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Un pétale dans la braise

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Un pétale dans la braise

Nadège Gros

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Roman écrit dans le contexte du NaNoWriMo 2018.

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À ma grand-mère, qui, je l’espère, aura l’énergie

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Prologue

L’astre solaire embrasait un ciel bleu azur en cette chaude journée d’été. Pas un nuage ne venait se dessiner dans l’infini qui gouvernait, dans sa plus pâle neutralité, une bataille des plus sanglantes. On pouvait entendre le brouhaha constant des hommes qui se jetaient çà et là à corps perdu dans la bataille, ponctué par le bruit d’explosion des canons dont les impitoyables projectiles soulevaient des vagues de poussières ocre, au point qu’il était difficile de voir à six pieds devant soi.

Le palais impérial de Kyōto était en proie à l’offen- sive du clanMōri, quoique réputé pour affirmer des po- sitions impérialistes. Si son entreprise pouvait sembler étrange de prime abord, elle était en fait évidente pour tous les nippons.

En effet, Le clan en question voulait à tout prix as- seoir une influence sur l’Empereur, autrement appelé Mikado, alors figure symbolique sans réel pouvoir sur le Japon féodal mais considéré comme issue d’une li- gnée de déités.

L’objectif du clanMōriétait tout établi : renverser le régent du Japon actuel, ouShōgun, issu lui-même d’une lignée de gouverneurs effectifs dont le premier d’entre eux instaura, au XVIIe siècle, un système féodal sur l’ar- chipel tout entier. Le Japon sortait à peine d’une poli- tique isolationniste qui dura plus de deux siècles.

Ainsi le clanMōri, fidèle à l’Empereur, mobilisa ce jour-là le gros de ses troupes dans l’espoir de fomenter un coup d’État, scandant sans retenue la devise qui mo-

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tivait leurs desseins : « Révérez l’Empereur, expulsez les barbares ! »

Le palais impérial était attaqué sur tous les fronts.

Parmi les factions et les clans dévoués à protéger l’Em- pereur coûte que coûte existait la légendaire milice du Shinsengumi, dont on traduirait le nom par « Nouveau Groupe d’Élus ». Réputée pour se ranger incondition- nellement du côté duShōgun, cette escouade avait pour mission principale de maintenir l’ordre dans Kyōto — la capitale impériale. Entre autre, il leur fallait mater toute rébellion contre le pouvoir et les figures politiques quelles qu’elles fussent.

Hijikata était de ceux du Shinsengumi et précisé- ment au poste de vice commandant.

En ce jour digne d’un aperçu macabre de ce que pourrait être l’Enfer, il combattait avec toute la hargne d’un guerrier téméraire contre les hommes du clanMōri.

Sa silhouette était grande et mince. Il avait le teint hâlé et son expression était féroce. Il avait les yeux en amandes, aux prunelles noires, dont les subtiles nuances rougeâtres évoquaient le sang de ses ennemis qui souillait aussi bien ses joues creuses que sa lame.

Sous cet aspect brutal, il n’en gardait pas moins une beauté extraordinaire au milieu de cette violence, de ce spectacle morbide alors que les cadavres s’amoncelaient au milieu du champ de bataille. Ses cheveux longs et fins se mouvaient en une queue de cheval ébène, gracieuse, flottant au vent, dont la base constituait un nœud élégant à l’extrémité arrière de son crâne.

On pouvait apercevoir sur son front une plaque mé- tallique frappée d’un sinogramme, dont la signification évoquait la sincérité, la fidélité, l’honnêteté de celui qui 8

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s’investit dans le devoir sans peur aucune ni sans reculer face au danger.

Quand son visage se relâchait de son expression har- gneuse, on pouvait apercevoir un faciès aux traits fins.

Son nez camus, sa bouche large et sa mâchoire proémi- nente renforçaient définitivement son côté élégant et fé- roce à la fois.

Son long manteau aux couleurs du ciel, dont les extrémités arboraient des motifs triangulaires couleur crème, avait en son dos le même sinogramme que ce- lui de protection frontale : « sincérité ».

Hijikata poussa une clameur martiale.

Un cri sembla venir droit des profondeurs de ses tripes, alors qu’il dévoilait une rangée de dents soignées sous une expression démoniaque. Les rides creusaient son visage à nouveau marqué par la férocité. Ses aco- lytes, aussi bien du Shinsengumi que des clans alliés, répondirent par un hurlement semblable, chargeant sur les ennemis qui peinaient à offrir du répondant. Cer- tains, parmi ces derniers, étaient précautionneusement retranchés derrière des planches dressées à la verticale et autres palissades tandis qu’ils tenaient en joue, fusil au poing, leurs adversaires chargeant le sabre à la main.

Cependant, il en fallait plus à Hijikata et ses hommes pour les faire reculer. Si certaines balles firent mouche parmi ses alliés et si les salves pouvaient inhiber le cou- rage des moins disposés, lui avançait toujours, prêt à bondir, armant son sabre de ses deux mains et guidant l’extrémité tranchante de celle-ci en diagonale sur un malheureux. Frappé de stupeur, il avait interposé son fusil par réflexe, mais sa blessure soudaine à l’épaule droite, en plus de le surprendre, lui arracha une plainte.

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Si la vive douleur s’évanouit aussi vite qu’elle vint à cause de l’excitation du combat, le couard du clanMōri ne vit pas venir l’estocade soudaine qui le perfora en dessous de la glotte. Il se confondit dans un râle sourd avant d’agoniser sur le sol, tandis que le vice com- mandant démoniaque — surnom qu’on attribuait volon- tiers à Hijikata au sein duShinsengumi— continuait sa charge.

Charge qu’il stoppa net alors qu’un canon tira un obus sur les ennemis qui hurlèrent à la mort sous une nouvelle vague de poussière jaunâtre. L’espace d’un court instant, le guerrier eut l’amère sensation que son entreprise n’eût été d’aucune utilité alors que le reste des forces adverses fuyaient en désordre, derrière leurs installations sommaires et complètement dévastées.

Il voulait sommer à ses hommes de ne laisser au- cun survivant. Cela bouillait en lui. Ceux qui fuyaient le combat comme le faisaient les hommes du clanMōri n’avaient rien de guerrier pour Hijikata. La mine fermée et sévère, il suivait d’un regard perçant les silhouettes des derniers malheureux qui couraient pour leur vie.

Il jeta un coup d’œil à droite, puis à gauche. Ses aco- lytes étaient là, l’expression affreuse et le visage cras- seux. Là aussi, il avait voulu dire quelque chose. Un simple compliment au vu du combat mené. Mais si son regard pouvait trahir quelque émotion de compassion pour ses frères d’armes et notamment pour les blessés, il se murait dans ce silence qui lui seyait si bien, celui du vice commandant démoniaque qui restait ferme, in- trépide et déterminé.

C’était la clef pour que ses guerriers donnassent le meilleur d’eux-mêmes. Ne montrer aucune émotion.

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Promouvoir l’honneur et le sens du devoir au-delà de la vie ; sa propre vie. Selon lui, ça n’était qu’en se mon- trant exemplaire qu’il pourrait amener ses troupes à se dépasser.

Ses pensées l’obnubilèrent le restant de la journée.

Cette victoire avait eu un arrière-goût amer. Il se souve- nait encore de la plupart des hommes affiliés aux clans alliés qui riaient grassement, se vantant de l’extrême ef- ficacité de leurs canons. Il repensait à ce tir qui avait comme balayé ses opposants alors qu’il s’était apprêté à les hacher menu. Ces comportements odieux et ces pa- roles légères sur l’inutilité des sabres avaient fait naître en lui une nausée.

La soirée s’annonça tout aussi amère. Il avait contemplé, impuissant, les incendies causés par les fuyards du clanMōri. Ceux-ci avaient ravagé une partie non négligeable de Kyōto. « Et si je les avais poursui- vis ? », pensait-il.

Ses émotions étaient trop fortes pour qu’il eût parlé.

Faute de quoi il accorda un regard pesant à ses offi- ciers qui, eux-mêmes habités de craintes semblables, af- fichaient une mine sombre sur laquelle se reflétaient les flammes dansantes de la fournaise.

La Lune était belle ce soir. Ce fin croissant blan- châtre leur rappelait ironiquement à chacun leur sabre, leur lame qui n’était autre que l’extension de leur esprit de guerrier, de samouraï cultivé selon un code d’hon- neur que Hijikata avait contribué à ériger au sein du Shinsengumi. Il avait ainsi discipliné ses troupes au point que son escouade était reconnue comme l’un des clans les plus puissants à la solde duShōgun.

Tous, parmi les hommes du vice commandant dé-

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moniaque, étaient inquiets.

Tous, ils se demandaient si l’obsolescence des sabres au profit des armes à feux et de l’artillerie ne si- gnait pas l’arrêt de mort des guerriers « à l’ancienne », de la chevalerie qu’ils s’évertuaient à cultiver.

Tous, ils se demandaient si la voie du samouraï, celle qu’eut connue le Japon pendant plusieurs siècles, avait encore un avenir, un sens dans ce monde en voie d’oc- cidentalisation.

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Yokohama

« Magnifique. »

Telle fut la première impression de Jules Brunet alors qu’il contemplait, d’un regard ému, les côtes du pays du soleil levant. Embarqué sur un navire baptisé l’Alphée, il se tenait là, sur le pont du navire, les bras croisés et le regard soutenant l’horizon reflétant la ti- mide lumière dorée de l’aube, annonciatrice de péripé- ties nouvelles.

Brunet était un homme de grande taille, au teint pâle et à la silhouette imposante. Il se tenait droit, le men- ton légèrement relevé, comme s’il assistait à quelque évènement solennel — la découverte d’une nouvelle contrée. Il avait les yeux marron, le nez pointu, les oreilles grandes, les joues creuses et les lèvres pincées sous une moustache en chevron. Il avait le cheveu brun et sous sa tignasse frisée trônait un képi de l’armée im- périale française.

Au même titre que les autres membres de la mission, Brunet portait l’uniforme français avec ses variantes se- lon le grade et le rôle d’instruction à dispenser. Le grand brun était plutôt décoré : deux médailles à son buste té- moignaient tant des exploits passés que de sa dévotion à servir les causes françaises où qu’il se trouvât. Son uni- forme était principalement teinté de bleu, tandis que des motifs de nœuds hongrois dorés ornaient la base de ses manches. Ses gants crème étaient aussi brodés de figures semblables.

Il savoura un instant le silence, bercé par le calme

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de la mer, tandis qu’il demeurait au beau milieu de ses songes.

Une voix se fit entendre.

« Je profiterais de la vue, si j’étais toi. »

L’homme qui avait parlé à Brunet n’était autre que Charles Suspice Jules Chanoine, le capitaine de cette fa- meuse mission qui avait choisi lui-même les talents pour l’accompagner.

Chanoine était un peu plus petit que Brunet mais non moins imposant et charismatique. Il faisait une demi- tête de moins que son subordonné. Son poil était aussi brun, son regard d’un bleu étincelant fixait son cama- rade et ami, tandis que sous sa moustache en guidon s’esquissait un sourire bienveillant à l’intention de son officier subjugué par cette beauté éphémère. Concernant son accoutrement, l’on devinait par les moult décora- tions, davantage prononcées que celles de Brunet, qu’il était l’homme responsable de la mission.

« Je m’en vais l’immortaliser, répondit Brunet qui tourna sur ses talons pour disparaître dans sa cabine. »

La mémoire presque photographique du grand brun, son goût pour le dessin ainsi que son penchant les arts en général le rendaient particulièrement admiré de ses proches. Issu de cursus prometteurs, Brunet était avait avant tout une formation scientifique avant d’être un ar- tiste à ses heures perdues. Son éducation avait fait de lui une personne remarquable. Du genre souvent félicité par son entourage.

Un homme du monde à qui l’on saurait envier moult qualités…

S’étant isolé dans sa cabine, il profita d’un répit pré- cieux pour coucher l’aquarelle sur le papier et imager 14

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ses premières vues du Japon. Peut-être que ce croquis était le dernier, après tout.

« Yokohama ! s’exclama-t-on au dehors. »

Il n’avait pas vu le temps passer. Tout allait si vite quand il s’enfermait dans cette activité solitaire qu’était le dessin.

Brunet émergea de sa cabine sous un soleil proche du zénith. Il rejoignit ses collègues, tous réunis sur le pont afin de contempler le panorama. Ils ressemblaient tous à des gradés de l’armée. Tous portaient le képi et entretenaient quelque pilosité faciale soignée.

Ils étaient beaux à voir, ces élégants personnages dans la fleur de l’âge et prêts à donner le meilleur d’eux- mêmes !

Yokohama était le nom d’une ville portuaire située sur la côte est de l’île principale du Japon. À la décep- tion de certains, elle avait déjà commencé par prendre des airs occidentaux. Cela faisait en effet plus d’une décennie que les étrangers étaient venus installer des consulats et autres bâtiments ou institutions propices aux échanges entre le Japon et le reste du monde.

Cela ne semblait néanmoins pas déplaire aux gaillards. Ils souriaient jusqu’aux oreilles, leurs pom- mettes engourdies par la fraîche bise hivernale qui leur fouettait le visage. Les plus familiers d’entre eux se te- naient bras dessus bras dessous ; de quoi faire sourire le capitaine Chanoine, amusé par la scène, visiblement ras- suré que ses hommes aient abouti à une cohésion dont pourrait dépendre l’avenir du Japon.

« Écoutez-moi, tous, lança le capitaine à ses offi- ciers. »

Les missionnaires se retournèrent pour former un

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arc de cercle autour de Chanoine. Les hommes repre- naient du sérieux tandis que leur chef s’éclaircit la voix.

« Nous allons faire la rencontre de Monsieur Léon Roches, ambassadeur de France au Japon. C’est lui qui nous rendra compte de la situation du pays en plus d’être notre principal interlocuteur avec leShōgun. Monsieu Roches un vieil homme plein de ressources et très cha- leureux. Je compte sur vous pour lui témoigner tout le respect et toute la gratitude qu’il mérite. »

Il continuait d’émettre des directives à l’attention de ses différents officiers. Il n’avait pas vu le temps passer et il fallait dire que le capitaine aimait beaucoup parler au point d’être difficile à suivre, parfois. Heureusement, tous étaient dociles et firent comprendre à leur supérieur que l’Alphéeavait déjà amarré.

« Eh bien, voilà que nous sommes arrivés au Japon, messieurs ! conclut Chanoine. »

Il fut le premier à quitter le pont alors qu’on avait aménagé la passerelle qui reliait le vaisseau à la terre ferme. Sur le quai déjà bien achalandé se trouvait un homme à la stature imposante, aux traits européens, soi- gneusement habillé et accompagné de deux subalternes portant les uniformes de l’armée impériale française.

Cet homme, d’un âge avancé, affichait un sourire chaleureux à Chanoine et son équipe qui allaient à sa rencontre, le pas décidé.

Cet homme, c’était…

« Monsieur Roche ! s’exclama Chanoine, la voix portante, presque tonitruante.

— Capitaine Chanoine, répondit chaleureusement l’ambassadeur, accordant une ferme poignée de main à son interlocuteur. »

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Léon Roches était un homme à la mine rassurante.

On devinait par les rides qui creusaient son visage ainsi que par son poil grisonnant et son crâne dégarni qu’il avait un âge plutôt avancé. C’était un cinquantenaire qui avait servi son pays à d’innombrables occasions.

Il avait le teint rosi. Son front haut, ses yeux fins, son nez crochu et sa bouche large cernée d’une barbe grisâtre lui donnaient un air paternel par rapport au reste des membres de la mission, qu’il détaillait d’un regard bienveillant. Il alla présenter la même poigne vigou- reuse et amicale à chacun d’eux, s’arrêtant un instant sur le grand brun. Les deux hommes étaient presque à la même taille. L’ambassadeur planta un regard confiant dans celui de Brunet.

« Le fameux. Vous savez que l’on m’a fait moult éloges à votre sujet, Monsieur Brunet ?

— Merci, Monsieur l’Ambassadeur, répondit sobre- ment le grand brun. »

Le vieil homme opina du chef alors que tous les autres se présentaient à lui.

« Parfait, poursuivit Roches. Vous avez l’air d’avoir fait bon voyage. Ne perdons pas plus de temps ; nous allons monter sur laGuerrièreoù le contre-amiral Pierre Gustave Roze va tous vous recevoir à son tour. Il vous fera un récapitulatif de la mission et de ce qui est attendu par chacun de vous. »

Tous, ils marchèrent en direction du navire ainsi baptisé la Guerrière, qui mouillait à trois quais de l’Alphée. Sur le pont, le contre-amiral attendait en com- pagnie d’un état-major plutôt conséquent. Tous sem- blaient par ailleurs davantage décorés que les membres de la mission qui se présentaient dans un ordre impec-

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cable, tous rangés tel des fantassins prêts à recevoir quelque instruction.

Le capitaine Chanoine au devant, le menton légère- ment relevé.

Roches, quant à lui, attendait sur le côté, la mine sérieuse et les mains dans le dos.

« Mes chers confrères, débuta Roze, permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue au Japon. »

Il marqua un silence, détaillant à son tour les hommes de Chanoine. Brunet ne cillait pas du regard.

Sa mine grave montrait qu’il était à l’écoute, quand bien même il avait amorcé quelque dialogue intérieur avec lui-même, imaginant le lendemain et puis le jour d’après. L’homme affable qu’il était trépignait d’impa- tience à l’idée de faire des nouvelles rencontres et de se mêler aux nippons, mais pour l’heure, il écoutait Roze poursuivre :

« Je ne suis pas sans vous rappeler que le contrat que vous avez signé vous engage auprès de son altesse leShōgun, autrement dit : le gouverneur militaire du Ja- pon. C’est lui qui financera l’intégralité de la mission, vos soldes ainsi que vos frais. Il exige en retour que vous offriez votre instruction en artillerie, en cavalerie, en in- fanterie et sur autres savoir-faire militaires français. »

Il s’éclaircit la voix avant d’enchaîner dans un ton plus ferme, s’assurant que tous écoutaient bien.

« Vous aurez affaire à de jeunes adultes qu’il fau- dra former en un temps restreint. Les escarmouches se multiplient au Japon entre les partisans de l’Empereur qui souhaitent lui rendre la gouvernance intégrale, et les fidèles auShōgunqui comptent sur nous pour moderni- ser leur armée. Je précise qu’absolument aucune prise 18

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de position politique n’est permise. LeShōgunest votre employeur. Vous avez obligation d’obéissance et de ré- sultats à son égard. C’est à Monsieur l’Ambassadeur qu’il revient de traiter les questions diplomatiques. »

Le ton solennel qu’employait Roze semblait renfor- cer un peu plus chaque minute le sentiment de partici- per à une mission d’importance capitale chez chacun des membres de la mission. Tous regardaient devant eux et pas un ne cillait malgré la fatigue et la fraîche tempéra- ture sur le pont.

« Votre interlocuteur principal, poursuivit Roze, sera le professeur Ōtori. Il vous escortera demain à la caserne militaire de Ōtamura, où l’instruction des troupes débu- tera dans les meilleurs délais. Des questions ? »

Un des officiers leva la main.

« A-t-on des interprètes pour se faire comprendre des Japonais et, surtout, est-il nécessaire d’apprendre la langue locale ?

— Vos principaux interprètes, parmi lesquels le pro- fesseur Ōtori, ont étudié notre langue au collège français de Yokohama. Vous pourrez vous exprimer en français.

Nulle inquiétude là-dessus. »

L’homme à l’origine de cette question n’était autre que lieutenant Augustin Marie Léon Descharmes. Il était reconnaissable à son style soigné et élégant au point de sortir du lot parmi ses camarades. Il avait le visage très amical, le regard tendre, la barbe proéminente et la moustache en forme de guidon ; ce qui lui donnait un air plus âgé que les autre bien qu’il n’était que simple trentenaire.

Tous demeurèrent silencieux, puis Roches de conclure :

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« Merci pour votre instruction, contre-amiral. » Il fut suivi par chaque membre de la mission. Tous retrouvèrent à nouveau la terre ferme. Ils quittèrent le port dans une démarche plus décontractée, progres- sant dans Yokohama au milieu d’une foule hétéroclite, mélangée entre des autochtones en habits traditionnels qu’on appelaitkimono, ou bien d’occidentaux revêtant la redingote, symbole de quelque statut social impor- tant. C’était pour la plupart des hommes d’affaires tout à fait honnêtes. On pouvait distinguer par moment leur voix, s’exprimant dans un anglais plutôt soigné, signa- ture d’une aristocratie que Brunet semblait avoir du mal à apprécier. Qu’importe, puisque ces voix s’évanouis- saient dans le brouhaha aussi vite qu’elles se faisaient entendre.

« Beaucoup d’étrangers ici, constatait Descharmes en échangeant un regard à Brunet.

— Cela fait plus d’une décennie que le Japon a ou- vert ses ports principaux et ses territoires aux puissances étrangères, admit le grand brun. Nous arrivons un peu tard.

— Je suis curieux de voir à quoi ressembleront nos élèves. Pas toi ?

— Et comment ! »

Brunet détendit son visage, accordant un sourire af- fable à son camarade. Puis on regard se perdait sur des échoppes çà et là, dans lesquelles allaient et venaient da- vantage de locaux, d’habitués de ces petits commerces, là où d’autres dardaient malgré eux un regard froid sur les étrangers qui, Brunet l’avait compris, avaient trans- formé Yokohama en une ville mouvementée et peuplée.

Tous, ils se regroupèrent devant le bâtiment de l’am- 20

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bassade de France au Japon. Celui-ci contrastait for- tement par son architecture moderne et française par rapport aux allées de maisons traditionnelles et pitto- resques.

« Nous y sommes, dit Roches. »

Il passait le premier le pan des grandes portes en bois sombre du grand bâtiment, progressant dans un vaste hall où allaient et venaient plusieurs individus aux traits majoritairement européens.

Si Brunet ne montrait nulle trace de fatigue et d’aga- cement, son ventre creux et sa sainte horreur de l’attente dans une foule bruyante l’indisposaient. Il n’était pas le seul.

Comme si Roches avait lu dans les pensées du grand brun — où avait-il lui aussi senti quelque bruit caver- neux émaner de son ventre — il expliqua :

« Je vais aller chercher le professeur Ōtori, après quoi nous irons déjeuner.

— Ce n’est pas la peine, Monsieur Roches ! » Une voix à l’accent saccadé venait de se faire en- tendre, tandis qu’un homme aux traits asiatiques mais à l’allure occidentale approchait du groupe d’officiers.

« Professeur Ōtori ! Bonjour ! salua Roches, l’air en- joué.

— Que d’honneurs ! Monsieur Ōtori convient très bien ; c’est vous les professeurs, n’est-ce pas ? »

Ōtori était un jeune Japonais bien portant qui n’avait pas tardé à se familiariser avec les us et coutumes de l’Occident. Il revêtait, au même titre que les commer- çants que les Français avaient croisés, des vêtements classieux qui lui donnaient un air d’homme bourgeois et occupé. Les cernes sous ses yeux ne mentaient pas. Il

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était petit par rapport aux occidentaux.

« Je vous présente le professeur Ōtori, fit Roches aux membres de la mission militaire. Il sera votre inter- locuteur principal avec leShōgunlors de vos travaux.

C’est à lui que vous pourrez vous adresser si vous avez le moindre doute sur l’exercice de vos fonctions. »

Ōtori sourit à l’assistance.

« Je vous propose de manger tous ensemble. Après, je vous accompagnerai aux auberges que j’ai fait ré- server pour vous. J’espère que vous ne souffrez pas de maux de dos, car les étrangers ont parfois du mal avec lesfuton!

— Lesfuton? demanda l’un des officiers.

— On les appelle comme ça au Japon. Des matelas à même le sol et… Vous verrez. Pas d’inquiétude, on a fait préparer des chambres occidentales dans vos futurs appartements, lorsque nous irons à Ōtamura.

— Merveilleux, dit Roches. Je propose que nous déjeunions ensemble, histoire que certains d’entre vous fassent connaissance avec Monsieur Ōtori ici présent. » Sans plus attendre, le groupe se dirigeait au réfec- toire où ils pouvaient apercevoir de la main d’œuvre ja- ponaise travailler en cuisine. Les femmes portaient des tabliers à l’occidentale. Brunet avait vraiment le sen- timent que le Japon n’avait pas une minute à perdre pour innover et ainsi se hisser au rang des puissances de l’Ouest.

Les Français firent la queue docilement jusqu’à être servis, où ils pouvaient choisir entre de la nourriture lo- cale ou de la cuisine française pour ceux qui ne voulaient pas trop être dépaysés.

« Je vais me laisser tenter par les plats locaux, dit 22

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un des sous-officiers de la mission devant Brunet. Ce pourrait être mon dernier repas, après tout. »

Cet officier n’était autre que François Arthur For- tant. Il avait le bas du visage recouvert d’une barbe qu’il avait peiné à tailler le long de la traversée jusqu’à Yo- kohama. Il était légèrement moins grand que Brunet.

Il regardait par-dessus son épaule, jetant un regard au grand brun qui lui répondit par un sourire crispé.

« Ça va ? demanda Fortant.

— Oui… de répondre Brunet. J’ai grand faim.

— Aussi. Espérons que je sois repu.

— Espérons. »

Ils se turent, recevant leur repas et s’attablant sur une longue rangée où leurs homologues avaient déjà pris place. Ōtori et Roches étaient assis face à face. Tous, excepté le Japonais, avaient opté pour le repas local.

Brunet s’installa, déposant soigneusement son pla- teau et prenant soin de ne pas s’affaler sur le banc en bois verni afin de ne pas perturber le confort de ses col- lègues.

Fortant se posa en face de lui, rejoint par les autres membres de la mission française.

« On a tous choisi un menu japonais ! Le contraire m’eût étonné ! lança un collègue qui venait s’asseoir à côté de Fortant.

— Monsieur Ōtori a opté pour la purée de pommes de terres, dit un autre collègue qui prenait place aux cô- tés de Brunet. Vous pensez que c’est par plaisir de par- tager notre culture ou bien parce que c’est une valeur sûre ? »

Un petit rire parcourut l’assistance. Brunet ne répon- dit que par un sourire aimable, le regard plissant alors

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qu’il avalait une cuillerée de soupe.

C’était délicieux.

« Ça va, Brunet ? demanda le voisin de Fortant.

— Affamé et fatigué. Et toi, mon cher Marlin ?

— Tout pareil ! Sus aux bonnes victuailles, comme disait ma tante. »

Marlin, qui était assis à la droite de Fortant, était un des membres de la mission militaire française. Il avait été désigné comme sous-instructeur pour l’infanterie.

C’était un homme de petite taille, trapu, les cheveux bouclés et la barbe en guidon. Il avait des yeux proémi- nents et ses cernes lui donnaient un air de chien battu. Il accordait un sourire bienveillant à l’intention du grand brun.

Quant au voisin de gauche de Brunet, qui ressem- blait étrangement à Marlin, il ne s’agissait nul autre que de Bouffier. Il était, au même titre que Marlin, désigné en tant que sous-instructeur pour l’infanterie. Lui aussi était de petite taille, un peu trapu. C’est dire si on aurait cru au frère jumeau de Marlin.

« J’appréhende assez la suite, confia Bouffier.

Quand je me dis que l’éducation de l’armée duShōgun dépend de nous, j’ai le sentiment que de lourdes respon- sabilités pèsent sur nos épaules.

— C’est vrai, répondit Marlin. Les clans du Sud prennent leurs propres précautions pour se mettre à jour également. Il fricotent avec la racaille britannique. »

À nouveau un rire léger les réchauffait, même Bru- net. Il fut surpris de cette remarque quand bien même le sous-officier Marlin secouait la tête, comme pour se dédouaner de cet affront. Tous avaient l’air nerveux et tout moyen de faire retomber la pression était bienvenu.

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Ils avaient même attiré des regards envieux sur la droite.

Certains écoutaient d’une oreille distraite.

Brunet porta un morceau de poisson à sa bouche qu’il mâcha longtemps pour en apprécier les arômes sa- lés. C’était délicieux et ce repas convivial lui redonnait un peu d’entrain. Il s’éclaircit la voix pour s’adresser en ces termes, pour le moins didactique, à ses comparses.

« Les clans du Sud n’ont jamais eu de réelle accoin- tance avec leShōgun, précisa Brunet. Ce sont même eux qui ont perdu à la bataille décisive de Sekigahara à la toute fin du XVIe siècle. Il n’est guère étonnant qu’ils profitent désormais de la position de faiblesse du régent militaire pour essayer de le renverser…

— … Et tout cela en essayant de faire pression sur le Mikadopour qu’il ordonne auShōgunde démissionner ? demanda Fortant.

— C’est cela même.

— Ces clans du Sud doivent être redoutables et dé- terminés pour qu’on ait besoin de nous, remarqua Bouf- fier. »

Marlin s’éclaircit à son tour la gorge avant d’établir un contact visuel avec ses voisins et de les inciter à se rapprocher afin de leur délivrer quelque confidence qui saurait être fâcheuse :

« C’est l’ordre naturel des choses. LeShōgunest un dictateur militaire et il n’est malheureusement pas pos- sible de contenter tout le peuple. On a choisi notre camp.

— C’est faux, objecta Marlin, cela aurait pu être les clans du Sud, on serait ici même à la place des Britan- niques. Tout ceci dépend de Son Altesse Impériale Na- poléon III qui voit un intérêt à ce que leShōgungarde les plein pouvoirs.

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— Tu as raison, mais pourquoi Son Altesse Impé- riale voudrait… »

Brunet leva la main en geste d’objection, la mine désolée.

« Mes braves gaillards, dit-il d’un ton caverneux, j’ai bien peur qu’il ne faille trop nous occuper de ce qui ne nous regarde pas. Je répondrai toutefois à la question avant de couper court à la discussion : si le Japon bas- cule sous l’autorité suprême de l’Empereur, il devien- dra donc un Empire. Ce qui signifie conquêtes. Est-ce dans les intérêts des Britanniques ou des Hollandais ? Je l’ignore. Je pense qu’il s’agit de raisons économiques tout comme pour nous, même si les Britanniques ont préféré badiner avec les impérialistes qu’avec leShō- gun. Libre à vous de deviner pourquoi, mais je suis au regret de vous informer que moins nous évoquerons ce sujet, si palpitant soit-il, mieux cela vaudra pour nous tous… »

Il avait presque envie de leur demander pardon dans cet élan de sagesse. Il était évident qu’au vu de sa ré- ponse, Brunet avait, lui aussi, réfléchi à la question.

Mais c’était s’écarter de ce pourquoi on l’avait sollicité : former et instruire les troupes duShōgunà l’artillerie et aux méthodes diverses et variées de l’armée française.

Roze avait été clair : pas de parti pris politique ! Le reste du repas se déroula dans un silence rela- tif. Tous se retrouvèrent dehors, devant l’ambassade, où Roches, s’il ne fit des adieux aux camarades de la mis- sion, s’adressait à eux en des termes élogieux.

« Capitaine, messieurs les officiers, sous-officiers et instructeurs, reposez-vous bien jusqu’à demain. Nous partons à Ōtamura dès la première heure, où nous vi- 26

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siterons la caserne dans laquelle vous passerez le plus clair de votre temps. »

Chaque membre de la mission se vit accorder une chaleureuse poignée de main et un sourire rassurant de la part de Roches. Le vieil homme avait le contact facile et semblait, au plus profond de lui-même, soulagé que le capitaine et ses hommes soient enfin arrivés à bon port.

Confiant, il s’en retourna dans le bâtiment de l’ambas- sade.

Chanoine et ses hommes suivirent Ōtori parmi les ruelles de Yokohama jusqu’à une allée exclusivement composée d’auberges traditionnelles sur deux étages.

Pour la plupart d’entre elles, elles disposaient d’un bal- con sur lequel on voyait des cloisons en bambou, avec quelques portes coulissantes dont la paroi était faite de papier de riz.

Ce spectacle fit sourire Brunet. En effet, Yokohama, si elle prenait des airs occidentaux de grande ville por- tuaire, avait gardé par certains endroits un charme de ville traditionnelle. Il sourit, notamment à Ōtori qui avait sans conteste deviné que les Français apprécie- raient la découverte de sa propre culture ; après tout, les camarades français avaient tous choisi de manger à la japonaise.

On s’égaya quelque peu parmi les collègues de la mission. Certains trépignaient d’impatience à l’idée de dormir dans une auberge japonaise. Brunet tenta tant bien que mal d’intimer à ses comparses de faire montre d’un peu plus de retenue ; pour lui, l’image qu’il véhi- culait était importante, et il préférait embrasser les us et coutumes locaux plutôt que d’affirmer les siens.

La vérité, c’est qu’il était exténué et à la recherche

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de calme. Ce que Ōtori comprit en croisant le regard du grand brun. Tous deux échangèrent un sourire alors que le Japonais demanda à ce qu’on se déchaussât au dehors avant de pénétrer dans l’enceinte de l’auberge.

Brunet entra, se baissant alors qu’il passait sous des banderoles marron qui arboraient des sinogrammes blancs — sans doute le nom de l’auberge. Mais plus il se rapprochait de ce qui serait sa chambre pour ce soir, plus il devenait imperméable aux bavardages et insen- sible aux détails qui faisait le charme de cette auberge.

Ses collègues, il les regardait avec l’œil d’un homme ai- mant qui partagerait des choses intenses avec eux, mais d’un œil fatigué avant tout.

Il avait envie de s’isoler. La journée avait été dif- ficile et le retour à la terre ferme semblait le troubler.

Peut-être était-ce le poids de la mission dans une contrée inconnue qui le travaillait tant ?

« Mon capitaine, fit Brunet alors qu’il s’avançait vers Chanoine, si vous n’avez plus besoin de mes ser- vices, j’aimerais me reposer jusqu’à demain.

— Pas de bile, mon grand… La traversée s’est pas- sée dans les meilleures conditions, mais le plus dur reste à venir. Repose-toi. On se regroupe devant l’auberge de- main au petit matin. »

Chanoine gratifia discrètement Brunet d’une tape sur l’avant bras, tandis que ce dernier sourit franchement à son supérieur et aux autres.

Avant d’être mené à sa chambre, il se présenta à Ōtori en ces termes, articulant pour que le Japonais boive chacune des paroles de l’officier :

« M. Ōtori, merci infiniment pour votre accueil et pour vous être occupés de nous. Je vais prendre congé.

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Il me tarde de travailler avec vous. »

Le nippon sourit poliment à Brunet. Lui-même était marqué par la fatigue.

« Avec plaisir, répondit-il. Monsieur…

— Brunet. Jules Brunet. »

Après une nouvelle secousse de leur poigne, ils se lâchèrent la main tandis qu’un hôte invita Brunet et d’autres à le suivre. On invita le grand brun à pénétrer dans une chambre sommaire, où il dû courber l’échine pour y entrer. Il remercia dans la langue locale son inter- locuteur, s’inclinant maladroitement comme un étranger qui ne connaissait en rien l’étiquette nippone, et fit cou- lisser la porte en papier de riz jusqu’à se retrouver en totale intimité.

Il soupira longuement. Cela lui fit un bien fou. Il s’installa dans une lenteur consciencieuse au point de ne pas vouloir faire de bruit, se délestant de ses lourds habits d’officier. Il se mit à l’aise, s’allongeant sur le dos, le regard égaré sur le plafond en bois sombre.

Il faisait encore jour, mais l’officier n’avait pas la force de sortir avec ses collègues pour profiter de quelque quartier libre avant le départ pour la ville de Ōtamura. C’était là-bas que se situait la caserne mili- taire dédiée à l’instruction des troupes duShōgun par les Français.

Alors, assailli de moult pensées sur l’issue de son entreprise et de la mission tout entière, il ferma les yeux et la digestion du repas du midi l’aida à trouver un som- meil plus que bienvenu.

Pourvu que ce repos lui redonnât suffisamment de forces pour les jours à venir.

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Pendant ce temps, au sud…

La nuit d’hiver était glaciale, et ce même à l’extrême sud du Japon qui pourtant se trouvait plus proche de l’Équateur que du reste de l’archipel.

L’île de Saikaidō était celle qui se trouvait le plus au sud. Elle était réputée pour abriter les clans hostiles auShōgun. Notamment le clanShimazuqui avait néan- moins agi aux côtés des clans du nord, plus favorables au gouvernement en place. Ils avaient, en effet, protégé le palais impérial contre le clanMōriqui avait tenté d’im- poser unultimatumauMikado.

Le clan Shimazu était lui aussi impérialiste et s’il avait combattu contre les Mōri auparavant, les deux clans avaient des buts communs, unis sous la même doc- trine : « Révérez l’Empereur, repoussez les barbares. »

Barbares avec qui ils ne semblaient pas mécontents de badiner ce soir-là. Des samouraïs des clansMōriet Shumazuse trouvaient en compagnie d’occidentaux, des Britanniques, dans cette maison des plaisirs où desgei- sha— ces célèbres dames de compagnie à la japonaise

— s’adonnaient à la musique où à la conversation sur des sujets divers et variés avec leurs clients. Les rires fu- saient et les langues se déliaient au fur et à mesure qu’on servait, encore et encore, de l’alcool aux convives.

«Amazing !s’exclama l’un des étrangers, les pom- mettes rougies par l’alcool, alors qu’il applaudissait les hôtes. »

Elles étaient maquillées de fard blanc, resplendis- santes dans leurskimonoaux motifs harmonieux avec

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leur coiffures en chignons et leurs lèvres pulpeuses cou- leur carmin. Il aurait été hypocrite de dire que les britan- niques ne désiraient pas pénétrer dans l’intimité de ces félines demoiselles qui affichaient quelque expression enjôleuse sur leur joli minois.

De quoi attendrir les invités des samouraïs. Cet der- niers étaient, pour la plus grande majorité d’entre eux, assis sur leurs talons, imperturbables, le visage fermé, la mine interdite, limitant largement toute consommation d’alcool ou les interactions avec ces femmes de bonne compagnie. Ils étaient habitués à ce genre de sauteries et l’enjeu de ce soir était capital. Les mains reposant sur les cuisses, dos droit, menton relevé, ils faisaient bonne figure dans l’intérêt de leur clan respectif.

« Je suis ravi que nous fassions affaire, avoua un samouraï à un commerçant qui, tournant la tête vers son interlocuteur, lui sourit.

— Et moi, je suis convaincu que vous avez fait le bon choix. Je vous le redis : il est tant pour le Japon d’entrer dans une nouvelle ère !

— Les sabres n’auront vraiment aucune utilité après que vous nous aurez cédé votre artillerie.

— Et voyez même au-delà ! Vous prenez le parti d’être aux dernières avancées en matière d’armement.

Votre pays a trop longtemps sombré dans l’isolement et l’absence de communication à l’extérieur a causé un retard sans précédent, que nous aiderons à combler coûte que coûte. Aucune puissance étrangère ne pourra vous forcer la main comme a pu le faire le commodore Perry. »

Le samouraï acquiesça gravement. S’il avait agi en tant que véritable homme de son état, il aurait pour- 32

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fendu cet imbécile d’opportuniste pour cet affront subi, ce déshonneur sur sa propre personne. Cela dit, il n’était qu’un outil, un marchand de mort en proie aux flatteries, un esprit hagard que les clans du Sud se mettaient dans la poche.

Et puis, au fond, eux aussi avaient attendu le mo- ment opportun où leShōgunse verrait contraint à céder à la volonté des puissances étrangères. Il était tout natu- rel de s’en remettre à des consultants occidentaux pour renverser le pouvoir militaire, quand bien même leur de- vise « Révérez l’Empereur, repoussez les barbares » ne semblait plus au goût du jour.

Ces fameux barbares, ils comptaient bien s’en ser- vir.

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Ōtamura

Chanoine descendit vigoureusement de son cheval, manquant de tomber tête la première alors que son pied gauche était resté coincé dans l’étrier. Il étouffa un pe- tit juron tandis qu’il était rejoint par ses hommes. Tous étaient à l’aise sur leur monture, en partie Brunet qui ne manquait pas de prestance. Revêtant son uniforme d’of- ficier, toujours soigné, il posa un pied à terre, le men- ton relevé, conduisant son étalon par la selle jusqu’à ce qu’un jeune garçon vienne à sa rencontre pour s’en oc- cuper.

Il balaya les baraquements du regard. Ceux-ci étaient récents, typiquement occidentaux et avaient, de toute évidence, été bâtis pour abriter la formation des troupes duShōgun.

« Nous y sommes, chère confrère. fit Descharmes alors qu’il se plaçait aux côtés de Brunet.

– LeShōgunprend très au sérieux notre devoir, ré- pondit Brunet. Tâchons de donner le meilleur de nous- mêmes, dans l’intérêt de nos deux pays.

— Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre, surenchérit Ōtori qui prit les devant. »

Tous suivirent leur hôte japonais alors que d’autres autochtones pointaient le bout de leur nez, lançant des

« bienvenue ! » à l’intention des français qui, agréable- ment surpris, répondaient sur le même ton, le sourire aux lèvres. Même Brunet était gagné par cette euphorie sou- daine, alors que les jeunes officiers se tenaient les uns derrière les autres pour accorder une poignée de main

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exagérée à la française, amusés de suivre l’étiquette oc- cidentale en présence de ceux qui seraient leurs profes- seurs pour les mois à venir.

Ils étaient tous très jeunes, la plupart ayant à peine atteint l’âge adulte. Leur engouement était tel que ni Brunet, ni d’autres de ses collègues n’avaient envisagé les choses sous cet angle.

Ōtori objecta un ordre formel dans sa langue natale afin de ramener de l’ordre parmi les officiers surexcités, qui répondirent tous en chœur par l’affirmative avant de s’en retourner à leurs besognes dans un ordre impec- cable, aussi vite qu’ils étaient venus.

« Ne vous laissez pas surprendre, remarqua Ōtori.

Ils sont jeunes et impatients d’apprendre à vos côtés, et ils sont passionnés par l’histoire de France autant que par votre langue. Certains parlent même très bien le français.

— Merveilleux, se répondre Chanoine. »

Le capitaine était ému de l’accueil qui leur a été fait alors qu’il passait, en compagnie de ses hommes, sous un préau qui donnait sur une gigantesque cour intérieure investie par quelques élèves s’adonnant à des exercices divers et variés.

Cette cour était cernée par de longs bâtiments mo- dernes bâtis sur deux étages, qui avaient été aménagés spécifiquement pour héberger les troupes nippones des- tinées à vivre en immersion totale sous l’égide des ins- tructeurs français, dans un rythme soutenu.

Tout, ici, semblait avoir un air français, comme si les Japonais voulaient embrasser la culture française, ou si on voulaient que les conditions soient optimales pour les instructeurs, afin qu’ils ne fussent trop dépaysés.

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La visite fut éclaire et les présentations brèves.

Quelques officiers japonais échangèrent des cartes de visite avec les instructeurs, et ne loupaient aucune oc- casion de s’exprimer dans un français intelligible à la surprise des instructeurs.

Réunis dans la cour, les membres de la mission mi- litaire française se regroupèrent en arc de cercle autour de Roches.

« Messieurs, mon travail s’achève ici pour cette fois.

Je serai à Yokohama et il est probable que nous nous re- croisions sous peu. Les hommes de Ōtori ont l’air im- patient de commencer l’instruction à vos côtés. J’espère que vous saurez tirer parti de cet enthousiasme… Sur ce, le devoir m’appelle. Bien du courage à vous. »

Il quitta les instructeurs, leur accordant cette même poigne ferme et ce sourire rassurant, paternel.

« Merci, Monsieur l’Ambassadeur, fit Brunet.

— Le devoir vous guide, jeune ami, confia Roches. »

Ōtori raccompagna Roches au dehors de la caserne, tandis que c’était au tour du capitaine Chanoine de faire face à ses hommes.

« Prenez connaissance des lieux, discutez avec les officiers et apprenez à les connaître. Ce seront vos principaux interlocuteurs. Demain, nous retournerons à Yokohama récupérer nos effets personnels. Il y a eu quelques complications avec la douane mais j’ai bon es- poir que ça ne retarde pas notre mission. »

Puis d’ajouter :

« Brunet, j’ai à te parler. »

Le grand brun opina du chef avant de faire quelques pas, se démarquant de son groupe qui s’égaillait parmi

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les jeunes japonais trépignant de connaître leurs instruc- teurs.

« Mon capitaine ?

— Comment tu te sens ?

— On ne peut mieux.

— Fort bien. Je vais avoir besoin de toi pour des tâches qui sont annexes à tes fonctions principales, mais qui sont de la plus haute importance. »

Le grand brun releva le menton, inspirant et opinant du chef.

« J’écoute ?

— J’ai besoin de tes talents d’ingénieur pour amé- liorer les différents arsenaux que Monsieur l’Ambassa- deur Roches a fait construire à Yokohama ainsi qu’à la capitale d’Edo. De mes quinze gaillards, tu es le plus à même de remplir cette mission. Est-ce que je peux compter sur toi ?

— Assurément, mon capitaine.

— Parfait ! s’exclama Chanoine, je te transmettrai les établissements à visiter. Nous nous reparlons plus tard. »

Brunet opina du chef tandis que Chanoine tournait des talons, mains dans le dos, déjà préoccupé par ses fonctions de capitaine qu’il aurait à remplir : de la pape- rasse, de l’administratif, de l’écriture de rapports… La dure vie de gradé que celle de finir sclérosé derrière un bureau sans connaître l’excitation du terrain.

Un jeune Japonais avait attendu à distance respec- table de Brunet alors que ce dernier avait fini de s’en- tretenir avec son capitaine. Le jeune garçon sourit, l’air tant amusé que admiratif. Pour une raison que le grand 38

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brun peinait à s’expliquer, le garçon avait docilement attendu que l’officier se libère.

La mine amicale de ce garçon incita Brunet à s’ap- procher.

« Bonjour ! s’exclama le jeune garçon. Je m’appelle Kintaro Tajima ! Je suis enchanté de faire votre connais- sance ! »

Il s’était exprimé dans un français remarquable, quoique scolaire, mais qui ne déplut guerre au grand brun, qui lui accorda une franche poignée de main.

Kintaro était un jeune garçon semblable à beaucoup de Japonais présents à la caserne. De petite taille et de constitution plutôt fine, les traits de son visage laissaient penser qu’il s’agissait d’un enfant bercé d’innocence, dépassant de peu l’âge adulte.

Il avait, au même titre que beaucoup d’autres japo- nais, le teint hâlé, les yeux noirs en amande, le nez et la bouche larges. Il avait le cheveux noir et court et ses oreilles étaient petites. Au même titre que Brunet, il por- tait le képi et les manches de son manteau étaient bro- dées de nœuds hongrois.

« Je m’appelle Jules Brunet.

— Professeur Brunet, conclut Kintaro.

— Votre français est excellent.

— Merci. Vous parlez le japonais ?

— Peu… Très peu.

— Ōtori sensei m’a dit que vous étiez polyglotte.

Est-ce vrai ? »

Brunet marqua un silence. Il venait de comprendre pourquoi le jeune homme lui avait automatiquement ac- cordé le titre de professeur, comme il avait accordé le suffixesenseià Ōtori. S’il ne connaissait pas la langue,

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il était un minimum au fait de l’étiquette japonaise et il se rendit à l’évidence du caractère humble et respec- tueux du jeune homme.

« Oh, je ne sais… J’ai quelques notions en langues européennes, mais je peine à me faire ne serait-ce qu’à votre système d’écriture.

— Je serais ravi de vous l’apprendre, professeur Brunet. »

Le grand brun souffla un rire amusé. Ce jeune homme, plein de ressources, lui plaisait déjà. Pourvu que cet enthousiasme continuât, pensait-il.

« Avec grand plaisir, jeune homme. Mais quel est votre grade ?

— Je suis lieutenant d’artillerie. Vous allez m’ap- prendre à utiliser les canons ? Sans ça, nous ne pourrons nous défendre contre les clans du Sud.

— Je suis là pour ça, en effet. L’armée française pos- sède une expertise dans l’utilisation d’artillerie lourde aussi bien dans la conduite de fortifications. Je pourrais vous en parler des heures…

— Peut-être que vous pouvez me dire « tu » ?

— C’est-à-dire ?

— Vous êtes mon aîné et mon professeur. C’est moi qui vous dois le respect, professeur ! Et si vous me parlez aussi poliment, j’ai le sentiment d’être votre égal, ce que je ne suis pas. Enfin, c’est la coutume japonaise…

— Il nous faut garder un certain protocole dans nos échanges. Je veux bien te tutoyer, à condition que cela ne sorte du cadre privé.

— Merci, professeur ! »

Aussi futile pût paraître la discussion pour quelque oreille indiscrète, Brunet ne voyait pas les choses de 40

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cette manière. Si Monsieur Ōtori serait, avec les autres instructeurs français, le principal interlocuteur pour communiquer avec les hautes instances japonaises, le jeune Kintaro semblait être un intermédiaire privilé- gié pour immerger Brunet dans cette culture qui faisait naître en lui d’innombrables interrogations.

Il fallait toutefois faire montre de patience, en par- ticulier face à Kintaro. Tous deux commençaient à mar- cher côte à côte dans l’immense cour où les élèves japo- nais vaquaient à leurs occupations personnelles ; pour certains il s’agissait de se détendre ; pour d’autres, de profiter du temps libre afin de s’instruire.

« Tu saurais me conseiller, demanda Brunet, quelque manuel ou quelque méthode pour que je puisse apprendre votre langue ?

— Suivez-moi, s’il vous plaît, répondit prompte- ment le jeune homme. »

Les deux comparses marchèrent en dehors de la cour pour entrer dans l’un des bâtiments annexes. Celui-ci était en fait sur deux étages, plutôt grand, et l’entrée débouchait automatiquement sur une bibliothèque som- maire.

« Les manuels de correspondance entre le japonais et le français, ça n’est pas ce qui manque, précisa Kin- taro. Je n’ai pas croisé un seul de nos hommes qui ne soit curieux à l’idée d’apprendre le français.

— Remarquable, avoua Brunet. »

Il sourit à Kintaro qui lui tendit respectueusement, de ses deux mains, un ouvrage dont la couverture était imprimée de sinogrammes mais aussi de caractères ro- mains.

Le jeune homme avait légèrement courbé le dos et

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penché le buste comme le voulait l’étiquette. Ce que Brunet avait imité dans quelque automatisme diplomate.

Il recevait l’ouvrage dans ses mains alors que Kintaro se permit un petit rire.

« — Pardon… Vous êtes intéressant, professeur Brunet.

— Je t’en prie, jeune homme. »

Le grand brun sourit, tandis qu’il feuilletait l’ou- vrage aux pages jaunies, le sourire aux lèvres alors qu’il s’arrêtait à une page au hasard.

« C’est excellent, ajouta-t-il.

— N’est-ce pas ! Je dois m’absenter. Ravi de faire votre connaissance, Professeur Brunet ! »

Kintaro ne demanda pas son reste. Il laissa Brunet seule dans l’enceinte annexe. L’officier profita d’un ins- tant de répit pour observer la quiétude des lieux et lor- gner un regard curieux sur la reliure de multiples ou- vrages. Il brûlait d’envie de comprendre la significa- tion de ces idéogrammes qui, disait-on, provenait de la langue chinoise.

À croire que les japonais aimaient la complexité.

Le reste de la journée se déroula dans le calme.

On présenta à Brunet et aux autres instructeurs leur chambre. Chacune, tant à la grande surprise et à la dé- ception — dissimulée — des Français, possédait un style à l’occidentale : un lit avec un sommier, une ar- moire en bois sombre et un petit bureau. Un ensemble sobre qui rappelait son pays natal au grand brun.

Il profita un maximum de son temps libre pour com- mencer à imprimer dans sa mémoire les syllabaires de base utilisés par les Japonais. Le reste du temps, il le passa à faire bonne chère auprès de ses futurs élèves et 42

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de ses officiers.

L’appel de l’étude et de la découverte était grand.

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Yokosuka

Les jours passèrent sans qu’aucune péripétie notable ne se déroulât, si ce n’était que la journée dédiée à la récupération des bagages et autres effets personnels à la douane eut été éreintante. De quoi retarder l’inévitable début de la mission d’instruction.

Cela laissait quelque temps de battement à Brunet pour se rendre aux principaux bâtiments que le capitaine Chanoine lui avait indiqués.

L’un d’eux se situait dans la ville côtière de Yoko- suka. Située juste au sud de Yokohama, elle abritait un arsenal naval dont la construction avait débuté il y a deux années de cela.

Le grand brun arrêta prestement son cheval pour le confier à une écurie voisine, baragouinant quelque japo- nais hasardeux, de première nécessité, qu’il avait appris dans l’espoir de se faire comprendre des autochtones.

Ne leur en déplût au vu de sa grammaire parfois confuse et souvent erronée.

Il se présenta donc sur le chantier. Celui-ci était af- fluent, bien avancé, et Brunet constata avec agréable surprise qu’il y avait autant d’Occidentaux que de Ja- ponais affairés à la construction de pièces diverses et variées. Celles-ci étaient volumineuses, destinées à l’as- semblage pour ériger des vaisseaux marins pour la flotte duShōgun.

« Jules ?! s’exclama un individu qui émergeait d’une allée sur la gauche du grand brun. »

Il s’agissait d’un homme aux trait européens, vêtu

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élégamment à l’occidentale. Au fur qu’il se rapprochait de Brunet, ce dernier reconnut cet homme au sourire franc et ému.

« Léonce ! Ça, par exemple ! »

Les deux hommes s’accordèrent une accolade fami- lière, se tapotant mutuellement dans le dos.

« Je n’en crois mes yeux ! dit Léonce en ôtant un instant ses bésicles rondes. Toi ici ! Comment ce fait- ce ?!

— Je suis en mission sur ordre de Son Altesse Impé- riale, expliqua Brunet, le sourire aux lèvres. Et toi donc, camarade ?

— Que d’honneurs ! C’est moi qui tient la maison debout, ici. Même si je passe le plus clair de mon temps assis… »

Un rire. Quel ne fut pas le plaisir, pour Brunet, de voir des têtes familières dans une contrée aussi éloignée de son pays natal.

Léonce Verny était, au même titre que Brunet, un in- génieur polytechnicien. Les deux hommes s’étaient ren- contré pendant leur cursus étudiant et avaient noué une camaraderie et une amitié certaines.

Verny était un homme de taille moyenne et à la silhouette distinguée. Lui même semblait investi, au même titre que Brunet, de cette propension à chercher l’élégance dans ses manières et son allure. Il avait des yeux étirés, les sourcils saillants, le nez aquilin et la bouche pincée. Sa barbe longue et brune remontait jus- qu’à ses grosses oreilles. Son front ample et ses cheveux bien peignés accentuaient son air de gentilhomme intel- lectuel, autant que par son style vestimentaire, simple mais distingué : manteau en laine sombre, sans fioriture, 46

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et pantalon brun de velours. Ses souliers demeuraient propres malgré la poussière ambiante qui pullulait au dehors dans l’arsenal.

« Viens donc dans mon bureau. Je gage que ta visite n’est pas anodine, devina Verny. »

Le directeur de l’arsenal invita d’un geste cordial son homologue à le suivre. Sa démarche avait ce même air solennel et militaire que Brunet se donnait.

« Tu devines bien, répondit Brunet. J’ai été chargé par le capitaine Chanoine d’apporter un soutien logis- tique aux processus d’armement de nos troupes, en plus de dispenser des cours d’instruction théoriques à de jeunes Japonais prometteurs. J’ai l’intime conviction qu’ils feront des merveilles. »

« Ce sont des personnes dévouées, confia Verny. Je te concède avec peine qu’ils mettent plus de zèle à l’ou- vrage que nos camarades français, ici même…

— C’est compréhensible. L’avenir tout entier de leur nation en dépend.

— Certes. »

Les deux hommes arrivèrent dans un petit bâtiment annexe et sobre, où Verny guida Brunet dans un bureau à l’occidentale, ni trop décoré, ni trop vide.

« J’imagine que leShōguntable sur des vaisseaux de choix au vu de l’ultimatum qu’il a subi il y a dix ans ? demanda Brunet.

— Logique. Il lui faut développer des moyens logis- tiques intérieurs pour contenir la menace du Sud, mais aussi anticiper les menaces extérieures. Lorsque le com- modore américain Perry avait débarqué il y a quinze ans avec ses gros vaisseaux à canons pour encourager le Shōgunà autoriser l’installation d’un consulat à Yoko-

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hama ainsi que l’ouverture de certains ports… Cela n’a pas été très bien reçu, il faut le dire, par tous les Japo- nais. Tu n’as rien remarqué de méprisant à leur égard ?

— Au contraire. Mes futurs élèves montrent du zèle et de la sympathie. Dois-je m’inquiéter ?

— J’ai déjà été insulté et appréhendé par quelques fous. Rien de grave, mais il faut que tu gardes en tête que tes collègues et toi n’êtes pas dans le cœur de tous les Japonais. En particulier les impérialistes qui entre- tiennent un sentiment nationaliste et xénophobe.

— C’est compréhensible… Et le mieux que nous puissions faire, c’est de mener à bien notre mission sans causer de tort aux locaux, ni faire de vague. L’image de l’Empire de France en dépend.

— Je dérange, interrompit une voix féminine. » Elle s’était fait entendre derrière la porte du bureau de Verny. Les deux comparses se turent un instant, ins- tallés sur leur chaise, se tenant droit, tandis qu’une jeune femme aux traits orientaux se présenta pour leur servit du thé et des petits gâteaux. Ce que Brunet ne manqua pas d’approuver en hochant aimablement la tête. L’em- ployée sourit poliment avant de partir aussi vite qu’elle était venue.

« Je crois que tu as tout dit, termina Verny. » Pour le reste, les deux ingénieurs discutèrent lo- gistique, Brunet observant avec attention les plans de Verny, émettant des critiques naturelles et conseillant son vieil ami. Le grand brun prenait sa tâche à cœur. Il le faisait pour son pays mais aussi pour son camarade.

Brunet repartait de l’arsenal avec un sentiment de grande satisfaction. Savoir qu’un homme de la trempe de Verny dirigeait un établissement aussi critique le ras- 48

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surait au plus haut point, en plus de nourrir un bénin sentiment de rivalité avec son homologue.

Brunet aussi était prêt à donner le meilleur de lui- même dans son entreprise.

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La mission en marche

Les jours passèrent à nouveau dans le calme et la quiétude. Le temps, quant à lui, était frais et nuageux.

Rien ne laissait présager quelque intempérie indésirable.

Cela faisait une semaine que les instructeurs fran- çais avaient investi la caserne d’Ōtamura. Dans la grande cour intérieure de la caserne, les jeunes élèves japonais, revêtant un uniforme noir, donnaient du zêle à la tâche et exécutaient les ordres avec entrain. Les direc- tives étaient, parfois, ponctuées de rappels à l’ordre de la part des instructeurs à l’attention des officiers japo- nais, dont l’ardeur et la motivation étaient telles qu’il se plaisaient eux-mêmes à donner leurs commandements en français !

« Gauche ! Droite ! Gauche ! Droite ! tonitruait Bouffier qui mettait au pas les jeunes nippons. »

On entendit une salve de tirs à l’autre extrémité, où des élèves de Marlin peinaient à se coordonner et à tirer au fusil. Il s’agissait d’une arme lourde qui ne se tenait pas de la même manière qu’un sabre.

Brunet, quant à lui, était dans un bâtiment voisin à l’étage, dans une salle de classe des plus occidentales, où il dispensait l’instruction nécessaire aux officiers sur le fonctionnement de l’armée française, et l’organisa- tion souhaité dans l’armée du Shōgunen fonction des effectifs disponibles.

Si les élèves étaient en effet zêlés et très réceptifs aux leçons, leur nombre restreint ne leur permettrait pas d’être une armée semblable à celle de France qui, elle,

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faisait l’unanimité dans un pays uni. Au contraire du Ja- pon où l’on redoutait une guerre intestine.

« Ainsi donc, le rôle de l’artillerie sera d’appor- ter un soutien aux unités mobiles : cavalerie et infante- rie. Notre objectif : monter deux batteries de montagne, deux batterie de campagne et, j’insiste fortement sur ce point : une batterie de réserve en soutien. »

Tous acquiesçaient, prenant des notes éparses sur leur cahier tandis que Brunet enrichissait son discours de mouvement circulaires de craie sur le grand tableau noir qui trônait au fond de la salle. Il faisait les quatre cents pas, la mine grave et solenelle, tandis que ses élèves, silencieux et croyant presque avoir affaire à un général, regardaient avec admiration le grand brun.

« Il s’agit de l’artillerie mobile. Vos hommes de- vront être forts et organisés pour manœuvrer les équi- pements dans des terrains parfois accidentés. »

Kintaro, pour demander la parole, leva la main. Bru- net l’interrogea du regard.

« Qu’elle est la portée d’un canon moyen ?

— Deux lieues, répondit Brunet. Leur cadence équi- vaut à trois projectiles toutes les deux minutes environ.

Ceci sous réserve d’une organisation optimale, bien en- tendu. »

Certains élèves étaient parcourus de frissons rien qu’à entendre Brunet. Le Français avait l’air si af- fable, si chevaleresque, si patient dans ses manières. Et pourtant il fournissait à des hommes adeptes du sabre quelque moyen de renverser l’issue d’une bataille à dis- tance.

Les élèves japonais, fussent-ils officiers ou simples soldats, étaient en effet rompus à l’art du sabre ou encore 52

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de l’arc et de la cavalerie. Cette nouvelle dimension que prenait la potentielle guerre contre le Sud leur donnait le vertige. Ils se sentaient minuscules, à l’approche de batailles futures où tout se règlerait sur la distance avec de moins en moins de combats de mêlée.

C’était pourtant un mal nécessaire pour tenir face aux impérialistes qui, disait-on, s’étaient emparés de certains savoir-faire en terme d’artillerie lourde.

Le reste du cours se passa dans le calme, parfois per- turbé par les bruits extérieurs mais rien qui ne déconcen- trait vraiment le professeur et ses élèves.

À la pause déjeuner, Brunet alla s’attabler en com- pagnie des autres Français. En face, Fortant, toujours fidèle au poste, tandis qu’ils étaient rejoints — heureux hasard — des petits Bouffier et Marlin.

Cette fois-ci, Ōtori se trouvait à la droite de Brunet.

L’ambiance des lieux était bonne, et le brouhaha am- biant, ni trop intense, ni trop faible. Une preuve de plus du savoir-vivre des Japonais. Ōtori interrogeait de son regard fatigué, tour à tour, les quatre instructeurs fran- çais.

« Tout va pour le mieux ? demanda-t-il.

— On ne peut mieux ! lança Bouffier. C’est fort dépaysant d’enseigner à des personnes aussi jeunes et aussi motivées. De mon vivant, je n’ai jamais vu autant de cœur à l’ouvrage.

— Si bien qu’il est parfois délicat de les recadrer, ajouta Marlin. J’ai cru comprendre que vous aviez vos manières de… faire comprendre certaines choses à vos interlocuteurs, de Japonais à Japonais.

— C’est-à-dire ? questionnait Ōtori.

— Je ne sais pas. Je vous ai rarement vu refuser quoi

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que ce soit. Vous, les Japonais, préférez ne pas être trop directs dans vos approches, surtout lorsqu’il s’agit d’un refus.

— Exactement. Mais n’hésitez pas à vous montrer ferme avec vos élèves, ils vous en remercieront. Dans la vie de tous les jours comme chez les samouraïs, le res- pect des aînés est de mise. Et s’ils vous appellent “pro- fesseur”, je vous donne ma parole que, pas une seule fois, ils ne trouveront quoi que ce soit à redire sur vos agissements et paroles. C’est passible de mort, autre- ment.

— … De mort ? s’étonna Fortant.

— La grande majorité de vos élèves sont de jeunes samouraïs. C’est un titre de noblesse issu d’une certaine aristocratie qui a régné en maître sur le Japon pendant des siècles. Ils suivent une étiquette stricte qui les oblige à laver leur déshonneur par un suicide rituel qu’on ap- pelle leseppuku. »

Tous se turent un instant. Bouffier et Marlin pei- nèrent à dissimuler leur étonnement, tandis que Fortant acquiesçait gravement. Brunet, quant à lui, restait de marbre, alors qu’il portait un morceau de légume ma- riné à sa bouche.

« Certains donnent à cette étiquette le nom deBu- shidō. Les samouraïs de l’ère précédente étaient brutaux et s’en prenaient même aux castes inférieures de la so- ciété, à piller les paysans ou encore à racketter les mar- chands. Et pour qu’une société fonctionne ; qu’on œuvre tous ensemble dans la paix, il fallait éduquer cette caste guerrière qu’était celle des samouraïs. C’est là que le Shōgun, après sa victoire sur les clans du Sud il y a plus de deux siècles, a unifié le Japon en un système féodal 54

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strict, tel qu’il pourrait se désagréger aujourd’hui… » Si le reste du déjeuner se déroula dans le silence après les paroles éloquentes de Ōtori. elles n’en restèrent pas moins inspirantes pour Brunet.

Le reste de la journée était studieux et, le soir, au lieu de s’autoriser quelque activité sociale avec ses ca- marades, le grand brun dessinait et apprenait le japonais.

Cette culture avait un quelque chose qui le charmait.

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Un nouvel ami

Deux mois passèrent. La mission se déroulait sans encombre et le temps s’adoucissait, annonciateur d’un printemps radieux, récompensant les efforts fournis tant par les élèves japonais que par des instructeurs français.

Ces derniers se retrouvaient dans un bâtiment an- nexe à la caserne, qui leur était réservé pour leurs entre- vues, tant formelles qu’informelles. Ce jour-là, le capi- taine Chanoine était assisté de chacun de ses hommes, avec un tout nouvel élément se tenant à sa gauche. Le nouveau venu était un jeune homme vigoureux et de taille moyenne. S’il ne portait pas l’uniforme d’offi- cier, son appartenance à l’armée française était à n’en pas douter : képi décoré, pardessus bleue orné de motifs en nœuds hongrois, pantalon garance. Il avait la même prestance que tous ses futurs collègues, avec la mous- tache soigneusement taillée en guidon alors qu’il était rasé à blanc. Le regard rieur et avenant, il passait en revue ses futurs collègues qui lui accordèrent la même sympathie.

« Messieurs ! introduit Chanoine, j’ai aujourd’hui l’immense plaisir de vous présenter le brigadier des ha- ras André Cazeneuve, qui a apporté avec lui les premiers chevaux arabes en cadeau au Shōgun pour l’exporta- tion des vers à soie japonais vers la France. Je compte sur chacun de vous pour fournir à notre ami Cazeneuve toutes les informations nécessaires à son intégration et au bon déroulement de ses fonctions. Si tu as quelque chose à ajouter, Cazeneuve ?

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