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2. Un quartier en transition

2.2. Le patrimoine montréalais

2.2.3. Le cas de Victoriatown

Montréal, comme la plupart des grandes villes, s’est développée sur la base de l’industrialisation et possède de nombreuses ruptures géographiques telles que le canal de Lachine ou encore les voies ferrées. Il y a aussi des ruptures sociales. Celles décrites par Hebert Brown Ames dans The City Below the Hill (1897) ou encore l’exemple plus récent de Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy témoigne des conditions de vie des classes ouvrières. Les quartiers populaires montréalais sont nés avec la Révolution industrielle. La demande croissante des entreprises industrielles pour de la main-d’œuvre participe à l’exode rural et Montréal attire les gens de la campagne et les immigrants : il est donc constaté qu’avec l’industrialisation sont nés de nouveaux quartiers comme ceux de Pointe-Saint-Charles et de Victoriatown.

16 Louise-Maude Rioux Soucy. 2006. « Patrimoine - Montréal manifeste son intérêt pour la maison LaFontaine », Le

Devoir, 6 septembre. https://www.ledevoir.com/culture/117454/patrimoine-montreal-manifeste-son-interet-pour-la-

maison-lafontaine

Figure 13 Inventaire des lieux par des fonctionnaires municipaux, Immeubles démolis du secteur de Victoriatown Archives de la Ville de Montréal. 1963. VM94C270-0005

Le village situé aux abords du pont Victoria représente très bien cette volonté d’effacer les conséquences de l’industrialisation et les images qui l’accompagnent. Lorsque les autorités publiques ont pris le dossier en main en 1962, ils ont constaté un quartier pauvre où les éléments du cadre bâti étaient en mauvais état. Le quartier fut rasé et seules quelques traces subsistent encore. Victoriatown incarnait une image que l’on ne voulait pas voir. L’espace qu’occupait Victoriatown

livre un témoignage unique et multidimensionnel sur la manière dont le travail mémoriel peut conserver ou oblitérer le passé. Si les fabriques et les manufactures ont cessé leurs activités, elles s’inscrivent toujours physiquement dans l’espace comme le démontrent les usines converties en copropriétés résidentielles, équipements de transports, entrepôts, etc. Entre friche et zone semi- industrielle, l’ancien quartier peine à témoigner son histoire. Avec l’industrialisation, il fut construit à proximité des voies de transport (pont Victoria, chemin de fer, canal) et de grands complexes industriels. Édith Préfontaine (2008) écrit :

« Les bâtisses industrielles furent alors situées à proximité des voies de transports tels les ports et les chemins de fer. De plus, de nombreux logements pour les travailleurs furent construits à proximité. Il existait donc à cette époque une forte concentration résidentielle près des industries où les conditions de vie des ouvriers étaient difficiles. La fumée des usines, les logements insalubres, des maladies, ainsi qu’une pauvreté généralisée étaient des caractéristiques de ces environnements urbains. L’environnement urbain, que nous connaissons aujourd’hui dans ces grandes villes occidentales, peut sembler fort différent, mais les traces de la production industrielle restent omniprésentes. » (Préfontaine, 2008 : 4)

Aussi connu sous les noms de Goose Village (village aux oies) et de Windmill Point, Victoriatown est un très bon exemple de manipulation de la mémoire. Selon le journaliste montréalais Kristian Gravenor, qui a réalisé en 1987 un mémoire consacré à ce quartier disparu, les raisons qui ont mené à la démolition du secteur sont nébuleuses18. Plusieurs hypothèses circulent parmi lesquelles nous retrouvons celle qui semble la plus probable : en tant que quartier défavorisé et en mauvais état, l’espace devait être libéré pour faire place à de nouveaux projets urbains dans la foulée des grands travaux des années 1960. Gravenor avance aussi l’idée que la destruction de Goose Village fut un moyen utilisé par le maire Drapeau pour évincer de la vie politique Frank Hanley. Ce politicien, qualifié de populiste, dont la carrière politique commence en 1940, a marqué son temps par son approche très personnelle et ses nombreuses altercations avec les autres membres de la classe politique.

18 « Goose Village, or Victoriatown, as it is also known, was a compact neighborhood of twenty acres at the foot of the Victoria [b]ridge, demolished on the recommendation of a 1963 municipal report on the area. Labelled by the document as « dilapidated » and « unclean », the demolition was seen as necessary for the sake of social progress and for the benefit of its residents. Although former residents overwhelmingly claim to have always disagreed totally with this assessment, they complied with the city's decision and in May, 1964, Goose Village was razed in the face of bare/lye a word of citizen opposition» (Gravenor, 1987).

En 1959, il est expulsé de force du conseil municipal par la police à la suite d’une altercation avec le maire Sarto Fournier. L’année 1960 est ponctuée par plusieurs manchettes. Ainsi Hanley affirmera publiquement que la Ville de Montréal compte plus de rats que d’habitants (Robert, 2006) et il appelle l’administration municipale de Jean Drapeau à agir. Hanley ne se cache pas pour exprimer son mépris envers le maire Drapeau. Cet Irlandais marquera la politique municipale durant trois décennies. En 1970, devant un auditoire westmountais, il affirme qu’« au moment où Toronto fait tous les efforts possibles pour remplacer Montréal…, il faut écarter nos différents et s’unir pour le progrès et la prospérité ». L’auteur Guy Fournier a d’ailleurs écrit, lorsque Hanley sera battu aux élections provinciales de 1970 : « La politique sans Hanley, c’est aussi inconcevable que les mitaines pas de pouces » (Robert, 2006). Dans une perspective historique, nous pouvons aussi présumer — et cette hypothèse est soutenue par d’anciens résidents — que Drapeau voulait donner une bonne impression aux visiteurs de l’Expo 67 qui arriveraient à Montréal par le pont Victoria. Drapeau souhaitait mettre en place une politique dite de « rénovation urbaine » (Barlow, 2005) en remplaçant les taudis par de nouveaux édifices et de nouvelles infrastructures.

Cette approche s’inscrivait dans le contexte de l’avènement de l’Exposition universelle de 1967 (Gravenor, 1987) et des opérations de rénovations urbaines. « Cette tendance soulignait la volonté des décideurs politiques, généralement appuyée par les élites économiques, de transformer la ville selon les préceptes fonctionnalistes de l’aménagement urbain » (Barlow, 2005). Les grandes idées ne se sont toutefois jamais réalisées, Victoriatown est disparu sous les bulldozers et l’espace fut transformé en stade d’exposition. Aujourd’hui, l’espace qui est zoné industriel et commercial est l’hôte d’un magasin de la chaîne Costco Wholesale et du nouveau centre de tri de Poste Canada qui, en 2002, cesse ses activités de tri dans l’immeuble de la rue Ottawa (bassins du Nouveau Havre) et met le site en vente. La société des postes déménage au 225 rue Bridge dans des locaux répondant aux nouveaux besoins de la société.