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3. ETAT DES LIEUX : LES APPROCHES SOCIO-ANTHROPOLOGIQUES DES

3.5 UNE APPROCHE COMPREHENSIVE DES COMPORTEMENTS DE MOBILITE

3.5.5 Mobilité et « automobilité »

Nous avons constaté que la part modale des transports individuels motorisés n’a cessé de croître. Elle est à l’origine de la congestion des réseaux routiers qui suscite la demande de recherche en vue de détourner ces pratiques, et d’initier le « report modal ».

La compréhension des attitudes des usagers et des choix qu’ils formulent suppose de prendre en compte un ensemble de facteurs qui dépasse les questions de desserte et la conceptualisation en termes de « rationalité économique ».

Plusieurs raisons sont généralement avancées, qui justifient l'engouement pour l’automobile.

Les voici résumées : « L’utilisation de la voiture donne à son conducteur l’impression de maîtriser ses déplacements. Il ne dépend d’aucune contrainte extérieure, du moins il en a le sentiment, il peut choisir son heure, son itinéraire. Si le temps du déplacement peut être aussi long, la voiture participe de ce principe d’autonomie qui apparaît de plus en plus comme une nouvelle norme sociale organisant les comportements »19.

Kaufmann a construit une typologie des choix modaux qui distingue trois catégories d’usagers : les usagers de modes de transport écomobiles, les automobilistes et les usagers multimodaux. Il s’est penché sur les logiques qui guident leurs comportements modaux respectifs, et a mis en lumière différentes rationalités sous-jacentes aux pratiques modales : l’usage par réflexe, par calcul rationnel de l’offre, par contrainte (faute de moyens, obligation à emprunter les transports en commun), par prédisposition (attirance pour les transports en commun), par choix idéologique et un dernier type, les sédentaires, qui se caractérisent par une qualification négative de tous les modes de transport (Kaufmann, 2001).

Cette typologie prend sens en fonction de contraintes spatio-temporelles (contexte résidentiel, tensions spatio-temporelles au quotidien), de ressources économiques et en fonction d’impératifs de distinction sociale. Comme toute typologie, elle n’est pas unidimen-sionnelle, et les personnes peuvent se trouver à la limite ou à la combinaison de deux types tout comme un ménage peut bien sur être composé d’individus relevant de types contrastés.

Son intérêt est de mettre l’accent sur la multitude des modes de pensée qui peuvent justifier des pratiques modales.

Certains auteurs développent, sur l’usage généralisé de l’automobile, des réflexions qui mettent en cause des conditions d’ordre structurel. Sur un plan diachronique, rappelons que l’espace s’est progressivement construit selon les contraintes de l’automobile (Bellanger, Marzloff, 1996). L’équipement autoroutier interurbain (voies d’accès et parkings monumen-taux) a favorisé en retour l’utilisation intraurbaine de la voiture. Celle-ci se constitue dans un même temps comme seul moyen d’alléger les contraintes imposées par la découpe fordiste-parcellaire du territoire, que nous avons abordée plus haut. Ainsi, outre les aspects individuels qui la favorisent, des logiques institutionnelles sont à l’œuvre pour conditionner l’usage de la voiture individuelle : la ville éclatée, spatio-temporellement compartimentée, rend la voiture nécessaire. Elle devient « la » norme modale de transport, en vertu de laquelle la plupart des installations sont pensées (Juan, 1997). « Développement du réseau routier, coût relativement faible de la mobilité individuelle et développement insuffisant du réseau des transports en commun dans les zones périurbaines ont renforcé la part modale de la voiture ; le relâchement des contraintes de mobilité qui y est lié a renforcé le mouvement de péri urbanisation de l’habitat et des activités » (Mérenne-Schoumaker ss.dir : 2001).

Il ne faut donc pas omettre d’insister sur le fait que les modes de transport répondent à une morphologie globale de l’espace et à une situation sociale, alors que la forme de la mobilité est liée aux dispositions (capacités, statut) et aux genres de vie des acteurs (Juan, 1997).

Au niveau symbolique, la voiture est rapidement devenue l’emblème d’une idéologie libératrice, symbole d’indépendance, de mobilité personnelle et de sociabilité choisie (Debaise, Zitouni ; 2001). Sa diffusion, dans les années‘40, initiée par les usines Ford, s’accompagne d’une idéologie égalisatrice (Kaufmann, 2001). Elle incarne la concrétisation d’un rêve : vaincre l’espace-temps et circuler sans entrave (CERTU, 2001).

Dans un contexte d’individualisme croissant, la voiture procure l’illusion d’une maîtrise individuelle du temps et de l’espace, vecteur d’autonomie. Symbole de liberté, le permis de conduire s’apparente actuellement à un rite de passage à l’âge adulte, un passeport pour l’indépendance.

Progressivement, elle se connote et rejoint les signes d’appartenance sociale : l’usage de la voiture est un révélateur, un marqueur social. De la même manière que le prêt-à-porter, à travers son automobile, l’individu affiche un style de vie, affirme son identité.

Le concept d’« usager captif », nuance cette perception de la voiture-liberté : la mobilité quotidienne peut n’être pensée qu’en fonction de la voiture, sans aucune alternative envisageable. Elle devient alors limitative, l’entierté des activités structurant la vie quotidienne dépendant de l’accessibilité des lieux à l’automobile et excluant ceux qui ne répondent pas à cet impératif.

Ne pas posséder d’automobile quand on en a les moyens revient également à affirmer un statut, un style de vie. L’usage des transports en commun et d’autres modes écomobiles permet par exemple l’affirmation d’une sensibilité à l’écologie.

Il serait instructif d’approfondir la question des représentations sociales différenciées des transports en commun et de la voiture particulière. Les premiers semblent marqués par une représentation en creux : contraignants, inefficaces, on les décrit comme lents par opposition à la voiture, toujours plus rapide (même si l’on sait qu’il est faux d’avancer brutalement que la voiture fait gagner du temps).

Symboliquement, la voiture constitue une extension matérielle et urbaine du chez-soi, une domesticité circulante. C’est l’idée du « cocon baladeur » (Bellanger, Marzloff ;1996). Le bus, par contre, suppose des interactions minimales entre étrangers, résultant de l’entassement d’un grand nombre de personnes dans un espace limité (Juan, 1997).

Certaines justifications mobilisées pour expliquer le choix de la voiture au détriment des transports en commun reviennent régulièrement : arrêts, choix de la trajectoire, confort, rapidité et dévalorisation concomitante du temps d’attente du bus, du train ou du tram.

D’autres facteurs entrent également en compte dans le choix modal. Ainsi, l’usage de la voiture là où la desserte en transports collectifs et la proximité seraient favorables à leur utilisation, peut coïncider avec une vision négative du quartier de résidence. Dans cette perspective, les transports en commun seraient assimilés au quartier et connotés de la même manière.

Le processus de dissonance cognitive, issu des théories de psychologie sociale, peut constituer un outil utile d’interprétation des justifications invoquées : parfois, la valorisation de l’usage de la voiture se fait en dépit de toute cohérence. L’ancrage des pratiques et la dissonance cognitive limitent la possibilité d’envisager d’autres alternatives. Des contradic-tions culturelles se lisent dans la symbolique et les conflits qui entourent les modes de transport motorisés. Elles sont relatives aux oppositions entre valeurs individuelles et valeurs collectives, ou entre intérêt individuel et intérêt général (Kaufmann, 2000). Toutefois, il faut rester attentif au fait que l’image de l’automobile individuelle vient cacher la dimension collective des rapports que l’automobile vient servir (mentionnons à titre d’exemple le co-voiturage, les cortèges de mariage, les convois funèbres, les rallyes,...) (Dupuy, 2000).

Les territoires de l’automobile sont sensiblement différents des territoires traditionnels. Selon le sociologue Gabriel Dupuy, ils ne sont ni ceux de l’ego ni ceux de l’agora mais ils font référence à des espaces et à des liens sociaux particuliers (Dupuy, 2000).

Synthèse : les apports de l’approche compréhensive.

Dans ce chapitre qui clôt notre approche théorique, nous avons tenté d’aborder la question des mobilités quotidiennes dans la pluralité des dimensions qu’elle recouvre.

Les comportements qui la caractérisent sont un des aspects du processus de construction identitaire des individus. Des stratégies d’appropriation, de démarcation, de présentation de soi s’y observent. Ces mobilités traduisent une capacité des acteurs à « bricoler » avec les contraintes spatio-temporelles qui leur sont imposées au quotidien, ou à s’y soumettre entièrement. Elles indiquent, par là, une forme de maîtrise du devenir, une capacité à se projeter dans l’avenir.

Les mobilités quotidiennes sont en outre des pratiques d’insertion sociale. Elles ont un effet sur nos réseaux de sociabilités, elles peuvent en constituer la traduction géographique.

Contraintes et ressources sont inégalement distribuées et, à travers la mobilité, des inégalités sociales s’expriment. Les personnes ne sont pas équitablement dotées pour la mobilité, ont des aptitudes contrastées de déplacement. Le sexe s’avère également discriminant en la matière, et l’on constate des pratiques du territoire distinctes entre hommes et femmes ; il en est autant des âges de la vie : enfants, jeunes et personnes âgées expriment des attentes et répondent à des contraintes différentes.

Nous avons ensuite abordé la question des choix modaux et mis en évidence à quel point l’ « automobilité », conditionnée par des facteurs institutionnels, devient un habitus, porteur de représentations et de symboles. On comprend alors les difficultés auxquelles sont confrontées les tentatives de report modal.