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C LA MALADIE COMME MENACE À LA SÉCURITÉ DES POPULATIONS HUMAINES L A MICRO SÉCURITÉ ET LA SÉCURITÉ ÉCOLOGIQUE

L’AVÈNEMENT DE LA BIOSÉCURITÉ

C LA MALADIE COMME MENACE À LA SÉCURITÉ DES POPULATIONS HUMAINES L A MICRO SÉCURITÉ ET LA SÉCURITÉ ÉCOLOGIQUE

Au cours des années quatre-vingt-dix, l’affirmation d’un lien entre sécurité nationale et santé publique fut forgée par un ensemble de travaux portant à la fois sur les épidémies naturelles dans un contexte mondialisé que sur la menace grandissante du bioterrorisme. Les principaux développements ayant marqué l’émergence des maladies infectieuses comme problématique de sécurité nationale seront ici présentés de façon chronologique.

OMS, Préambule de la Constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé, adoptée en 1946 par la

50

Conférence internationale sur la santé, à New-York. Disponible sur le portail Web de l’OMS, en ligne: http:// apps.who.int/gb/bd/PDF/bd47/FR/constitution-fr.pdf.

Ibid

Dans un article influent et publié par le Washington Quartely en 1995 , Dennis Pirages 52

élabore le concept de « micro-sécurité », un concept qu’il définit comme une forme de sécurité s’intéressant aux liens qu’entretiennent les populations humaines avec les populations de microbiens. La question de départ que pose l’article de Pirages est la suivante : pourquoi est-ce que l’on porte davantage d’attention aux épidémies et aux maladies infectieuses alors que ces phénomènes ne sont pas nouveaux, mais font, au contraire, partie intégrale de l’évolution des communautés humaines depuis plusieurs millénaires ? Pirages identifie un certain nombre de transformations qui, mises ensemble, font de l’époque contemporaine une période où la diffusion des maladies infectieuses est particulièrement dangereuse et problématique. Premièrement, l’auteur affirme que l’exponentielle croissance démographique qui a animé les populations humaines au cours du XXe siècle a forcé certaines d’entre elles à investir et à habiter des régions sauvages qui étaient, jusque-là, inhabitées. Pirages cite le cas des forêts tropicales où règnent plusieurs millions de populations de micro-organismes avec lesquelles les communautés humaines n’étaient jusqu’à présent, jamais véritablement entrées en contact. De cette nouvelle et subite proximité résulteraient d’importantes infections puisque les corps biologiques ne sont pas immunisés et sont donc vulnérables face à ces parasites. Le fait que de plus en plus de forêts soient détruites entraîne comme conséquence que ces populations de parasites sont maintenant mises en contact avec l’humain. L’auteur prend l’exemple du virus Ebola qui entra en contact avec l’homme en raison d’activités de déforestation qui furent menées au Zaïre. 53

Deuxièmement, Pirages soutient que certains changements dans les comportements humains, comme l’utilisation de seringues pour l’administration de drogues ou la « révolution sexuelle », qui se traduirait par le fait que les individus auraient maintenant de plus en plus de partenaires sexuels différents qu’avant, entraîneraient une plus grande diffusion des maladies infectieuses et des épidémies. Dans un troisième temps, il soutient que l’évolution des moyens de transport, plus particulièrement la démocratisation du voyage par avion, a eu comme conséquence de déplacer rapidement des maladies vers des lieux où elles sont encore

Denis Pirages, « Microsecurity : Disease Organisms and Human Well-Being » (1995) 18:4 The Washington

52

Quarterly 9 [Pirages, « Microsecurity »]

Ibid à la p. 11.

inconnues. La vulnérabilité des populations humaines est plus grande parce que les corps des 54

individus ne sont pas encore immunisés à ces nouvelles maladies et les experts médicaux n’ont souvent pas les connaissances requises pour les diagnostiquer rapidement. En ce sens, le fait que certains parasites évoluant dans des lieux reclus puissent se déplacer de par le monde avec une grande rapidité rend les épidémies plus difficiles à contenir et à cerner et, conséquemment, plus dangereuses. Les épidémies du SRAS de 2003 et d’Ebola en 2014 représentent, à cet effet, des exemples évidents des conséquences négatives des vecteurs de diffusion des maladies que la mondialisation a ouverts. Finalement, la résistance aux antimicrobiens, causée par une trop large et parfois inadéquate utilisation de médicaments (antibiotiques antifongiques, antiviraux et antipaludéens), représente pour Pirages une problématique de sécurité et de santé importante. Dans une note récente, l’OMS définit la résistance aux antimicrobiens comme 55

« la résistance d’ʼun micro-organisme à un médicament antimicrobien auquel il était jusque-là sensible. » Ce phénomène rend les traitements classiques inefficaces de sorte que l’infection 56

persiste et peut se propager davantage. Le communiqué de l’OMS souligne également que la résistance aux antimicrobiens est une préoccupation mondiale qui  compromet la sécurité sanitaire et  nuit à  l’économie parce que le «  développement des échanges et des voyages à l’échelle mondiale permet aux micro-organismes résistants de se propager rapidement vers des pays et continents éloignés via l’ʼhomme ou les aliments.  » 57 L’addition de ces différents

facteurs invite Pirages à affirmer que les maladies infectieuses représentent la menace la plus importante à la sécurité de l’homme depuis la fin de la Guerre froide. 58

En 1996, l’article de Laurie Garrett, The Return of Infectious Disease, continue la réflexion amorcée par Pirages. Garrett reprend la majorité des variables initialement mises de l’avant par celui-ci (la mondialisation des échanges comme vecteur de diffusion, la croissance démographique et la résistance aux antimicrobiens), mais elle introduit aussi celles de la guerre

Ibid à la p. 12.

54

Ibid à la p. 12-13.

55

OMS, Résistance aux antimicrobiens. Aide-mémoire No.192, Centre des médias, Organisation Mondiale de la

56

Santé, Genève, Mai 2013 à la p. 1. Ibid à la p. 2.

57

Pirages, « Microsecurity », supra note 52 à la p. 12.

biologique (biological warfare) et du bioterrorisme. Pour justifier ces ajouts, Garrett souligne les faiblesses de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques de 1972 relativement à la vérification et la mise en œuvre de ses dispositions, de même que la possibilité que l’Iraq ait eu recours à l’utilisation d’armes biologiques pendant la Guerre du Golfe de 1990-1991. Elle mentionne aussi l’attaque au gaz sarin menée par la secte Aum Shinrikyo dans le métro de Tokyo en 1995. Dans un passage identifiant ces développements comme formant une 59

problématique de sécurité nationale, l’auteur soutient que :

«  Bolstering research capacity, enhancing disease surveillance capabilities, revitalizing sagging basic public health systems, rationing powerful drugs to avoid the emergence of drug-resistant organisms, and improving infection control practices at hospitals are only stop-gap measures. National security warrants bolder

steps. » (nous soulignons) 60

Garrett propose par conséquent la mise en place d’une série de mesures plus « incisives » comme un investissement plus important dans les technologies de détection des épidémies, la sécurisation de l’arsenal soviétique en matière d’armes biologiques et chimiques, de même qu’une meilleure gestion et plus agressive réglementation des importations et exportations alimentaires et animales. À la même époque, soit en février 1996, l’administration du 61

président américain Bill Clinton annonce une stratégie de sécurité nationale qui s’engage, entre autres, à combattre l’émergence des maladies infectieuses et qui reconnaît que la 62

diffusion de certaines maladies, comme le VIH/Sida, peut s’avérer un obstacle à la croissance économique internationale. Il est intéressant de noter que, dès 1994, l’administration Clinton 63

avait formé le Working Group on Emerging and Re-emerging Infectious Diseases qui avait comme mission d’évaluer la menace que représente l’émergence des maladies infectieuses pour les intérêts américains. Ce groupe de travail comprenait un certain nombre de ministères ou d’agences américaines comme le Department of Health and Human Services, le National

Laurie Garrett, « The Return of Infectious Disease » (1996) 75:1 Foreign Affairs 66 à la p. 75.

59

Ibid à la p. 78.

60

Ibid aux p. 78-79.

61

É-U, A National Security Strategy of Engagement and Enlargement, The White House, Washington, 1996 à la p. 29.

62

Document disponible sur le portail Web des archives des stratégies de sécurité nationale du gouvernement américain. en ligne : http://nssarchive.us/NSSR/1996.pdf.

Ibid à la p. 30.

Security Council et le Department of Defense. Dans son rapport final, Global Microbial Threats

in the 1990’s, le groupe de travail explique que les maladies infectieuses se présentent comme

une menace à la santé des populations humaines en raison d’un certain nombre de phénomènes qui ont été répertoriés plus haut  : la déforestation, les changements démographiques, la mauvaise utilisation de médicaments antimicrobiens, les échanges commerciaux et certains comportements humains. Le rapport avance aussi l’idée que la 64

politique étrangère des États-Unis devrait être mise en œuvre de façon à mettre sur pied un système de coopération mondiale visant une meilleure surveillance des maladies et de l’évolution de la résistance aux antimicrobiens. De plus, le groupe invite le gouvernement 65

américain à sensibiliser les autres nations au sujet de l’importance de considérer la détection et le contrôle des maladies infectieuses comme une priorité nationale. Notons finalement que le 66

document identifie l’OMS comme un partenaire privilégié dans ces efforts au plan international. Ces développements sont, aux fins de cette thèse, particulièrement pertinents puisqu’ils ont initié une réflexion sur l’importance de la surveillance de la santé publique et sur la nécessité d’accroître les capacités nationales de détection des épidémies de maladies infectieuses.

Réagissant à un article de David Fidler qui faisait état des limites analytiques des théories des relations internationales dans la conceptualisation du lien entre sécurité et santé , Denis 67

Pirages revient à la charge en élaborant, en 1997, une théorie écologique des relations internationales. Pour Pirages, le paradigme réaliste cadre mal avec la complexité des relations interétatiques qui caractérisent l’époque contemporaine. La porosité des frontières et l’érosion de la souveraineté étatique sont des faits que la doctrine réaliste peine à expliquer. Le paradigme libéral, bien que plus pertinent selon l’auteur, aurait lui aussi une valeur explicative

É-U, Global Microbial Threats in the 1990’s, Working Group on Emerging and Re-emerging Infectious Diseases,

64

Washington, 1995 dans la section « introduction ». Disponible en ligne : http://clinton1.nara.gov/ White_House/EOP/OSTP/CISET/html/iintro.html#top

Ibid à la section « recommendations »

65

Ibid

66

David Fidler, « The Globalization of Public Health : Emerging Infectious Diseases and International

67

limitée relativement aux défis écologiques auxquels les communautés humaines font face. 68

Selon lui, seule une perspective écologique des relations internationales, qui insiste sur l’évolution des interactions entre les populations humaines, leur environnement et les populations de micro-organismes pathogènes, permettrait de rendre compte de la menace que représentent les maladies infectieuses pour la sécurité des communautés humaines. 69

L’approche de la «  sécurité écologique  » avancée par Pirages repose sur la mise en place d’un équilibre s’articulant en quatre temps, soit (1) entre la taille et les demandes des populations humaines et leurs environnements physiques (2) entre la taille et les taux de croissances des populations humaines et de leurs voisins (3) entre les demandes territoriales des hommes et celles d’autres espèces animales et (4) entre les populations humaines et les populations de micro-organismes pathogéniques. C’est le dernier de ces équilibres qui est le 70

plus pertinent relativement à l’émergence de la santé comme domaine de la sécurité nationale. Pirages explique que pendant la majorité de son histoire, l’homme a vécu dans de petites communautés relativement isolées les unes des autres. Ces populations humaines ont évolué en corrélation étroite avec leur environnement et les populations de parasites qui les habitent. Ce faisant, un certain équilibre s’est installé entre l’homme et les parasites qui l’entouraient et, progressivement, l’homme a développé et a acquis une immunisation face aux pathogènes qu’il côtoie régulièrement dans ces écosystèmes. Or, la révolution industrielle et l’accélération des échanges internationaux auraient perturbé cet équilibre entre l’homme et les micro- organismes. La mondialisation aurait en effet entraîné une confluence non seulement des populations humaines, mais aussi des populations de parasites avec lesquelles elles cohabitaient. Certaines populations humaines ont donc subitement été mises en contact avec des parasites nouveaux et face auxquels aucune immunisation n’a été développée. Un tel contexte permet aux parasites de trouver des hôtes humains qui ne peuvent lutter contre ses effets et de se propager avec aisance dans la population. Dans le même ordre d’idées, 71

Denis Pirages, « Ecological Theory and International Relations » (1997) 5:1 Indiana Journal of Global Legal Studies

68

53 à la p. 55. [Pirages, « Ecological Theory »] Ibid à la p. 56. 69 Ibid aux p. 57-58. 70 Ibid, 58-59. 71

l’historien William McNeill soutient que pendant longtemps, l’évolution biologique des hommes s’est faite au même rythme que celle des populations de parasites. Ce sont certains 72

changements culturels qui auraient altéré l’équilibre naturel instauré entre l’homme et son environnement et, incidemment, qui auraient créé des nouvelles menaces à la santé et à au bien-être de celui-ci. McNeill explique que la croissance démographique et la plus grande densité populationnelle qui caractérisent les espaces humains augmentent la possibilité de transferts de maladies et les risques d’hyperinfection. Les échanges transocéaniques qui ont 73

débuté au XVIe siècle auraient également contribué au brassage des maladies dont fait état

Pirages. 74

La théorie de Pirages est intéressante parce qu’elle permet de rendre compte de la menace que représentent les maladies infectieuses à l’époque contemporaine. Ce déplacement théorique de l’État politique au corps biologique est certes nouveau dans le champ des études de sécurité. Néanmoins, la théorie de Pirages souffre de deux importantes lacunes. Dans un premier temps, Pirages considère les États comme des entités semi-souveraines, inefficaces et peu pertinentes. En ce sens, sa théorie ne permet pas de rendre compte du rôle que l’État 75

peut être amené à jouer dans la protection de la santé des populations humaines. La mise en place de politiques nationales visant le renforcement des capacités étatiques en matière de santé et de surveillance des maladies et par l’élaboration de politiques étrangères visant une plus grande coopération interétatique représente une importante mesure de la lutte aux épidémies. Bien que l’érosion relative de la souveraineté étatique soit un fait, et que l’époque où l’État détenait le monopole des relations internationales soit aujourd’hui révolue, l’État demeure un acteur important et effectif dans la conduite des relations mondiales et, surtout, dans les affaires nationales. Toutes les populations humaines, ou presque, habitent un territoire qui possède des frontières nationales. L’État a un rôle important à jouer dans la promotion de la santé des populations humaines et dans la sécurisation des corps biologiques qui les composent. De la même manière, la sécurité écologique ne permet pas d’expliquer le rôle de

William H. McNeill, Plagues and People, Garden City (NY), Anchor Press/Doubleday, 1976 à la p. 18.

72

Ibid à la p. 23.

73

Ibid à la p. 201.

74

Pirages, « Ecological Theory », supra note 68 à la p. 59.

certaines organisations internationales, comme l’OMS, dans la protection de la santé des populations humaines sur le plan international. En d’autres mots, la théorie de Pirages n’a pas de valeur pour expliquer ou guider le comportement d’acteurs politiques et juridiques dans le processus de sécurisation de la santé. Dans un deuxième temps, Pirages reste silencieux sur la problématique des armes biologiques et du bioterrorisme, deux facteurs déterminants dans l’ascension de la santé comme domaine de la sécurité nationale. La convergence des problématiques de santé publique et du bioterrorisme est un fait qui explique en grande partie le fait que les maladies infectieuses et les épidémies soient aujourd’hui perçues comme une menace à la sécurité des États-nations. À ce titre, plusieurs gouvernements considèrent les infrastructures de santé publique comme un important moyen de défense contre le bioterrorisme. La théorie de la sécurité écologique est intéressante dans la mesure où elle 76

permet de comprendre pourquoi les maladies sont aujourd’hui une source d’inquiétudes dans une perspective sécuritaire. Mais le fait qu’elle ignore le rôle de l’État et reste silencieuse par rapport aux armes biologiques et au bioterrorisme la rend incapable d’expliquer pourquoi la santé est aujourd’hui une problématique de sécurité nationale.

III. UNRETOURÀL’ÉTAT :

LASANTÉPUBLIQUECOMMEPROBLÉMATIQUEDESÉCURITÉNATIONALE

A. LESMALADIESETLEFONCTIONNEMENTDEL’ÉTAT