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Actants et énonciateur réel

4.2. Transposition des actants

4.2.1. Analogie simple

L'analogie simple illustre la manière la plus directe par laquelle le serious game

devient "dispositif" documentaire. Nous le considèrerons ici pour sa capacité à diffuser ou générer des images, plus ou moins interactives, qu'elles proviennent d'une captation ou d'une modélisation (images de synthèse). Cette analogie engage au moins trois transpositions et nous détaillerons particulièrement la troisième concernant le filmé.

Tableau 5. Chaine des actants du serious game dans l'analogie simple, axée diffusion

4.2.1.1. Concepteur-filmeur et utilisateur-spectateur

Les deux premières transpositions tombent sous le sens et nous les avions déjà précisées d'emblée (cf. 1.2.3.1.b). Premièrement, l'intervention créatrice du cinéaste s'apparente pour le serious game au travail du concepteur – ou d'une équipe de conception – que nous résumons de manière générique sous la conjonction concepteur-filmeur. Dans la même veine, l'utilisateur prend la posture d'un spectateur (utilisateur-spectateur). Sur le versant serious game, il se met en phase avec une "intention initiale" qui vise à "combiner à la fois des aspects sérieux (Serious) […] avec des ressorts ludiques issus du jeu vidéo (Game)" (Alvarez, 2007, p. 35). Il est intéressant de relever qu'Alvarez fait évoluer sa définition entre les pages 9 et 35 pour passer du terme "objectif" à celui "d'intention" afin de souligner la place laissée à l'arbitrage de l'utilisateur (cf. 1.3.4.3). Sur le versant documentaire et suivant l'approche sémio-pragmatique, l'utilisateur-spectateur est traversé des contraintes de l'espace de communication qui l'amènent à reconnaitre l'intention du

d'une "intention spécifique" qui donnera à l'objet le trait documentaire "que son auteur a d'emblée voulu tel" (Lioult, 2004, p. 153).

4.2.1.2. Filmé-filmé et concepteur-filmé

La posture du filmé est diversement endossée selon que le serious game intègre ou non une captation de réel de premier ordre. Pour bien comprendre, revenons un instant sur le cinéma de Flaherty (cf. 1.2.2.3.b). Le cinéaste est en effet considéré comme étant le premier à avoir conjugué les rôles a priori paradoxaux du documentariste en proposant de respecter l'intégrité du réel tout en l'ordonnant. Pour cela comme dit Grierson, "[le documentariste] doit maitriser son matériau sur place, et se le rendre familier pour le mettre en ordre. Flaherty s'y immerge pendant un an, voire deux. Il vit avec ses personnages jusqu'à pouvoir raconter l'histoire comme si elle venait de lui" (Guynn, 2001, p. 25). Même si les durées ne sont pas comparables et que la relation n'est pas aussi intime, le concepteur-filmeur pratique lui aussi l'immersion de manière anthropologique et devient le passeur respectueux d'un matériau qui se "[réfère] à des significations et à des structures déjà inhérentes au réel" (idem). D'un autre côté, il ordonne nécessairement ce matériau pour bâtir l'artefact, potentiellement jusqu'à construire l'artefact sur sa seule expérience. Ces deux directions (passeur ou bâtisseur) ouvrent deux premières réassignations pour occuper la posture du filmé : selon qu'il a ou non une captation du réel de premier ordre, la posture du filmé sera non réaffectée (filmé→filmé type 1), ou occupée par le concepteur lui-même (concepteur→filmé type 2) – avant de développer, précisons dans ce cas qu'il ne s'agira pas de "filmer" au sens propre le concepteur, mais de le considérer origine de l'objet documentaire.

a. Filmé type 1

Dans le cas d'une captation amont – c'est-à-dire une captation lors de la production de l'artefact –, le filmé type 1 représente une ou plusieurs personnes réelles dont les traits principaux ont été enregistrés par au moins un des moyens référentiels discutés (cf. 1.3.3.2.a). C'est le cas des serious games Premiers combats (2011) 109 et I am playr

(2010) 110 qui alternent séquences vidéo et scènes interactives en vue subjective (cf. Figure

109 http://www.premierscombats.com/index.php/trailer/ [consulté le 14 novembre 2012]

32). L'univers de Premiers combats se déroule dans le contexte sportif de la boxe pour sensibiliser la cible des jeunes apprentis aux risques encourus par la prise de drogues et d'alcool, là où I am playr prend place dans le monde du football pour faire vivre l'expérience d'un footballeur professionnel. Dans les deux cas, il s'agit de découvrir un environnement et une nouvelle réalité, dans laquelle les filmés sont l'enseignant ou l'entraineur, les nouveaux camarades, etc.

Figure 32. Premiers combats (2011) [haut] et I am playr (2010) [bas]

Le serious game SecretCAM handicap (2011) 111 procède de manière similaire. Touchant cette fois le monde de l'entreprise, il facilite l'intégration de collaborateurs en situation de handicap en demandant aux utilisateurs en poste de porter un regard sur leurs propres préjugés. Les filmés sont dans ce cas des collègues fictifs dont les conversations sont volées à travers des webcams piratées (cf. Figure 33). Si, dans ces exemples, la vidéo prend une place importante, elle ne couvre toutefois pas la durée totale des jeux. Les phases interactives qui alternent, basées sur des images infographiques, peuvent-elles s'inscrire dans le filmé type 1 ? En tant que "reproduction" du réel, ce filmé type 1 demande aux images du serious game d'être photographiques pour renvoyer au réel. À défaut l'image générée devra donc être l'illusion d'une image photographique renvoyant elle-même au réel. Dans le cas contraire, l'image infographique devra pouvoir bénéficier d'un transfert phénoménologique issu des matériaux référentiels pour être entendue elle aussi comme filmé type 1 (cf. 1.3.3.2.b).

Figure 33. SecretCAM handicap (2011)

111 http://www.seriousgamesecretcam2.fr/ [consulté le 15 avril 2013]

Si l'utilisation d'une captation est parfois jugée restrictive au sein des docu-games (Bogost et Poremba, 2008), nous noterons néanmoins qu'elles donnent lieu à de nombreuses productions et une forte reconnaissance à travers la remise de prix professionnels 112. Au-delà du serious game à strictement parler, Poremba (2011) donne des exemples de docu-games "l'intégration indicielle repose généralement sur l'intégration de médias enregistrés ; comme l'audio (par exemple, une musique de David Koresh apparait dans le niveau C du jeu Waco Resurrection), ou des photographies (qui apparaissent dans des jeux comme Brothers in Arms : Road to Hill 30, et Global Conflicts : Palestine)" (p. 51). C'est également le format de prédilection pour les productions de Will interactiv 113 ou encore de nombreux newsgames 114 tels que On the Ground Reporter : Darfour (2010),

Inside the Haiti Earthquake (2010), Homeland Guantanamo (2008). Enfin, c'est un format communément utilisé pour le documentaire interactif dont Gaudenzi (2012) dresse une liste avec "Gaza Sderot : Life in Spite of Everything (2008), Journey to the End of Coal (2009), The Virtual Revolution (2009), Prison Valley (2010), Life in a Day (2010) and Beyond 9/11 (2011)" (p. 2), à laquelle nous pourrions encore ajouter Bear71 (2012) 115

produit par the National Film Board of Canada. b. Filmé type 2

En l'absence de captation amont, la posture de filmé est à réattribuer dans une démarche qui s'appuie alors essentiellement sur un travail de réflexion. Nous nous référons ici aux "documentaires de réflexion" selon Gauthier et l'analyse qu'en livre Kilborne (2008) : pour ces films, "il y a prédominance […] de la démonstration ou du point de vue de l'auteur sur l'expérience de la saisie du réel" (p. 105). Gauthier est cité pour souligner que "Le projet dans ce cas organise le film, puise dans une matière disponible sans faire du tournage un préalable […]. Par le biais de son film-laboratoire, le documentariste de réflexion illustre son propos" (Kilborne, 2008, p. 237). Pour le serious game, cela implique que la matière disponible est rassemblée et mise en forme dans un modèle pour "reconstituer" le réel à travers l'interactivité (cf. 1.3.3.2.c). L'artefact repose alors sur le

112 Par exemple, le serious gamePremiers combats a été récompensé du prix de l'innovation lors de l'évènement international Serious Game Expo 2011 et I am playr a été nommé à multiples reprises, notamment au BAFTA Video Game Award et aux Cannes Lions Awards.

113 http://willinteractive.com/products [consulté le 15 novembre 2012]

114 http://www.gamesforchange.org/game_categories/newsgames/ [consulté le 15 novembre 2012]

point de vue du concepteur, son vécu et la base de connaissances qu'il aura constituée ou récupérée. En plus d'illustrer un propos par l'image comme le relève ci-dessus Kilborne, l'architecture du jeu est largement orientée par lui. Ce rôle de premier plan donne lieu à un

concepteur-filmé, au sens où il s'expose à travers l'objet documentaire. Son regard, voire son idéologie, est déposé en tant qu'interactivité intentionnelle (cf. 1.2.1.1) et constitue l'expérience du jeu : le discours, les personnages et la finitude d'actions parlent à travers lui comme l'éventail des interactions interpersonnelles qu'il aura rencontrées ou documentées. À la manière de Lioult (2004) qui décrit les cinéastes du mode réflexif comme pouvant être "à la fois auteur et personnage" (p. 109), le concepteur peut occuper ici deux postures simultanées, filmeur et filmé. Tous les serious games à base d'images de synthèse dont la portée se veut documentaire correspondront a minima à cette proposition. Ce filmé type 2

sera donc présent, plus ou moins visible, et se cumulera le cas échéant au filmé type 1. Précisons si besoin qu'il ne s'agit pas de mettre le concepteur-filmé à l'image, mais plutôt que le filmé dérive de "l'image" que le concepteur se fait d'une situation donnée. Un exemple approchant est le projet TBI-SIM (Traumatic Brain Injury SIMulation, 2012) 116, simulation qui vient compléter les outils pour accompagner les enfants dont l'un des proches (parent ou fratrie) subirait les séquelles d'un accident neurologique. Cette simulation de relations interpersonnelles a été conçue pour les aider à développer leurs aptitudes à s'adapter psychologiquement aux réactions de la personne affectée (cf. Figure 34). Pour écrire situation et dialogues, les auteurs ont procédé à une consultation basée sur des entretiens individuels et des groupes de discussion auprès des jeunes et des parents non lésés, des prestataires de services et des associations régionales. À l'issue, les auteurs ont restitué cette expérience dans l'écriture des règles pour générer l'ensemble de la situation, des textes et de la tension narrative.

Figure 34. TBI-SIM (2012)

Avec le filmé type 2, la dimension auteur prend son sens, non pas comme instance démiurgique régissant la fiction, mais comme dialectique guidant l'utilisateur dans des

116 http://tecfa.unige.ch/tecfa/research/tbisim/ [consulté le 15 avril 2013]

allers-retours entre le dispositif et son rapport au monde réel. Pour revenir à notre note introductive et la démarche novatrice qu'avait définie Flaherty (cf. 4.2.1.2), le concepteur-filmé qui en découle englobe non seulement Flaherty, mais Nanouk avec lui : le

concepteur-filmé offre une "mise en scène" du réel (Niney, 2009, p. 39). Que sa présence ne soit pas pleinement identifiable par l'utilisateur ou qu'il reste anonyme n'est pas rédhibitoire pour cette transposition, car la sémio-pragmatique permet d'envisager que la simple perception d'une intervention, aussi minimaliste soit-elle et à quelque niveau qu'elle soit, pose un cadre communicationnel et déclenche la construction d'une figure "concepteur" (cf. 1.3.4.2.a).

4.2.1.3.Anthropomorphisme du filmé

Cette analogie simple a souligné la capacité du serious game à constituer un dispositif orienté "diffusion" – quand bien même le terme "génération" sied davantage au médium. Nous avons vu que la chaine des actants filmé/filmeur/spectateur se résume par

filmé_type1ou2/concepteur/utilisateur. En tenant compte de notre périmètre (cf. 1.2.3.1.b), le premier maillon filmé est nécessairement représenté à l'image par une ou plusieurs instances. L'analogie au cinéma permet de retrouver le principe d'une mise en scène dialectique ou réflexive : dialectique entre filmés (échanges verbaux dans une discussion par exemple, que les filmés aient conscience ou non d'une captation.), entre filmeur et filmé

(complicité à travers des regards notamment) ; ou mise en scène réflexive du filmeur en direction de son spectateur (monologue intérieur, exercice introspectif, exposition d'une situation). Dans ce dernier cas, un seul protagoniste à l'écran suffit, utilisant plus ou moins de traces indicielles (cf. 1.3.3.2.a). Nous considérons qu'il sera soit filmé et inclus dans une séquence vidéo – à la manière de Moore (cf. Figure 30, p. 155) –, soit modélisé en images de synthèse – se rapprochant alors des personnages "compagnon" ou "coach" souvent présents pour accueillir ou guider l'utilisateur.

4.2.1.4. Limite de l'autoréférentialité

Arrivés à ce point, il nous faut décrire la limite potentielle de l'analogie simple, car les serious games ayant recours à la modélisation et plus largement ceux faisant massivement intervenir un concepteur-filmé nous ramènent à la problématique de l'autoréférentialité discutée pour le cinéma (cf. 1.2.2.3.c). Resituons-la : suivant les modes

filmeur par le réel et l'asservissement du filmé par le filmeur. Le filmé au cinéma étant nécessairement une partie du réel, nous considérons les deux asservissements antagonistes. Le premier cas relèvera du point suivant. Concernant le second cas, rappelons que les paroles et actions du filmé peuvent être récupérées par le filmeur pour soutenir son propos et son argumentation. C'est particulièrement le cas du mode exposition (cf. 1.2.2.3.a) et pour ainsi dire, il n'y a plus qu'un pas avant de qualifier le filmé "d'avatar". Le mode

réflexif avait résolu en partie "certains problèmes éthiques liés à la participation d'acteurs sociaux" (Nichols, 1991, p. 58) en permettant au spectateur de juger en partie des manipulations opérées par le filmeur (cf. 1.2.2.3.c). Pour le serious game, la modélisation et la transposition concepteur-filmé résolvent à leur tour le problème éthique en ayant recours à des archétypes ou des synthèses de personnages plutôt qu'à la manipulation de personnes réelles. Mais c'est à ce niveau que se pose une nouvelle limite, car le dispositif ne peut plus prétendre à la même référentialité. Le plus grand risque est alors que le

concepteur-filmeur se contenter de sa propre réalité, qu'il décide de se "substituer au monde, [de faire] retour et retraite sur lui-même" (Rehm, 2006, p. 53). En se coupant ainsi de toute dimension sociale ou historique, le filmé ne bénéficie plus d'interaction lors de la production de l'artefact. Pour reprendre l'exemple de TBI-SIM, les entretiens n'auraient pas eu lieu et l'auteur Urs Richle aurait écrit les dialogues sans interaction avec le réel (familles et institutions), sans ancrer ses mots dans une réalité socialement partagée. Il ne s'agit pas ici de savoir si l'artefact peut malgré tout être documentaire, car cette question a trouvé une réponse affirmative avec la sémio-pragmatique (cf. 1.3.4). Il s'agit en revanche d'envisager sa portée documentaire, sa documentarité (cf. 1.3.4.2.a), ou, au contraire, son infécondité : "le documentariste (sauf en cas d'autobiografilm, genre bâtard par excellence car documentant une auto-fabulation) élabore une réflexion sur le monde avec ou à travers les réflexions des autres, les images des autres et à travers le miroir des institutions qui les lient à nous ou nous en séparent" (Niney, 2009, p. 25). Leblanc (1997b) remarquait lui aussi la nécessité de cette interaction en poussant la logique du "documentaire de création" à son paroxysme afin de nuancer le rôle de la subjectivité du filmeur : "Trop de films proposent […] davantage d'informations sur le monde subjectif de leur auteur que sur le monde extérieur avec lequel il est supposé interagir. S'il est exact qu'aucune réalité n'existe indépendamment de celui qui l'observe et la modifie aussi peu que ce soit par son intervention, il serait dangereux que cette constatation aboutisse à un relativisme généralisé du type “à chacun sa vérité !”" (p. 158). Pour que l'analogie simple fonctionne et pour revenir aux conseils de Lucy Bradshaw (Leigh, 2012) qui encourage les

concepteurs à se rapprocher des documentaristes (cf. 1.1), cette première partie de notre modèle recommande plus encore aux concepteurs de ne jamais se couper de la "réalité" qu'ils doivent "documenter" 117.