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É CONOMIE ET GOUVERNANCE

L’AVÈNEMENT DE LA BIOSÉCURITÉ

É CONOMIE ET GOUVERNANCE

Contrairement à Dennis Pirages, Andrew Price-Smith étudie l’impact des maladies infectieuses et des épidémies sur le fonctionnement de l’État. Ses travaux démontrent que l’accroissement du niveau de maladies infectieuses émergentes et ré-émergentes agit comme un «  stresseur  » sur les capacités étatiques en matière de gouvernance, compromettant ainsi la prospérité de certaines nations et, dans certains cas, leur sécurité nationale. Price-Smith reprend la définition de la sécurité nationale de Richard Ullman discutée plus haut , selon 77

laquelle une menace est considérée comme relevant de la sécurité nationale (1) lorsque qu’elle entraîne une importante et drastique diminution de la qualité de vie des citoyens et (2)

William Aldis, « Health security as a public health concept : a critical analysis » (2008) 23: 6 Health Policy and

76

Planning 369 à la p. 372.

Supra note 17 et texte correspondant

lorsqu’elle réduit considérablement l’éventail de choix politiques du gouvernement ou d’autres acteurs non étatiques. Price-Smith montre que l’émergence d’une épidémie constitue un événement, ou une suite d’événements, qui peut diminuer considérablement la qualité de vie des habitants d’un État. L’analyse empirique conduite par Price-Smith montre une forte corrélation négative entre les maladies infectieuses et les capacités étatiques : un fort taux de maladies infectieuses dans un pays réduit les capacités de l’État dans un certain nombre de domaines. 78 Price-Smith affirme donc que les maladies infectieuses et les épidémies représentent par conséquent une menace à la sécurité nationale :

« [a]s disease intensity grows it will correspondingly reduce state capacity, increase economic deprivation, and deplete the reservoir of human capital within seriously affected states. This long-term depletion of human capital will undermine national prosperity and effective gouvernance, thereby diminishing the range of policy options available to the state. In these two respects, infectious diseases constitutes a real threat to the national security of all states, but particularly those that are most vulnerable to the ravage of disease. » 79

À l’échelle nationale, une trop grande prévalence de maladies infectieuses entraîne un certain nombre de conséquences négatives. D’abord, sur le plan démographique, la maladie engendre un affaiblissement de la population et, en certains cas, la mort d’individus. De plus, l’éclosion d’épidémies peut entraîner des mouvements de populations hors des sites contaminés vers d’autres espaces plus sains. Notons aussi que certaines maladies affectent certains groupes d’âge plus que d’autres et que lorsqu’elles frappent des groupes plus jeunes, comme c’est le cas avec le VIH/Sida, les effets sont plus importants sur le plan du renouvellement de la main d’œuvre. Les épidémies entraînent également des conséquences négatives comme de plus grands groupes d’orphelins ou de foyers monoparentaux. Ensuite, sur le plan psychologique, 80

les épidémies, de même que l’incertitude et le risque qui les accompagnent, ont tendance à alimenter d’importantes réponses émotionnelles comme la peur, l’anxiété, le stress ou la colère. Lorsqu’une maladie affecte certains groupes sociaux plus que d’autres, la stigmatisation de ces

Andrew Price-Smith, The Health of Nations. Infectious Disease, Environmental Change, and Their Effects on National

78

Security and Development, Cambridge (MA),The MIT Press, 2002, à la p. 48 [Price-Smith, « Health of Nations »].

Ibid à la p. 119.

79

Andrew Price-Smith, Contagion and Chaos. Disease, Ecology and National Security in the Era of Globalization, Cambridge

80

groupes peut alimenter des tensions sociales et entraîner la persécution des groupes minoritaires. D’un point de vue économique, les ravages causés par certaines maladies sur la 81

population active d’un pays se traduisent par une diminution de la productivité des travailleurs. De plus, comme la maladie est généralement plus dévastatrice dans les segments plus démunis de la population, une forte prévalence de maladies infectieuses peut creuser davantage le fossé qui sépare les couches plus nanties de la population de celles qui le sont moins et, dans certains cas, ajouter aux tensions déjà présentes entre certaines classes sociales. 82

Sur le plan de la gouvernance, un trop grand affaiblissement de la santé de la population peut être perçu comme la conséquence d’une mauvaise gestion de certains problèmes par les autorités compétentes et peut entraîner une baisse de confiance de la population envers le pouvoir et les institutions gouvernementales. Celles-ci peuvent se trouver face à une crise de légitimité dans un contexte où, dans des cas plus graves d’hyperinfection prolongée, les ressources mises à sa disposition sont limitées. Ainsi, l’État peut plonger dans une crise politique exacerbée par des dynamiques sociales que l’épidémie alimente. De plus, dans un 83

passage empreint d’un certain réalisme, Price-Smith soutient qu’outre les impacts économiques, démographiques et politiques qu’elle peut engendrer, l’émergence de maladies infectieuses a aussi un impact négatif sur les forces armées d’un État. La diffusion de 84

maladies au sein des troupes compromet la préparation militaire, la coopération internationale et la capacité de l’État à défendre le territoire national. Considérant le pouvoir étatique 85

comme évoluant en fonction de différentes variables comme la productivité économique, le capital humain et la force militaire, Price-Smith affirme qu’une forte prévalence de maladies infectieuses peut, à long terme, entraîner une importante réduction du pouvoir étatique en termes absolus, mais aussi relativement au pouvoir des autres États. 86

Ibid à la p. 209. 81 Ibid à la p. 210. 82 Ibid 83

Price-Smith, « Health of Nations », supra note 78 à la p. 127.

84

Ibid à la p. 130.

85

Ibid aux p. 131-132.

À l’échelle internationale, plusieurs de ces phénomènes sont aussi observables. Sur le plan économique, les pandémies peuvent déstabiliser les économies régionales ou même ralentir l’économie mondiale. Elles vont également modifier les échanges commerciaux entre les pays plus touchés et les pays qui ne le sont pas encore. Comme la circulation des biens et des personnes représente un important vecteur de propagation des pathogènes, des mesures de quarantaines peuvent être imposées sur les biens provenant des pays plus affectés par une épidémie afin de prévenir la diffusion de celle-ci. Dans les cas plus sérieux, des embargos commerciaux peuvent être instaurés ou, comme ce fut le cas avec le SRAS, des interdictions de voyage peuvent être signalées, affectant ainsi le secteur touristique d’un système économique. De plus, une hyperinfection prolongée peut décourager l’investissement étranger dans une région . Sur le plan politique, Price-Smith affirme que l’émergence d’une épidémie ne va pas 87

générer de conflits militaires. En ce sens, même une diminution du pouvoir absolu ou relatif de l’État en fonction de variables relatives à la santé n’est pas perçue par les autres pays comme une opportunité d’entreprendre des actions militaires. Les États plus en santé auront tendance à éviter les régions contaminées puisque la guerre est un important vecteur de diffusion des maladies. En somme, bien que l’équilibre des pouvoirs soit altéré, il n’en résulte pas pour autant des conflits ou des confrontations armés. 88

Dans un ouvrage collectif dirigé par Andrew Price-Smith, David Fidler, Simon Carvalho et Mark Zacher montrent que la prise en charge par la communauté internationale de la menace que représente la propagation de maladies infectieuses, de même que l’émergence de normes et la codification de certains pans du droit international qui en découle, représente une des premières instances de collaboration interétatique. Au début du XIXe siècle, l’Europe était aux

prises avec de sévères et successives épidémies de choléra provenant de Russie, de l’Inde et du Moyen-Orient. La faible qualité des infrastructures européennes en matière de traitement de l’eau et des déchets humains expliquent pourquoi les épidémies de choléra furent si dévastatrices et difficiles à éradiquer. Initialement, les gouvernements étatiques se limitèrent à mettre en place un certain nombre de mesures nationales, comme la mise en quarantaine des

Price-Smith, « Contagion and Chaos », supra note 80 à la p. 212.

87

Ibid à la p. 213.

navires commerciaux mouillant dans les ports nationaux. Or, ces différentes politiques nationales, qui n’étaient, par ailleurs, pas harmonisées entre elles, entraînaient des retards dans la livraison des marchandises et posaient problème pour les intérêts commerciaux de certaines nations. Les gouvernements des pays européens en sont ainsi venus à la conclusion que la nature du problème exigeait l’organisation d’une réponse commune.

La première Conférence sanitaire internationale fut donc organisée à Paris en 1851 et afficha un succès mitigé puisque seuls trois États ratifièrent une convention qui n’entra conséquemment pas en vigueur. En dépit du désaccord qui régnait entre les États, certains développements positifs émergèrent tout de même de ces premières discussions, comme l’élaboration de standards d’hygiène pour les navires, la mise en place d’inspections portuaires des navires et l’établissement de période obligatoire de mise en quarantaine pour les bâtiments infectés. Notons qu’à l’époque, deux principales théories épidémiologiques visant à expliquer 89

l’apparition et la transmission des maladies étaient en vogue. La première, le contagionisme, affirmait que la maladie était la conséquence des contacts humains directs, alors que la seconde, la théorie des miasmes, soutenait qu’elle était plutôt causée par des variables environnementales comme la saleté de l’air ou la matière pourrissante. Ainsi, les États qui étaient favorables à un contrôle plus strict des navires et des personnes avaient tendance à appuyer le contagionisme, et les États désirant une plus grande latitude dans la conduite des affaires maritimes soutenaient la seconde. Il faudra donc attendre la fin du XIX90 e siècle et la

validation de la théorie microbienne (ou théorie des germes) qui affirme que les maladies sont causées par le contact de l’homme avec des micro-organismes – pour qu’une plus grande collaboration interétatique se mette en place et s’accélère au cours XXe siècle. 91

Simon Carvalho et Mark Zacher, « The International Health Regulations in Historical Perspective » dans

89

Andrew T. Price-Smith, dir, Plague and Politics. Infectious Diseases and International Politics, New York, Pelgrave McMillan, 2001, [Price-Smith, « Plague and Politics »], à la p. 237.

Ibid à la p. 238.

90

Ibid à la p. 240.

En 1907 est ainsi créée à Paris la première organisation internationale relative à la santé,

l’Office International d’Hygiène Publique (OIHP). Pour la période qui s’étend de la création de 92

l’OIHP en 1907 à la mise en place des premiers règlements sanitaires internationaux par l’OMS en 1951, David Fidler énumère pas moins de vingt-huit traités multilatéraux ou bilatéraux relatifs à la santé et qui, ensemble, composent le régime «  classique  » de santé 93

publique internationale. Une analyse détaillée de ce régime serait ici superficielle, mais il convient néanmoins de rapidement présenter quatre de ses principaux objectifs. 94

Premièrement, le régime classique visait à protéger l’Europe des maladies dites « asiatiques » ou simplement provenant de l’extérieur de l’Europe, comme le choléra, la peste et la fièvre jaune. Deuxièmement, le régime a aidé les États à harmoniser et à coordonner les politiques nationales relatives à la mise en quarantaine afin de faciliter le commerce interétatique. Troisièmement, la collaboration établie entre les États a permis la création d’un système international de surveillance des maladies infectieuses. Les États devaient ainsi notifier leurs partenaires lorsque des cas de peste ou de choléra étaient répertoriés sur leurs territoires. Nous verrons plus bas comment la surveillance des maladies est aujourd’hui un objectif fondamental de l’OMS et des États dans la sécurisation de la santé des populations humaines. Finalement, le régime classique s’est progressivement consolidé en différentes organisations internationales, comme l’OIHP, mais aussi l’Organisation d’Hygiène de la Société des Nations, pour aboutir à la création de l’Organisation mondiale de la Santé en avril 1948.