• Aucun résultat trouvé

Marque et Identité

4. MARQUE ET IDENTITÉ SELON UNE PERSPECTIVE THÉORIE DES ORGANISATIONS

«Brand management is about making the becoming of subjects and the becoming of value coincide. » Arvidsson (2006 :93) Si, comme déjà évoqué plus haut, les chercheurs en marketing ont très largement négligé la perspective interne de l’organisation dans leurs travaux sur la marque, en regard, les chercheurs en théorie des organisations ont, eux, très largement négligé la marque dans leurs recherches (Kärremann & Rylander, 2008 :104). Depuis l’appel récent de Spicer (2010) à prendre « la marque au sérieux », les chercheurs en théorie des organisations portent un intérêt croissant à la marque, d’autant plus que la possible dimension d’outil de contrôle que peut revêtir la marque via l’identification des employés (Kornberger, 2010) en fait un cadre d’analyse potentiellement très fécond28.

4.1. La marque-lifestyle comme identité « ready-made »

Revenons sur les travaux de Kornberger (2010) qui conceptualise l’identité de marque comme un style de vie (« a lifestyle ») posant ainsi une perspective novatrice sur la marque qui porterait en soi un projet identitaire, pour l’interne comme pour l’externe de l’organisation.

Dépassant les quatre approches dominantes de la marque qu’il a regroupées dans la « Brand Box », Kornberger (2010 :48) suggère une approche plus globalisante de la marque qu’il définit

28 « Brand meanings may become mobilized internally as resources that help to sustain employees’ identity work, on the one

comme étant tout à la fois un outil de management, un catalyseur de l’identité organisationnelle, un marqueur de l’identité et un média. Il propose de ne pas penser la marque comme une chose („brand as noun“) mais comme « un ensemble de pratiques » („branding as verb“) visant à « définir la vie à travers la consommation de marques 29 ». De fait, il conçoit la marque comme

un « mode de gestion de l’identité » (Kornberger, 2010 :113) : « le lifestyle est notre grammaire, les marques notre alphabet : Mac Donald’s rend votre famille heureuse, IKEA vous montre comment vivre, Club Med vous offre les vacances que vous méritez, l’Oréal vous apprend ce

qu’est la beauté, Apple vous montre ce qui est cool, la liste est infinie, la logique sous-jacente

est simple : les marques se positionnent comme des pièces d’un puzzle qui constitue un style de

vie (‘a lifestyle’)30 » (Kornberger, 2010 :266). Les marques seraient des identités prêtes à

l’emploi (« ready-made identities ») qui offrent à ceux qui les consomment, assurance et sécurité dans un monde instable et incertain.

Kornberger (2010) dévoile en outre l’effet de la marque, outil de gestion, sur l’interne de l’organisation : il pose que la marque participer à reconfigurer les frontières internes de l’entreprise, brouillant les rôles et définissant une sorte d’« open space » organisationnel : « brands remake the organisation into a kind of open community where attacement is built in very similar ways for employees as well as consumers » (Spicer, 2010 :1739)

Si la notion de « ready-made identity » néglige les capacités discursives des individus, le travail de Kornberger (2010) a le mérite d’acter de la prédominance des marques dans notre société contemporaine et d’interroger la marque selon une perspective interne aux organisations. Comme le note Spicer (2010 :1740), « les manques du travail de Kornberger constituent autant de pistes pour de futures recherches » et, en premier lieu, la nécessité d’éclairer concrètement le travail de la marque (« detailed study of brand work ») et de comprendre comment les marques opèrent comme outil de contrôle au sein des organisations, et comment les individus leur résistent (ou non). C’est l’agenda que s’est fixé le courant des « Brands at Work » que nous allons maintenant présenter.

4.2. Le courant des « Brands at Work »

Répondant à l’appel de Spicer (2010), un récent courant s’est développé en théorie des organisations qui cherche à se placer à l’intersection du « branding » et de l’ « organizing » (Mumby, 2016) et se donne pour mission d’éclairer (a.) le rôle de la marque pour les employés

29 « Lifestyle is that pattern of activities and practices that give meaning to the world and by extension, identity to the individual” (Kornberger, 2010 :265)

dans leur quotidien professionnel, (b.) comment les managers mobilisent les marques pour soutenir les processus de régulation identitaire mis à l’œuvre par les salariés.

Il étudie les liens entre marque, identité organisationnelle et processus d’identification ; conceptualisant la marque comme le mécanisme connecteur entre ces différents éléments : « brand at work as a connecting mechanism between processes of identity formation / re- formation and regulation » (Brannan et al., 2015 :29). C’est à ce courant du « travail de la marque » (« brand at work » ou « work of the brand ») que le présent travail se rattache (Arvidsson, 2006 ; Ashcraft et al., 2012 ; Brannan et al., 2011, 2015 ; Kärreman et Rylander, 2008 ; Lair et al., 2005 ; Land et Taylor, 2010 ; Lievens et al., 2007 ; Mumby, 2016 ; Spicer, 2013 ; Willmott, 2010).

Ce courant considère la marque comme un outil de management du sens mobilisé par l’individu dans ses processus de construction identitaire (Brannan et al., 2005 Kärremann & Rylander, 2008; Mumby, 2016 ; Smircich & Morgan, 1982), le discours de marque pouvant être utilisé, rejetté, bricolé par les employés. Les recherches de ce courant cherchent à éclairer les raisons qui poussent les employés à choisir d’adhérer volontairement aux récits que l’organisation leur propose (« ‘buying in’ into the brand », Brannan et al., 2015 :33) plutôt qu’à leur résister ou à les critiquer - et comment cet effet perdure une fois que l’employé est intégré à l’organisation, au quotidien, comment la marque devient in fine un outil de controle internalisé (« brand meanings are central to producing a self-disciplining form of employee subjectivity », Brannan et al., 2015 :29).

Il dévoile ainsi comment les employés sont encouragés à internaliser le sens de la marque, comme par exemple le prestige, le succès, la qualité (Brannan et al., 2011, 2012, 2015; Coumau et Gagne, 2004 ; Kärreman & Rylander, 2008 ; Spicer, 2010). La marque constituerait donc un réservoir symbolique et de sens fort, une ressource mobilisée par l’individu dans les processus de formation, reformation et régulation de l’identité et de construction de sens inhérent au travail – et dans le même temps un réservoir dans lequel le management viendrait chercher des outils pour orienter les efforts vers l’atteinte des objectifs organisationnels (Brannan et al., 2015). Le management utilise la marque pour influencer et définir les cadres de référence, normes et valeurs partagées par les membres de l’organisation et utilise au profit de l’organisation le caractère parfois ambigu du contenu de marque (Pettinger, 2004 ; Kärremann & Rylander, 2008)

Etudiant une société de conseil, dont l’activité est caractérisée par un caractère incertain, unique, instable et complexe, Kärremann & Rylander (2008) montrent ainsi que la marque est à la fois

un outil de réduction de l’ambiguïté à l’endroit des interlocuteurs externes (simplifier le message à émettre aux clients ou prospects) et un outil d’amplification de l’ambiguïté à l’interne (soutenir une certaine mystique du métier, via un message de marque qualitatif , permettant de lutter contre la ‘premiumisation’ de l’industrie et de préserver, en cela, une bonne attractivité pour les talents). Dans ce cas, ce qui importe semble moins être le contenu de marque (la construction sociale du « qui sommes-nous ? »), que la force de la marque (l’attrait d’appartenir à une entreprise ou encore la manière dont les personnes à l’externe de l’entreprise appréhendent le fait qu’une personne appartienne à cette entreprise). La marque permet de renforcer l’image sociale de soi, en confirmant le caractère élitaire ou le professionnalisme d’une personne : appartenir à une marque qui a du succès rejaillit positivement sur l’image sociale des employés (« what makes the firm great also makes the employee great », Kärreman & Rylander, 2008 :117). Ainsi, le branding renforcerait les processus de catégorisation sociale en offrant une réalité stéréotypée, synthétisée, réduisant la complexité ‘prête à l’emploi’ et facilitant l’émergence de nouveaux liens entre l’interne et l’externe (Kärreman & Rylander, 2008 ; Kornberger, 2010).

Un autre exemple est le travail mené par Brannan et al. (2015) au sein d’un centre d’appel : ils montrent que la marque agit comme « une promesse régulatrice » à l’endroit d’employés attirés par le prestige d’une marque, mais effectuant au quotidien des activités routinières (« the brand

as a mechanism for ‘skilling’ unskilled work », 2015 :40).

Le récent courant des « Brands at Work » apporte un cadre d’analyse potentiellement fécond et pertinent pour notre recherche. Ce courant d’études développe une perspective interne sur le rôle de la marque conceptualisant la marque comme un outil de management du sens mobilisé par l’individu dans ses processus de construction identitaire et visant à dévoiler la dimension d’outil de contrôle de la marque. Il se fixe comme agenda de recherche d’explorer tous les secteurs où la marque est clef (ne se limitant pas à celui des services), et ses effets auprès de toutes ses parties prenantes internes. Notre travail, consacré à l’industrie du luxe devenue une industrie de marques, et choisissant comme focale le niveau des managers, constitue une réponse à cet appel.

Le chapitre 1 a dévoilé l’état des débats théoriques sur le concept de marque et