recoupent plus particulièrement notre étude. La hiérarchie i-doc / docu-game donnée ici tient à notre lecture.

al., 2007, p. 330), "luttant pour la factualité et la documentarisation” afin d'exposer les joueurs à des évènements et des lieux qui resteraient inaccessibles autrement" (Raessens, 2006, p. 215) ; nous utiliserons aussi la description plus englobante de Gaudenzi (2012), qui conçoit le "documentaire interactif" à la jonction d'un médium et d'une démarche, irréductible à l'un d'eux : "ce n'est pas le fait d'être digital – ce qui lui donne une forme spécifique – ce n'est pas non plus le fait de documenter, mais le fait de documenter d'une manière interactive" (2009, p. 8). Les propositions qui se rattachent à ce champ sont diverses, d'un point de vue théorique et pragmatique. Elles mettent l'accent tantôt sur l'extension de typologies existantes pour englober de nouvelles formes (Dankert et Wille, 2001 ; Galloway D. et al., 2007), tantôt sur la rupture occasionnée par l'interactivité pour renouveler l'ambition documentaire (Almeida et Alvelos, 2010), l'une n'excluant pas l'autre (Bogost et Poremba, 2008 ; Poremba, 2011). La constante de ces propositions est de travailler les notions héritées du cinéma documentaire, ce qui nous permet de renseigner les implications liées au changement de médium. Si la conjonction "docu" et "game" peut (encore) surprendre, nous lèverons rapidement ce paradoxe apparent pour nous concentrer ensuite essentiellement sur le réalisme et l'indicialité.

Si au demeurant la dimension ludique n'est pas nécessairement abordée pour les "documentaires interactifs" – ceux-ci pouvant être essentiellement composés d'images réelles (Ursu et al., 2009) et donc éloignés du matériau vidéoludique –, et qu'elle n'est pas nécessairement traitée pour le jeu vidéo documentaire – le sujet est évoqué comme une ouverture en dernière page de la thèse de Poremba (2011) –, gageons qu'elle est toujours plus ou moins à l'œuvre au sens large dans le documentaire et par là dans ses formes interactives. Nous allons revenir sur ce point, mais posons avant cela quelques jalons. D'un point de vue pragmatique, Raessens (2006) atteste a minima de cette dimension ludique pour le docu-game qu'il considère comme une sous-partie du serious game : d'une part le

docu-game "documente" rigoureusement des faits en les reconstituant d'une manière ludique ; d'autre part ses finalités s'écartent du simple divertissement. Après quoi les docu-games évoqués par les différents auteurs se partagent en deux catégories qui rappellent la définition du serious gaming (cf. 1.2.1.1) : ceux expressément réalisés avec l'intention de documenter par le jeu un fait social ou historique bien souvent traumatique, tel que JFK

Reloaded (2004) et 9-11 Survivor (2003) 24 ; et ceux issus de productions vidéoludiques commerciales qui sont alors reprises et étudiées pour leur capacité à reconstituer des faits ou ambiances historiques, tels que les Medal of Honor (2003 ; 2004) 25 ou Brothers in Arms (2005) 26. Dans un cas, les productions sont marginales et en recul depuis quelques années, de l'ordre de la critique sociale ou historique ; dans l'autre elles se voient conférer une dimension documentaire là où elles cherchaient avant tout le divertissement et une forte dimension immersive à travers le réalisme. Si les docu-games sont une sous-catégorie de serious games, nous soulignons pour tous ces exemples une utilité et des publics très éloignés de ceux qui nous concernent (Amato, 2011, p. 4), ainsi qu'une utilisation très variable de la composante ludique qui ne permet pas d'établir a priori de correspondance sur ce point ; notons simplement que la composante jeu n'est pas antinomique du documentaire. Raessens (2006) examinant les conclusions de Renov (1993) pour qui les styles des films documentaires sont historiquement et idéologiquement dépendants ne voit d'ailleurs pas d'opposition à l'idée que le jeu puisse devenir un jour une de ses catégories à part entière. Lioult (2004) mentionne de la même manière pour le film "[qu']il n'y a pas d'obstacle majeur à envisager des stratégies de feintise mesurée, consistant à adopter des types de production de simulacres habituellement associés au mode ludique ou fictif, tout en conservant la finalité sérieuse des modes authentifiants" (p. 153).

Ainsi, la perspective d'une reconnaissance culturelle du docu-game ne doit pas faire oublier que la rencontre des termes "jeu" et "documentaire" est bien antérieure au support informatique. On dira qu'elle est consubstantielle au documentaire, liée aux principes de la représentation filmique depuis ses origines et particulièrement saillante dans le mode réflexif (cf. 1.2.2.3.c). Selon les définitions qui précèdent, il n'y a donc pas fondamentalement de contradiction ou d'oxymore dans les termes docu-game, pas davantage que dans "serious game" 27. La Partie 2 reviendra sur cette composante ludique

24 Voir Raessens (2006) pour une description de ces jeux concernant respectivement l'assassinat de Kennedy en 1963 et l'effondrement des tours lors du 11 septembre 2001.

25 Voir Fullerton (2005) pour une description phénoménologique de ce jeu. 26 Voir Galloway D. et al. (2007)

27 Si contradiction il y a pour "serious game", elle est imputable à une "modernité rationnalisante" (Schmol, 2011, p. 16) ou à l'intention de faire valoir une pseudo "radicale nouveauté" dans un "trouble séducteur" (Amato, 2011, p. 13-14).

du documentaire et son caractère intrinsèque à travers une figure de style qu'il déploie couramment.