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9. Les mémoires

9.4. Matière et mémoire

Le philosophe Henri-Louis Bergson (1965) identifie dans Matière et mémoire l’existence des individus indépendamment de l’activité biologique de leur cerveau. Le recours à Bergson vise à identifier deux mécanismes mémoriels qui nous semblent cohérents avec les questions que nous soulevons dans ce mémoire : la mémoire-souvenir ou mémoire pure. La première emmagasine et reproduit les images. Elle sert à choisir les souvenirs utiles à l’action présente en en excluant les autres. La deuxième, la mémoire pure, reconnaît les images.

Dans le sillon Karl Marx, Halbwachs écrit sur le poids du passé économique et sur sa représentation du présent de la société. Selon Marx, les institutions juridiques, politiques, religieuses sont des réponses à l’évolution économique. Halbwachs dans Le destin de la Classe ouvrière (1942) soutient que la notion de mémoire sociale est structurante dans le rapport entre l’économie et la mémoire. Comme thèse de doctorat, intitulé La Classe ouvrière et les niveaux de vie (1912), il développe ce qu’il nomme mémoire sociale virtuelle (Mischi, 2011) dans laquelle est inscrite la mémoire économique, la mémoire politique et la mémoire des mœurs. « Dans ce livre, Halbwachs se veut disciple de Henri Bergson puisqu’il utilise fondamentalement un schéma que l’on retrouvera dans l’évolution créatrice de l’ensemble de l’Être qui crée les espèces en le transposant en termes sociologiques ; ici c’est l’ensemble de la société qui crée une fonction, celle de la classe ouvrière. » (Mischi, 2011)

La mémoire pure n’est pas sans rappeler l’influence du travail d’Alois Riegl, notamment de ce qu’il identifie comme la valeur d’ancienneté : « la valeur d’ancienneté s’offre immédiatement à la sensibilité du spectateur sur la base d’une perception visuelle » (Riegl, 2003 : 80). Cette idée est

reprise par Thordis Arrhenius (2004) dans son analyse sur Riegl et par Jean-Philippe Antoine (2011) dans son étude sur la temporalité et les objets. Antoine fait d’ailleurs le lien avec le travail de Bergson en ayant recours au « passé en général [» qui “] n’a pas de date et ne saurait en avoir [» qui “], existe avant tout comme l’expérience affective d’une forme passée » (Antoine, 2011 : 4). Un concept similaire à celui de Bergson, du moins à ce qu’il entend lorsqu’il parle de mémoire pure, est observable dans les travaux d’Amélie Nicolas et Thomas Zanetti sur les enjeux des projets urbains et de leur devenir. Pour eux, les images

« sont le résultat d’un tri dans les mémoires urbaines. Elles engagent une recomposition de l’historiographie locale et une patrimonialisation spécifique en conférant un sens à l’histoire des territoires-clés » (Nicolas et Zanetti, 2013 : 194). Selon eux ce sont les images de la mémoire qui autorisent « les projets urbains contemporains à s’inscrire dans le temps long de la ville. » (ibid.)

Les images sont intrinsèquement liées à la mise en mémoire et à la production de souvenirs. S’impose donc ici le concept de mémoire collective, pour lequel nous nous référons à la notion telle que définie par le sociologue Maurice Halbwachs (1925). Halbwachs explique dans Les cadres sociaux de la mémoire, que l’individu ne peut « se souvenir qu’en oubliant la société de ses semblables et en allant tout seul... au-devant de ses états passés » (Halbwachs : 372) ; ce qui suppose que la mémoire est un processus purement individuel. Toutefois, la reproduction du passé pousse l’individu à se tourner vers les objets extérieurs, vers les autres hommes, ce qui signifie que le processus de la mémoire individuelle s’appuie, en partie, sur un souvenir qui est partagé par plusieurs de là la nécessité de s’intéresser au contexte social et aux groupes qui le composent. La mémoire collective n’existe pas indépendamment des individus, mais elle ne se mélange pas pour autant avec les mémoires individuelles. Selon Halbwachs, la mémoire individuelle « est limitée assez étroitement dans l’espace et dans le temps. La mémoire collective l’est aussi : mais ses limites ne sont pas les mêmes. » (Halbwachs, 1950 : 26)

Sur la mémoire collective Halbwachs, identifie deux éléments.

1) La mémoire collective s’appuie sur la mémoire individuelle et sur le contexte. 2) La mémoire collective ne se réduit pas à la somme des mémoires individuelles.

« Il n’est point de mémoire collective qui ne se déroule pas dans un cadre spatial [...]. C’est sur l’espace, sur notre espace — celui que nous occupons, où nous

repassons souvent, où nous avons toujours accès, et qu’en tout cas notre imagination ou notre pensée est à chaque moment capable de reconstruire — qu’il faut tourner notre attention ; c’est là que notre pensée doit se fixer, pour que reparaisse telle ou telle catégorie de souvenirs. » (Halbwachs, 1950 [1997] : 209)

Les enjeux liés à la mise en mémoire tels que le processus de patrimonialisation, mais aussi le fonctionnement de la mémoire elle-même sont au cœur des préoccupations des acteurs du champ des études sur le patrimoine. Les villes cherchent à protéger leur héritage au travers de la mémoire matérielle et la mémoire immatérielle. Si le concept de protection semble inhérent, il n’en fut pas toujours ainsi. « Chez Descartes, Spinoza, Malebranche, la mémoire des choses matérielles “dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau après que quelque image y a été imprimé” et qui “rendent propre à mouvoir l’âme, en la même façon qu’il l’avait mue auparavant et ainsi à la faire souvenir quelque chose.” (Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines)

La relation au temps est fondamentale, car elle est structurante. Halbwachs précise qu’en “réalité, dans le développement continu de la mémoire collective, il n’y a pas de lignes de séparation nettement tracées, comme dans l’histoire, mais seulement des limites irrégulières et incertaines” (Halbwachs, 1950 ; 47). Ce qui est le patrimoine d’une société n’est pas le patrimoine d’une autre société. L’historien français Pierre Nora s’est aussi intéressé à la notion de mémoire collective. Pour lui, la mémoire collective est “ce qui reste du passé dans le vécu des groupes, ou ce que les groupes font du passé” (Nora dans Le Goff, 1978 : 378). Ce que Nora reconnaît, c’est l’usage du passé dans les multiples dimensions du présent. Toujours selon Pierre Nora, la multiplication des mémoires collectives fait qu’elles écrivent l’histoire : “l’histoire s’écrit désormais sous leur pression”. La mémoire collective est, selon Pierre Nora, “le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité dans laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante.” (Nora dans Le Goff, 1978 : 398)

L’enjeu est désormais de prendre conscience du poids de la présence du passé afin que la mémoire “devienne à son tour objet d’histoire. (Ibid. : 400). En élevant la mémoire au rang d’objet historique, Nora croit que ‘l’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine’ (ibid. : 401). La notion de mémoire collective est intimement liée à la notion de mémoire individuelle. La mémoire individuelle est influencée par

des cadres sociaux qui agissent sur la manière dont la mémoire organise les souvenirs. Dans la pensée de Maurice Halbwachs (1925), les cadres sociaux permettaient d’étudier les rapports entre l’organisation de l’espace urbain et la manière dont se positionnaient les différents groupes sociaux et les liens qui en résultent. Les cadres sociaux permettent d’accéder aux souvenirs liés à l’environnement, au contexte. Ces derniers se nourrissent de l’histoire des hommes et de leur mémoire (Rautenberg, 2003). L’évolution simultanée des deux mémoires donne à la mémoire collective une nature autonome qui dépasse le cumul des mémoires individuelles.

Jean Davallon (2015) précise que de parler de mémoire et de patrimoine revient à opposer des savoirs avec des objets. Nous devrions parler de mémoire, qu’il décrit comme un processus de production et de transmission particulière de ces savoirs, et de patrimonialisation. Pour Davallon ‘la patrimonialisation […] est le symétrique de la mémoire, de la mise en mémoire, de la ‘mémorisation’ elle ‘est un mode de production et de transmission impliquant à la fois des réalités matérielles ou immatérielles.’ (Davallon, 2015)

La patrimonialisation est aujourd’hui une notion libre, du moins, tout un chacun a la possibilité de participer au processus. Émancipé du monopole des États, le patrimoine est capable de fixer ‘les formes complexes et plurielles d’objectivation d’un passé-présent ou d’un ‘déjà-là’ : tradition, mémoire, histoire, culture, environnement, etc.’ (Tornatore dans Le Hégarat, 2015). Le rapport complexe que le patrimoine entretient avec le patrimoine culturel et, plus largement, le patrimoine culturel immatériel est fort intéressant dans la mesure où il est question de conserver quelque chose qui transmet. Lorsqu’il est question du patrimoine culturel immatériel, l’exemple du Japon revient souvent. En effet, les caractéristiques culturelles du Japon font que son patrimoine ne pouvait être réduit aux catégories des différents types d’éléments inscrits au patrimoine de l’humanité. Le passé est une notion qui se transforme, évolue, selon le regard que nos sociétés voient comme valeur ayant une valeur.

Le passé connaît ainsi différentes formes d’actualisation. Il est aussi un enjeu pour les politiques de la mémoire qui peuvent modifier le sens et la hiérarchie des lieux qui la composent. L’Occident a dicté, longtemps, la manière de concevoir le patrimoine. Les ajouts successifs de l’UNESCO démontrent bien l’impossible mariage de la conception occidentale avec les traditions de l’Orient. Le concept d’authenticité qui est si cher à l’Occident perd toute son importance dans d’autres

cultures. En Orient, il est commun que les cultures valorisent l’idée plus tôt que l’objet, la transmission que l’éducation. Ce qui est l’essence de leur patrimoine ne réside pas dans un objet matériel, mais plutôt dans le processus de transmission du savoir nécessaire à sa construction. Dans cette logique, on reconstruit à l’identique un temple en utilisant les méthodes ancestrales pour ensuite démolir l’ancien. Nous voyons cette même logique dans la technique du kintsugi. Cette technique de réparation des céramiques brisées avec de la laque saupoudrée de poudre d’or cherche à transmettre et donner de la valeur à l’objet. Cette valeur n’est pas une valeur monétaire et nous semble similaire à la valeur d’ancienneté que l’on retrouve chez Riegl. Ce qui importe c’est la beauté que la personne voit dans l’objet de céramique et non la céramique elle-même. C’est également le travail qui redonne la beauté à l’objet en prolongeant sa vie. Cette incursion dans le champ du patrimoine immatériel souligne la distinction entre le matériel et l’immatériel tout en nous permettant de souligner la dominance matérielle du patrimoine que nous protégeons en Occident. Le rôle des conservateurs est de veiller à ce que les lieux gardent leur authenticité, mais aussi de comprendre la manière dont la mise en histoire est perçue afin de comprendre comment les receveurs d’information comprennent et vivent l’authenticité dans des contextes spécifiques. Cette information viendrait alors compléter les définitions traditionnelles de l’authenticité et permet de lire les enjeux dans le quartier de Pointe-Saint-Charles et de croire que les actions des acteurs du milieu social (Well, 2007) s’intégrèrent bien dans la dimension immatérielle de la définition de patrimoine.

Pour conclure, nous avons identifié les différentes dimensions de la mémoire, notamment son pouvoir à faire de l’individu un membre d’une communauté en partageant des souvenirs, des perceptions. Le projet Histoire et mémoire des gens de mon quartier, réalisé en collaboration avec les participants du Carrefour d’éducation populaire46, permirent aux participants de revêtir le chapeau de journaliste le temps d’une journée durant laquelle ils sont allés cueillir les témoignages des aînés du quartier. Le projet va plus loin et présente, en legs au 375e de Montréal, une exposition permanente installée dans l’espace public, au parc Saint-Gabriel, qui prend la forme d’une exposition de photos avec un texte expliquant comment l’entraide et l’activisme social ont façonné

46

Ce projet a été rendue possible grâce à la collaboration de la Société d’histoire de Pointe-Saint-Charles,

du Syndicat des Professionnelles et Professionnels Municipaux de Montréal, de l’Arrondissement du Sud-Ouest et de la Ville de Montréal.

la vie de monsieur et madame, des gens ordinaires qui croient qu’ensemble il est possible d’aller plus loin.

Figure 26 Histoire et mémoire des gens de mon quartier, Carrefour d'éducation populaire, 2018.