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La mission en marche

Dans le document Un pétale dans la braise (Page 51-57)

Les jours passèrent à nouveau dans le calme et la quiétude. Le temps, quant à lui, était frais et nuageux.

Rien ne laissait présager quelque intempérie indésirable.

Cela faisait une semaine que les instructeurs fran-çais avaient investi la caserne d’Ōtamura. Dans la grande cour intérieure de la caserne, les jeunes élèves japonais, revêtant un uniforme noir, donnaient du zêle à la tâche et exécutaient les ordres avec entrain. Les direc-tives étaient, parfois, ponctuées de rappels à l’ordre de la part des instructeurs à l’attention des officiers japo-nais, dont l’ardeur et la motivation étaient telles qu’il se plaisaient eux-mêmes à donner leurs commandements en français !

« Gauche ! Droite ! Gauche ! Droite ! tonitruait Bouffier qui mettait au pas les jeunes nippons. »

On entendit une salve de tirs à l’autre extrémité, où des élèves de Marlin peinaient à se coordonner et à tirer au fusil. Il s’agissait d’une arme lourde qui ne se tenait pas de la même manière qu’un sabre.

Brunet, quant à lui, était dans un bâtiment voisin à l’étage, dans une salle de classe des plus occidentales, où il dispensait l’instruction nécessaire aux officiers sur le fonctionnement de l’armée française, et l’organisa-tion souhaité dans l’armée du Shōgunen fonction des effectifs disponibles.

Si les élèves étaient en effet zêlés et très réceptifs aux leçons, leur nombre restreint ne leur permettrait pas d’être une armée semblable à celle de France qui, elle,

faisait l’unanimité dans un pays uni. Au contraire du Ja-pon où l’on redoutait une guerre intestine.

« Ainsi donc, le rôle de l’artillerie sera d’appor-ter un soutien aux unités mobiles : cavalerie et infante-rie. Notre objectif : monter deux batteries de montagne, deux batterie de campagne et, j’insiste fortement sur ce point : une batterie de réserve en soutien. »

Tous acquiesçaient, prenant des notes éparses sur leur cahier tandis que Brunet enrichissait son discours de mouvement circulaires de craie sur le grand tableau noir qui trônait au fond de la salle. Il faisait les quatre cents pas, la mine grave et solenelle, tandis que ses élèves, silencieux et croyant presque avoir affaire à un général, regardaient avec admiration le grand brun.

« Il s’agit de l’artillerie mobile. Vos hommes de-vront être forts et organisés pour manœuvrer les équi-pements dans des terrains parfois accidentés. »

Kintaro, pour demander la parole, leva la main. Bru-net l’interrogea du regard.

« Qu’elle est la portée d’un canon moyen ?

— Deux lieues, répondit Brunet. Leur cadence équi-vaut à trois projectiles toutes les deux minutes environ.

Ceci sous réserve d’une organisation optimale, bien en-tendu. »

Certains élèves étaient parcourus de frissons rien qu’à entendre Brunet. Le Français avait l’air si af-fable, si chevaleresque, si patient dans ses manières. Et pourtant il fournissait à des hommes adeptes du sabre quelque moyen de renverser l’issue d’une bataille à dis-tance.

Les élèves japonais, fussent-ils officiers ou simples soldats, étaient en effet rompus à l’art du sabre ou encore 52

de l’arc et de la cavalerie. Cette nouvelle dimension que prenait la potentielle guerre contre le Sud leur donnait le vertige. Ils se sentaient minuscules, à l’approche de batailles futures où tout se règlerait sur la distance avec de moins en moins de combats de mêlée.

C’était pourtant un mal nécessaire pour tenir face aux impérialistes qui, disait-on, s’étaient emparés de certains savoir-faire en terme d’artillerie lourde.

Le reste du cours se passa dans le calme, parfois per-turbé par les bruits extérieurs mais rien qui ne déconcen-trait vraiment le professeur et ses élèves.

À la pause déjeuner, Brunet alla s’attabler en com-pagnie des autres Français. En face, Fortant, toujours fidèle au poste, tandis qu’ils étaient rejoints — heureux hasard — des petits Bouffier et Marlin.

Cette fois-ci, Ōtori se trouvait à la droite de Brunet.

L’ambiance des lieux était bonne, et le brouhaha am-biant, ni trop intense, ni trop faible. Une preuve de plus du savoir-vivre des Japonais. Ōtori interrogeait de son regard fatigué, tour à tour, les quatre instructeurs fran-çais.

« Tout va pour le mieux ? demanda-t-il.

— On ne peut mieux ! lança Bouffier. C’est fort dépaysant d’enseigner à des personnes aussi jeunes et aussi motivées. De mon vivant, je n’ai jamais vu autant de cœur à l’ouvrage.

— Si bien qu’il est parfois délicat de les recadrer, ajouta Marlin. J’ai cru comprendre que vous aviez vos manières de… faire comprendre certaines choses à vos interlocuteurs, de Japonais à Japonais.

— C’est-à-dire ? questionnait Ōtori.

— Je ne sais pas. Je vous ai rarement vu refuser quoi

que ce soit. Vous, les Japonais, préférez ne pas être trop directs dans vos approches, surtout lorsqu’il s’agit d’un refus.

— Exactement. Mais n’hésitez pas à vous montrer ferme avec vos élèves, ils vous en remercieront. Dans la vie de tous les jours comme chez les samouraïs, le res-pect des aînés est de mise. Et s’ils vous appellent “pro-fesseur”, je vous donne ma parole que, pas une seule fois, ils ne trouveront quoi que ce soit à redire sur vos agissements et paroles. C’est passible de mort, autre-ment.

— … De mort ? s’étonna Fortant.

— La grande majorité de vos élèves sont de jeunes samouraïs. C’est un titre de noblesse issu d’une certaine aristocratie qui a régné en maître sur le Japon pendant des siècles. Ils suivent une étiquette stricte qui les oblige à laver leur déshonneur par un suicide rituel qu’on ap-pelle leseppuku. »

Tous se turent un instant. Bouffier et Marlin pei-nèrent à dissimuler leur étonnement, tandis que Fortant acquiesçait gravement. Brunet, quant à lui, restait de marbre, alors qu’il portait un morceau de légume ma-riné à sa bouche.

« Certains donnent à cette étiquette le nom de Bu-shidō. Les samouraïs de l’ère précédente étaient brutaux et s’en prenaient même aux castes inférieures de la so-ciété, à piller les paysans ou encore à racketter les mar-chands. Et pour qu’une société fonctionne ; qu’on œuvre tous ensemble dans la paix, il fallait éduquer cette caste guerrière qu’était celle des samouraïs. C’est là que le Shōgun, après sa victoire sur les clans du Sud il y a plus de deux siècles, a unifié le Japon en un système féodal 54

strict, tel qu’il pourrait se désagréger aujourd’hui… » Si le reste du déjeuner se déroula dans le silence après les paroles éloquentes de Ōtori. elles n’en restèrent pas moins inspirantes pour Brunet.

Le reste de la journée était studieux et, le soir, au lieu de s’autoriser quelque activité sociale avec ses ca-marades, le grand brun dessinait et apprenait le japonais.

Cette culture avait un quelque chose qui le charmait.

Dans le document Un pétale dans la braise (Page 51-57)