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Conseil de guerre à Sendai

Dans le document Un pétale dans la braise (Page 191-199)

La flotte d’Enomoto amarra à Sendai. Durant le voyage, elle essuya la perte de deux navires.

L’un d’eux fit naufrage à cause des intempéries.

L’autre fut attaqué par la flotte impériale et l’équi-page fut massacré malgré les supplications des occu-pants.

Brunet pouvait se remémorer le cri plaintif des hommes depuis le bateau où il se trouvait. Il en était encore sous le choc, et Cazeneuve aussi. Mais l’heure n’était pas à la lamentation sur les morts. Car ces hommes, disait-on, avaient péris en samouraïs au ser-vice duShōgunet qu’il n’y avait rien de plus légitime.

Accompagnés du gros des troupes de la rébellion, Brunet et Cazeneuve atteignirent le château de Sendai.

Dans la cour, plusieurs hommes attendaient, formant des petits groupes éparpillés.

Cette scène rappelait au grand brun l’attente à Ōsaka, aux lendemains des batailles où les impérialistes, mieux armés, qui avaient infligé une défaite cuisante à l’armée de Tokugawa.

« Cette fois, il y a moins de samouraïs habillés à l’ancienne, constata Brunet.

— Je me risque à dire qu’il n’y en a aucun, ajouta Cazeneuve. Tu en as vu, toi ? »

Brunet fronça légèrement les sourcils et balaya la foule du regard, avant de le porter sur Cazeneuve, per-plexe.

« Tu as raison. Je reconnais quelques têtes parmi nos

chers élèves, et les autres ont l’air d’avoir suivi le mou-vement… Comme si les samouraïs étaient voués à dis-paraître, finalement.

— C’est hautement probable, avec la proclamation du gouvernementMeiji. Tout le Japon est officiellement pacifié et des changements en profondeur auront lieu.

— J’émets quand même quelques réserves. On sait tous les deux que l’Empereur est manipulé par les pro-vinces du Sud, donc par des seigneurs qui ont leurs in-térêts propres. Et lorsqu’une aristocratie est bien assise, il est difficile de la déloger.

— Insinues-tu que les samouraïs sont des aristo-crates ?

— C’est avant tout un titre de noblesse, et il ne sau-rait parfois s’agir que d’une façade. Comme partout. »

Plus loin, Hijikata formait un groupe avec son page Ichimura et le corpulent Shimada. Eux trois revêtaient des habits à l’occidentale.

Hijikata ne portait plus sa protection frontale sur la-quelle était frappé le sinogramme de la sincérité. Il ne l’affichait plus sur son manteau bleu azur qu’il avait en fait troqué contre un manteau et un pantalon noirs.

Ses cheveux étaient mi-longs, soigneusement coiffés sur l’arrière. Son allure était non moins guerrière que la fois où il portaient encore les couleurs duShinsengumiet il gardait une certaine élégance.

« J’espère qu’ils nous traiteront avec plus de consi-dération que ce que leShinsengumiméritait par le passé, confia Shimada à ses deux amis.

— Je n’y compterai pas, de répondre Hijikata. Si les samouraïs disparaissent, alors qu’en est-il des vrais guerriers ? »

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Sa question laissa la place à un silence de plomb ; seulement parmi les trois acolytes, tout du moins, le reste de la population véhiculant un brouhaha constant.

Ichimura, qui voulait dire qu’il connaissait au moins un vrai guerrier — son maître — se taisait.

On invita finalement les officiers et les comman-dants des diverses factions à pénétrer dans l’enceinte du château.

Les hommes traversèrent une antichambre, dans la-quelle on convia à Hijikata et d’autres hommes de rester, tandis que les simples soldats continuèrent d’attendre dans la cour.

La salle de réunion était ample, spacieuse et éclai-rée. Constitué intégralement de nattes rembourrées, cha-cun était implicitement invité à s’asseoir à même le sol.

Brunet et Cazeneuve prirent place en retrait, assis en tailleur, observant leurs homologues s’asseoir sur leurs talons comme le voulait l’étiquette japonaise. Enomoto et Ōtori trônaient l’assemblée.

L’on demanda le silence, et Enomoto prit la parole.

« Seigneurs de guerre, officiers, intéressés, j’an-nonce le conseil ouvert pour discuter des objectifs de la coalition. Notre dessein : former un gouvernement pé-renne que nous établirons sur l’île d’Ezo. »

L’île d’Ezo, qu’avait mentionnée Enomoto, était l’île septentrionale de l’archipel du Japon.

« Le Seigneur Tokugawa en sera le régent et nous négocierons avec la Cour Impériale pour que cette île lui soit cédée en fief. Bien évidemment, nous nous at-tendons à une farouche opposition des impérialistes qui, rappelons-le, ont trouvé ces dix dernières années, à de nombreuses reprises, des occasions de déstabiliser le

gouvernement de l’époque. Nous avons été acculés jus-qu’au nord, mais nous sommes ressortis grandis de ces épreuves et avons appris de nos erreurs. »

Il marqua un temps d’arrêt, parcourant du regard chaque personne présente. Tous semblaient réfléchir aux paroles de ce que certains considéraient, dans leur esprit, comme le futur régent d’Ezo.

Enomoto tourna le regard vers Brunet.

« Pour rappel, le Seigneur Tokugawa a fait appel au service des Français pour moderniser le gros de ses troupes et instruire nos jeunes samouraïs aux techniques militaires françaises. Les résultats, malgré nos échecs, se sont montrés satisfaisants et leDenshūtaide seigneur Ōtori, ici présent, a fait preuve d’un grand courage face au modernisme des armées adverses lors des différentes batailles. Sans parler de notre flotte, qui surpasse celle des impérialistes, notamment avec la présence duKaiyō Maru.

Cazeneuve sourit à Brunet. Ce dernier, le dos droit et le menton relevé, écoutait avec entrain.

« Par ailleurs, les instructeurs ici présents, profes-seur Brunet et profesprofes-seur Cazeneuve, ont généreuse-ment accepté de rejoindre notre cause. Au nom de toutes les personnes ici présentes, ainsi que de nos soldats, je leur adresse mes remerciements les plus sincères. Je compte sur leur soutien et leur expertise pour former le restant des troupes que vous saurez céder sous son com-mandement.

— Je refuse, protesta une voix, alors qu’un offi-cier émergea des rangs pour se faire entendre. Je refuse de céder mes troupes sous votre commandement. Je ne veux ni appartenir à la rébellion, ni me ranger du côté 194

de l’Empereur. Comprenez ma position difficile, malgré tout le respect que j’ai pour vous. »

Un autre officier demanda la parole.

— Sauf votre respect, Seigneur Enomoto, mes hommes ainsi que ceux d’autres seigneurs ici présents, s’ils sauraient recevoir l’enseignement de vos amis les Français, ont besoin d’un général japonais capable d’unir les troupes confédérées sous une bannière com-mune pour ne pas répéter les échecs subis à Ōsaka.

— Très juste, répondit Enomoto. Je vous propose le commandant duShinsengumi, Hijikata Toshizō. »

Sur ces mots, un commis fit venir Hijikata, qui fut accepté pour prendre part au conseil de guerre.

Le vice commandant duShinsengumi marchait de manière solennelle, le pas lourd, jusqu’à prendre place au milieu des officiers.

Enomoto reprit les faits, accordant une piqûre de rappel à ses officiers, expliquant les manœuvres à suivre pour Hijikata.

Brunet observait le guerrier avec un regard admira-tif, auquel Cazeneuve sourit en coin. Tous deux sem-blaient s’accorder sur un point.

« Un vrai samouraï… À l’ancienne… murmura Bru-net.

— Seigneur Hijikata, poursuivit Enomoto, vice commandant duShinsengumi, originaire de la ville de Tama, je vous en conjure : dirigez nos hommes à la guerre contre les impérialistes depuis Ezo ! »

Plus personne ne parlait. Hijikata même demeurait immobile, mais l’on pouvait voir sa silhouette se mou-voir dans une grande inspiration.

« J’accepte sous une seule et unique condition ! répondit-il. »

L’attente était insupportable. Beaucoup, parmi l’as-sistance, voyaient en Hijikata ce meneur d’hommes cha-rismatique qui avait fait trembler les ennemis du Shō-gun.

« Les ordres devront être suivis dans la plus totale servitude, et je me réserve le droit de pourfendre qui-conque désobéirait à mon commandement ou s’écarte-rait de la voie du guerrier ! »

Sur ces paroles, le vice commandant du Shinsen-gumis’inclina profondément à l’intention de Enomoto puis, s’étant dirigé vers la sortie de la salle de réunion, s’était retourné vers l’assistance, qu’il salua avec tout autant de respect.

L’on attendit qu’il ait coulissé la porte pour la refer-mer, et qu’il se soit éloigné éventuellement.

« C’est aberrant ! Jamais je ne remettrai mes hommes au commandement de cette racaille ! fit l’un des officiers.

— Seigneur Hijikata n’est pas une racaille, protes-tait un autre. Il a voué sa cause auShōgundepuis le début avec ses amis et il restera dans le même camp jusqu’à la fin. C’est l’homme le plus intègre et le plus droit que je connaisse !

— Vous appelez ça droit, vous, de racketter les mar-chands de Kyōto pour assurer leur protection ? On n’ap-pelait pas le Shinsengumi les “Loups de Mibu” pour rien. Racaille ! Et puis, il n’est même pas un samouraï, comment peut-il prétendre à diriger quelque armée que ce soit !

— Menteur ! Monsieur Hijikata est un homme tout 196

ce qu’il y a de plus respectable ! C’est grâce à lui que le Shinsengumia cessé ses activités de vandalisme et que les rues de Kyōto ont été sûres pendant de nombreux mois ! Pourquoi croyez-vous qu’il ait imposé de sabrer quiconque s’écartait de la voie du guerrier ? Ce sont les conséquences naturelles du relâchement et de l’hypocri-sie auquel nous sommes tous sujets. Il ne fait que suivre leBushidōà la lettre, comme tous les chevaliers de ce pays ont juré de le faire, et vous osez le traiter de ra-caille ?

— Calmez-vous ! ordonna Enomoto. »

Des voix s’élevèrent dans la salle. Certains vou-laient s’en remettre à Hijikata tandis que d’autres dé-criaient cette possibilité.

Brunet avait perdu son regard sur le sol, comme re-tranché en lui-même.

« Tu en penses quoi ? questionna Cazeneuve. » Brunet releva machinalement la tête, portant son at-tention sur son ami.

« S’il avait été en Europe, au vu de son charisme, il aurait probablement été un très bon général.

— C’est quand même difficile, ce qu’il a pu dire. Je me demande si suivre un code d’honneur à la lettre est une bonne idée.

— Pas toujours, je pense. Mais pour un homme qui porte des habits occidentaux, je vois en Seigneur Hiji-kata quelqu’un de raisonné et de suffisamment intègre pour s’adapter au monde tout en gardant ce même esprit de guerrier qui saurait nous mener à la victoire. C’est parce que nous manquions de gens comme lui pour as-surer l’unité entre toutes nos factions que nous avons essuyé une défaite cuisante à Ōsaka. Les généraux ont

très mal communiqué, certains se sont même retournés contre nous. Non, vraiment, avec un homme de cette trempe, ça n’arrivera pas. »

Cazeneuve acquiesça silencieusement.

Au final, il était entendu que parmi tous les com-mandants et officiers qui se joindraient à la lutte, ils avaient préféré soumettre leurs hommes à Ōtori, qui avait, disait-on, plus d’expérience que Hijikata pour me-ner des bataillons tout entier.

Le conseil était clos.

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