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Le luxe, marque de l’identité de celui qui le consomme 1 Perspective historique :

Le luxe, marque de l’identité, industrie de marques.

1. PERSPECTIVE HISTORIQUE, SOCIOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE LE LUXE, MARQUE DE L’IDENTITE A TRAVERS LES SIECLES

1.1. Le luxe, marque de l’identité de celui qui le consomme 1 Perspective historique :

Le luxe paléolithique, marque de l’humain

Dans leur ouvrage Le luxe éternel, Lipovetsky et Roux (2003) évoquent les chasseurs-cueilleurs du paléolithique qui déjà se paraient d’ornements lors des fêtes et vivaient sans penser au lendemain, dans une sorte d’ « insouciance délibérée » ; « une éthique de luxe, sans objet fastueux » (Lipovestky, Roux, 2003, p.22). Ainsi, la première expression du luxe n’est pas la fabrication d’objets luxueux mais « l’esprit de dépense, (…) une attitude mentale que l’on peut tenir pour une caractéristique de l’humain-social affirmant la puissance de transcendance, sa non- animalité » (Lipovestky, Roux, 2003, p.22-23).

Le luxe du potlatch, marque du primat du social sur la nature

C’est ce même esprit que les anthropologues ont retrouvé à l’oeuvre dans les mécanismes de don et contre-don conme le potlatch (Mauss, 1924) ou la kula (Malinovski, 1989). Dans les sociétés primitives, ce n’est pas la possession d’objets de valeurs qui fait sens, mais la dimension sociale et spirituelle de l’échange-don, le prestige conféré par la circulation et/ou la consommation des richesses.

Ce dont la dépense somptuaire, par ses significations magiques, mythologiques, symboliques, est le signe, c’est donc du primat du social sur la nature, du collectif sur l’individuel. Car le système des dons et contre-dons, en déterminant la primauté des relations entre les hommes sur les relations des hommes aux objets circonscrit le désir de possession et d’accumulation, édifie un ordre collectif dans lequel les individus ne s’appartiennent pas à eux-mêmes et dans lequel le don, tout en assurant le prestige du chef, le place en situation d’obligé envers la société dans son ensemble (Clastres, 1974, cité par Roux et Lipovetsky, 2003, p.25).

Le luxe des lois somptuaires, marque du rang social et des rapports de classe

A la Cour de France, jusqu’au XVIIIème siècle, les lois somptuaires figent les apparences. Elles ont une « fonction apaisante » (Sapori, 2011, p.42), liant les apparences à l’état social afin que nul ne puisse s’habiller comme un gentilhomme s’il ne l’est. De facto, elles figent également les rapports de classe : à la fin du MoyenÂge, en particulier, elles ont pour objet de limiter la bourgeoisie urbaine en voie d’enrichissement de faire concurrence aux nobles. L’attitude de la cour face au luxe vestimentaire répond donc à deux aspects d’une même préoccupation : d’une part un « luxe de conformité pour tenir son rang : l’objectif est de « ne pas se distinguer » de son

propre milieu social (…) d’autre part, le luxe d’affichage pour conserver son rang : l’objectif est de « se distinguer » car le luxe est comme l’enseigne de la richesse aux yeux de la foule » (Sapori, 2011, p.41). Le vêtement de luxe est donc le signe de ce que l’on est, de la classe à laquelle on appartient, de la place que l’on occupe au sein de la société, le marqueur de l’identité sociale.

Le luxe des Lumières, marque du primat de l’individu sur le collectif

A la disparition des lois somptuaires en 1708, les écrivains et philosophes s’emparent du sujet du luxe en ce qu’il permet de relier toutes les interrogations sociales et politiques d’alors. En l’absence de lois somptuaires, ce n’est plus le Roi qui dit ce qu’est le luxe, et les philosophes, n’entendent pas non plus que ce soit l’Eglise qui le définisse : la bataille autour du mot ‘luxe’ se fait ainsi l’écho de visions politiques (Prouvost, 2002).

Dans son poème Le Mondain Voltaire (1736) dresse une critique virulente du passé («ils n’avaient rien », « c’était pure ignorance ») et affirme – en se posant en contradiction avec les valeurs religieuses - que les plaisirs matériels augmentent le bonheur de l’homme. Il est rejoint par Hume (1752) qui associe le luxe au bonheur et à la vertu et pose le primat de l’effort privé et du travail sur la préoccupation pour la chose publique et la politique. Ainsi, la possibilité du luxe dans la perspective humienne apparaît lorsque l’homme se détourne du collectif pour se centrer sur l’individuel : le luxe ne sert plus à définir l’identité collective et les rapports de pouvoir au sein du groupe, mais bien à ancrer l’identité individuelle ; il exprime l’inclination naturelle de chacun au bonheur et au confort, sans que cela ne soit en contradiction avec la morale.

1.1.2. Perspective sociologique : les travaux de Bourdieu (1975)

Bourdieu dans son ouvrage La Distinction (1975), a proposé une lecture du luxe, à travers le prisme de sa « théorie des champs culturels » : il affirme que, plus que la richesse pécuniaire, c’est la « disposition esthétique », la capacité socialement acquise de porter un regard sur une œuvre d’art et de la qualifier de « légitime » qui compte lorsqu’on s’intéresse à la question du luxe. Etablissant une catégorisation entre ‘culture légitime’ et ‘culture de masse’, Bourdieu pose que les « biens de luxe » (montres, haute couture, porcelaine, bijoux, champagne, etc) sont « l’emblème de la classe dominante » en cela que leur appréhension et leur acquisition nécessite un important « capital culturel » et que seule une personne libérée de « l’urgence » serait en mesure d’élaborer un rapport distancié au réel.

Pour Bourdieu, la capacité à consommer des produits de luxe est donc la marque de notre classe sociale, le signe de notre habitus.

1.1.3. Perspective philosophique : les travaux de Lipovetsky (1975)

Le luxe, marque d’une identité liberée ?

Lipovetsky (1975) dépasse cette approche d’un luxe uniquement orienté vers les autres et vecteur d’une identité projetée. Il pose l’hypothèse d’un luxe, lieu de la construction de soi, de l’investissement esthétique de soi. Il définit ainsi le concept de « personnalité apparente ». La mode n’est plus seulement une expression hiérarchique, mais bien une expression individuelle, l’expression d’une nouvelle individualité esthétique, la mode « a réussi à faire du superficiel un instrument de salut, une finalité de l’existence » (1987, p.44). C’est bien le portrait d’un nouvel individu contemporain que la mode et le luxe participent donc à dessiner selon Lipovetsky (1975) : un homme qui valorise le temps présent, le changement dans la permanence, l’esthétisation de soi, un homme qui selon le philosophe serait libéré du poids de l’héritage, du temps long et des ancêtres et partant libre de se réinventer.

Force est toutefois de constater qu’aujourd’hui, après plusieurs décennies d’exposition à la « séduction », au « factice » et au « superficiel » les ressorts de la logique dépeinte par Lipovetsky sont désormais questionnables (Haber, 2011, p.168-169). Lipovetsky (1992) lui- même a montré qu’une période de dé-consommation sélective s’est substituée dans les années 1990 à la surconsommation ostentatoire des marques des années 80. Dans les années 2000, par exemple, le mouvement ‘No Logo’, porté par l’ouvrage-manifeste éponyme de Naomi Klein (2000), affirme que la société des marques, du luxe et de la mode n’a pas désaliéné l’individu, que peu de choses dans l’industrie du luxe relèvent aujourd’hui de « l’esprit de gratuité » et que le surinvestissement esthétique de soi constitue une in fine nouvelle forme d’aliénation.