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Amical entretien

Dans le document Un pétale dans la braise (Page 145-151)

Un vent printanier soufflait sur les alentours de la caserne à Ōtamura. Brunet, dans ses instants de répit, s’isolait, fade, le regard perdu sur les fleurs de cerisier qu’il contemplait depuis la fenêtre de sa chambre.

Il n’avait plus envie de dessiner. Ni de pratiquer le japonais. Ni de discuter avec qui que ce soit — fût-ce Kintaro, Tomi ou d’autres de ses collègues. Son moral allait en empirant et même ses élèves ressentaient que la qualité de ses instructions se dégradait.

Y avait-il pire supplice que de rester dans le flou, de continuer à servir une cause qui n’en valait plus la peine et, par-dessus le marché, recevoir une solde que lui-même ne pensait pas mériter ?

« Tout cela est grotesque… ! jacta-t-il. »

Habillé en tenue sobre, il quitta ses appartements et décida de marcher au dehors, histoire d’aérer son cer-veau, d’observer ces arbres fleuris sous un angle diffé-rent.

Il se rappelait ses meilleurs jours où, au terme d’études acharnées à Saint-Cyr ou à Polytechnique, il avait été félicité à de nombreuses reprises par ses supé-rieurs ou sa famille.

Il se rappelait de la fois où il avait reçu la légion d’honneur au retour de l’expédition mexicaine.

Il se rappelait l’an dernier où Chanoine l’avait promu capitaine.

Sans oublier toutes les petites intentions à son égard où on l’avait complimenté, félicité, où il se sentait vivre,

dans la fleur de l’âge, pareil à ces multiples arbres en floraison, dévoilant sous un soleil radieux mille nuances de rose.

Comment avait-il pu sortir de ce cercle vertueux ?

« Belle journée, n’est-ce pas ? »

Cette question le tira de ses songes. Il s’agissait de Cazeneuve qui, se tenant à distance respectable pour ne pas se montrer intrusif, sourit à Brunet sous sa mous-tache en guidon.

Cazeneuve était vêtu de son habituel accoutrement militaire : képi noir brodé de fils dorés, veste bleue ser-tie de nœuds hongrois, pantalon garance, gants crème et bottes de jais.

Brunet lui répondit par un timide hochement de tête, alors qu’il continuait sa route, laissant en plan un Caze-neuve compréhensif qui ne s’offusqua point le moins du monde. Ce dernier haussa les épaules, admettant que Brunet n’était pas dans ses meilleurs jours, simplement.

Puis il continua sa ronde, autour de la caserne.

… Cependant, l’affable capitaine qui sommeillait en Brunet ne pouvait pas montrer indéfiniment cette morne facette de sa personnalité.

« Cazeneuve ! héla-t-il à son camarade qui regarda par dessus son épaule, tout sourire. »

Brunet pressa le pas en direction de son homo-logue au pantalon garance, et tout deux entamèrent une marche modérée.

« C’est… Une journée magnifique, avoua le grand brun.

— Ce n’est pas en France que l’on saurait s’émou-voir d’un tel spectacle, n’est-ce pas ?

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— Non… Et les cerisiers de notre pays, je dois l’avouer, ne sont pas aussi… Comment dire…

— Majestueux, je dirais.

— Oui.

— La fleur de cerisier a un symbole fort dans ce pays. Les samouraïs s’en sont accaparé pour symboliser le caractère éphémère de leur vie. Méditant chaque jour sur une mort inévitable, quand le corps est en paix et l’esprit demeure paisible. Alors on songe au fait d’être déchiré par des lances, mutilé par des épées, tué par des fusils, des éclats d’obus, terrassés par un tremblement de terre, sombrant au fond d’une abîme, consumé dans les entrailles de la Terre, emporté par le déferlement d’un raz-de-marée, pris au cœur d’un feu, d’une tempête…

Ou tout simplement en proie à une maladie incurable. Il paraît que c’est dans la Mort que réside toute l’essence de la voie du samouraï.

— Ce que vous dites est beau. Je regrette parfois que trop peu de gens eussent emprunté de tels propos au cour de ma puérile existence.

— Pourquoi regretter quelque chose qui germe déjà en vous, mon capitaine ?

— Que dites-vous ?

— Il ne me faut pas de brillantes études à l’École polytechnique pour apprécier l’homme ès sciences que vous êtes, doublé d’un artiste hors pair ; d’un poète convaincu qu’un homme complet sait cultiver cette part de féminité, ces émotions qui, lorsque nous les maîtri-sons, font de nous des Hommes, des vrais. Et puis, à notre âge, nous ne sommes plus à l’école, enfin… Vous croyez que les samouraïs ont eu besoin d’une éducation typiquement occidentale pour en arriver à de tels niveau

de recul sur la vie et d’érudition ? »

Brunet ne répondit pas. Cette révélation, de la part d’un homme tel que Cazeneuve, lui avait fait comme l’effet d’un électrochoc.

« Je me sens d’autant plus lamentable.

— C’est bien. Il paraît que c’est le début de la sa-gesse, mon capitaine, mais vous n’êtes pas lamentable, non ; pas quand je vois vos jeunes élèves souffler le mot

“samouraï” quand ils pensent à vous. »

Brunet s’arrêta, la mine interdite, toisant Cazeneuve qui à son tour s’arrêtait.

« Vous en doutiez, mon capitaine ? Les gens vous aiment. Kintaro vous aime, Chanoine vous aime, For-tant vous aime, Marlin, Bouffier, tous ceux qui par-tagent cette aventure avec vous. Pour l’amour du ciel, reprenez-vous ! Tout le monde croit en vous. Tout le monde vous reconnait. Tout le monde. Sauf que, voilà, mon capitaine, vous n’avez rien de divin et, forcément, quand il s’agit pour Son Altesse Tokugawa d’affronter l’armée impériale, c’est comme s’attaquer à une chi-mère, à quelque chose de divin. Dans toute les religions, vous et moi savons qu’il n’y a rien au-dessus de Dieu. » Le grand brun baissa les yeux. Il admettait intérieu-rement que Cazeneuve, fort de son recul et de son élo-quence, venait de lui remettre les yeux en face des trous.

Brunet n’était pas cet homme du monde, cet homme parfait qu’il avait, depuis si jeune, rêvé d’être. Non. Il était, au contraire, pareil à la fragile fleur de cerisier qui s’ouvrait au monde, explorant une myriade de possibili-tés, consciente qu’elle appartenait à un tout, dans lequel elle ne signifiait rien.

« Je… Je suis tellement désolé…

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— Ce n’est pas à moi que vous devez des excuses, mon capitaine. C’est à vous-même. Je vais vous faire une confidence : j’adore les chevaux. Vraiment. Dans leur gros yeux noirs globuleux, on peut mieux perce-voir notre reflet. Et c’est comme ça que j’en ai énormé-ment appris sur moi-même. Les animaux ne sont pas si différents des êtres humains, au fond… Et le terme de chevalerie, mon capitaine, n’est pas ce qu’il est pour de simples raisons militaires, mais bien parce que les éta-lons domestiques vouent leur existence à nos desseins, aussi puérils soient-ils. C’est aussi le sort que doivent subir les… chevaliers, par extension. Nous sommes faits pour être sacrifiés au service d’un monde meilleur. »

Cazeneuve sourit, fermant les yeux. À l’évidence, Brunet et lui s’étaient bien trouvés.

« J’ai trop parlé. Merci de m’avoir écouté, mon ca-pitaine. »

Cazeneuve prit les devants, marchant sur un parterre maculé de pétales.

Brunet sourit.

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