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L ES THÉORIES DE LA VIE PRIVÉE

ENTRE COERCITION ET COOPÉRATION

DES RENSEIGNEMENTS PERSONNELS SUR LA SANTÉ AU C ANADA A L ES CONCEPTS DE VIE PRIVÉE ET DE CONFIDENTIALITÉ :

2. L ES THÉORIES DE LA VIE PRIVÉE

Afin de mieux comprendre les idées et principes qui rendent le concept de vie privée opératoire au plan juridique, il est important de se pencher sur les principales théories et définitions de la vie privée. Nous retenons ici deux principaux modèles théoriques : le modèle du « contrôle » et le modèle de « l’accès ». La théorie du contrôle affirme que la vie privée est la capacité de l’individu à exercer un contrôle sur les informations personnelles dont il est le sujet ou la source. La théorie de l’accès soutient plutôt que la vie privée est la capacité de l’individu à limiter l’accès que les autres ont à sa sphère privée. Ces deux modèles adoptent des positions diamétralement opposées en ce qui a trait à la définition de la vie privée. Dans le premier cas, on vise à exercer un contrôle sur les informations qui sortent de la sphère privée de l’individu, alors que, dans le deuxième cas, on vise à limiter les actions qui entrent dans la sphère privée de l’individu. Il nous semble ainsi que la vie privée est le mieux préservée lorsque l’individu jouit à la fois d’un contrôle sur ses informations personnelles, et qu’il est mesure de

limiter l’accès à sa sphère privée d’existence. Ainsi, bien qu’ils portent sur différents aspects de la protection de la vie privée, ces deux modèles se complètent plutôt bien.

i) LATHÉORIEDUCONTRÔLE

La théorie du contrôle affirme que la vie privée se définit par la capacité de l’individu à exercer un contrôle sur les modalités du passage des renseignements personnels de la sphère privée à la sphère publique. L’individu doit être en mesure de décider quand, à qui, et dans quel contexte certaines des informations dont il est le sujet seront communiquées à autrui. La définition la plus complète de la vie privée comprise à partir de la perspective du contrôle est celle de Alan F Westin. Nous reproduisons ici la définition de l’auteur dans son intégralité. Comme nous le verrons, cette définition énonce un certain nombre de notions qui jettent un éclairage intéressant sur la relation qu’entretiennent les notions de surveillance et de vie privée. Westin définit la vie privée comme suit :

«  Privacy is the claim of individuals, groups of individuals, or institutions to determine for themselves when, how, and to what extent information about them is communicated to others. Viewed in this terms of the relation of the individual to social participation, privacy is the voluntary and temporary withdraw of a person to the general society through physical or psychological means, either in a state of solitude or small-groupe intimacy, or when among larger groups, in a condition of anonymity or reserve. The individual’s desire for privacy is never absolute, since participation in society is an equally powerful desire. Thus each individual is continually engaged in a personal adjustment process in which he balances the desire for privacy with the desire for disclosure and communication of himself to others, in light of the environmental conditions and social norms set by the society in which he lives. The individual does so in the face of pressure from the curiosity of others and from the processes of surveillance that every society sets in order to enforce its social norms. » 46

Ce passage est riche en idées et revêt un intérêt majeur aux fins de cette thèse. La première partie du passage illustre bien la perspective adoptée par les tenants de la théorie du contrôle, soit, que la vie privée représente la capacité d’un individu – ou un groupe d’individus – à déterminer, par lui-même, si, à qui, quand, comment et dans quelle mesure les informations dont il est le sujet seront communiquées aux autres membres de la société. Westin situe

Alan F. Westin, Privacy and Freedom, New York, Atheneum,1967 à la p. 7.

explicitement la vie privée dans les termes d’une relation entre l’individu et la participation sociale. Pour lui, la vie privée procède d’un désir de se retirer temporairement de la vie publique. En contrepartie, ce premier désir est concurrencé par un autre désir  : celui de participer à la vie sociale et publique. Westin affirme que l’individu doit continuellement ajuster et trouver un équilibre entre ces deux pulsions : l’individu « balances », tente de trouver un équilibre, entre ces deux désirs qui sont en quelque sorte concurrents. On retrouve donc, là aussi, l’image de la balance entre l’individu et la société. Cependant, ici, et ce point revêt une importance capitale, c’est l’individu lui-même et non une institution qui lui est extérieure, qui procède à cette quête d’équilibre. L’expression clé, nous semble-t-il, est le «  voluntary withdraw  » décrit par Westin. Le fait que l’individu puisse volontairement se retirer de la vie publique et de l’espace sociale annonce le fait que la vie privée détermine une forme de liberté et d’autonomie de l’individu.

Westin affirme aussi que l’être humain est doté d’une dignité propre et ressent un besoin d’autonomie qui est défini comme le désir de ne pas être dominé ou manipulé par d’autres. Westin soutient que l’autonomie d’un individu est menacée lorsque quelqu’un peut impunément pénétrer son noyau identitaire – the core self. La vie privée est, par le fait même, 47

garante de la liberté de l’individu. C’est un espace où il est libre et où il peut agir de manière autonome. Par conséquent, porter atteinte à la vie privée d’un individu revient à entraver sa liberté. Cette idée que la vie privée est une forme de liberté, c’est-à-dire une de ces déterminations particulières, fut cependant critiquée par certains théoriciens de la vie privée. William Parent, par exemple, soutient qu’au plan analytique, le lien entre la vie privée et la liberté est erroné. Parent donne l’exemple d’un individu qui rend volontairement toutes les 48

informations qui le concernent disponibles au public. Dans un tel cas, l’auteur affirme qu’on ne peut prétendre que cet individu possède encore une vie privée. Il conclut ainsi que la liberté et la vie privée ne peuvent être des concepts positivement corrélés puisque la liberté n’entraîne pas nécessairement la protection de la vie privée.

Ibid aux p. 33-34

47

William A. Parent, «  Privacy, Morality, and the Law » (1983) 12:4 Philosophy & Public Affairs 269.

En toute déférence, il nous semble que ce raisonnement procède à l’inverse de ce qu’affirme Westin. Pour ce dernier, ce n’est pas la liberté qui détermine la vie privée, mais la vie privée qui défend et rend possible la liberté. Parent, de son propre aveu d’ailleurs, s’affaire à décrire la vie privée comme une condition et non comme une capacité. Or, il est vrai que dans l’exemple donné par Parent, l’individu est dans une condition où sa vie privée est passablement réduite. Toutefois, si cette condition est le résultat de l’exercice d’un contrôle sur le passage de renseignements personnels de l’espace privé à l’espace public, la théorie de Westin reste valide. De plus, il est possible d’affirmer que, dans l’abstrait, l’individu possède encore une vie privée dans la mesure où il peut décider de garder secrets des renseignements personnels à propos de ses prochaines expériences de vie. En d’autres mots, il n’a pas abandonné sa capacité à exercer un contrôle sur les modalités de transfert des informations entre la sphère privée et publique.

Ces considérations nous invitent à penser que, dans la perspective adoptée par la théorie du contrôle, le concept de vie privée est subsumé à celui de la liberté, c’est-à-dire que la vie privée renvoie à une forme particulière de liberté. Cette idée, nous semble-t-il, est cohérente avec l’interprétation de la relation entre l’article 7 et les articles 8 à 14 de la Charte proposée par juge Lamer dans le Renvoi sur la Motor Vehicule Act. Rappelons qu’au chapitre précédent, nous avons vu que le juge Lamer considère que l’article 7 de la Charte, qui porte sur le droit à la liberté de l’individu, chapeaute et détermine la teneur et l’étendue des autres articles de la section portant sur les « Garanties juridiques ». Parmi ces garanties, on trouve, entre autres, l’article 8 qui protège la vie privée des individus et interdisant toutes formes de fouilles, de saisies ou de perquisitions abusives. L’approche du juge Lamer soutient qu’une violation de l’article  8 est une violation de l’article 7 et doit être justifiée non seulement au moyen du test de l’article 1er,

mais aussi en fonction des principes de justice fondamentale compris à l’article  7. Le juge Lamer affirme aussi qu’une violation de l’article  7 n’encourrait pas nécessairement une violation de l’article 8. Ainsi, selon cette approche, une perte de vie privée se traduit par une perte de liberté, alors que l’inverse n’est pas vrai, une perte de liberté n’engendre pas nécessairement une perte de vie privée. Il nous semble important de mentionner ici que cette interprétation de la relation entre l’article 7 et les articles 8-14 de la Charte n’a pas été retenue par la jurisprudence canadienne. Bien que cette interprétation ne soit pas valide au plan

constitutionnel, il reste néanmoins que le raisonnement qu’elle défend nous semble valide au plan conceptuel.

On pourrait aussi ici souligner que l’idée que la perte de liberté n’entraine pas nécessairement une perte de vie privée semble en contradiction avec ce qui a précédemment été dit par rapport à l’exemple de Parent. On avait alors affirmé qu’un individu peut librement et volontairement entraver sa vie privée. Cela ne revient-il pas à dire que, de la même manière qu’une violation de l’article 8 est perçue comme une violation de l’article 7, un individu qui diminue sa propre vie privée viole volontairement sa propre liberté ? Nous soutenons que cette contraction apparente néglige le fait que l’article 7, comme l’article 8 d’ailleurs, s’applique aux atteintes aux droits et libertés de l’individu commis par l’État, et non pas l’individu lui-même. Il serait en effet contradictoire de dire qu’un individu qui jouit d’un contrôle sur sa vie privée ne cesse en fait de diminuer sa liberté toutes les fois qu’il publie quelque chose à son sujet. Au contraire, ce faisant, il exerce sa liberté. Dans le cas d’une violation de l’article  7 ou de l’article 8, l’individu n’exerce pas lui-même ce contrôle puisque la diminution de sa liberté ou de sa vie privée est une conséquence d’une action de l’État. Pour voir en quoi ces considérations sont compatibles avec le propos de Westin, il convient ici de revenir au passage précédemment reproduit.

À la fin du passage reproduit plus haut, on note que Westin spécifie que l’individu établit un équilibre entre son désir de vie privée et son désir de participer à la vie sociale, et ce en dépit des pressions sociales que représentent la curiosité des autres et la surveillance de l’État. Westin utilise l’expression « in the face of pressures from the curiosity of others and from the processes of surveillance ». Le processus d’équilibration auquel se livre l’individu est légitime parce que c’est lui qui décide le dosage de vie privée et de vie publique qu’il désire. Or, ces différentes pressions sociales, comme la surveillance ou la curiosité des autres, entravent à sa liberté puisqu’elles échappent à son contrôle. C’est donc lorsque l’équilibre entre la vie privée privée d’un individu et sa vie publique est déterminé par quelque chose qui est hors de son contrôle que la liberté de ce dernier est compromise. Ainsi, il n’est pas contradictoire ou incohérent d’affirmer, comme Westin et le juge Lamer le font, que la vie privée est une détermination de

la liberté. Cette démonstration était, nous semble-t-il, nécessaire puisque ce chapitre entend analyser la relation entre la vie privée et la surveillance en suivant les arguments énoncés au chapitre précédent relativement à la relation entre la liberté et la sécurité nationale.

L’exercice de la liberté individuelle se manifeste par la capacité de l’individu à exercer un contrôle sur la divulgation et la circulation de ses renseignements personnels. À cet égard, dans

R c. Duarte, le juge La Forest affirme que le droit à la vie privée peut se définir « comme le droit

du particulier de déterminer lui-même quand, comment et dans quelle mesure il diffusera des renseignements personnels le concernant ». Au plan juridique, ce contrôle des modalités de 49

divulgation et diffusion est opérationnalisé au moyen du concept de consentement. Le 50

concept de consentement est particulièrement important dans le domaine du droit de la santé et de la surveillance des maladies. En effet, comme nous le verrons plus loin, la législation canadienne pose comme règle générale que la collecte, l’utilisation et la divulgation de renseignements personnels soient conduites seulement avec le consentement libre et éclairé de l’individu. Ce principe fondamental repose sur une reconnaissance de l’autonomie du patient et de son droit au contrôle de son corps et à l’intégrité de celui-ci. Nous verrons toutefois que 51

de nombreuses exceptions à cette règle générale parsèment la législation relative à la santé publique et à la protection de la vie privée.

ii) LATHÉORIEDEL’ACCÈS

La théorie de l’accès se concentre, tout comme celle du contrôle, sur la relation entre l’espace privé et la sphère publique. Cependant, contrairement à la théorie du contrôle, elle ne s’intéresse pas au contrôle des renseignements qui sortent de la sphère privée pour tomber dans la sphère publique, mais à l’accès que les entités évoluant dans la sphère publique peuvent avoir à la sphère privée de l’individu. Afin de mieux saisir la différence entre la théorie du contrôle et celle de l’accès, il est intéressant de se référer à deux métaphores. La théorie du

R. c. Duarte, [1990] 1 RCS 30 au para 25.

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Lisa M. Austin, « Reviewing PIPEDA : Control, Privacy and the Limits of Fair Information Practice » (2006)

50

44 Canadian Business Law Journal 21 à la p. 37

Nola M. Ries, « Patient Privacy in a Wired (and Wireless) World : Approaches to Consent in the Context of

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contrôle peut être illustrée au moyen de la métaphore du « filtre ». Ce filtre serait posé à la frontière entre la vie privée et la vie publique, et permettrait à l’individu de sélectionner quelles informations personnelles doivent être retenues ou gardées dans la sphère privée, et de choisir celles qui peuvent passer la frontière et basculer dans la sphère publique. Le contrôle qu’exerce l’individu s’apparente donc à une activité de filtrage. Pour la théorie de l’accès, la notion principale est celle d’inaccessibilité à la sphère privée. On peut donc utiliser ici la métaphore 52

de la «  citadelle fortifiée  » afin d’illustrer la teneur de cette théorie. L’objectif ici est donc d’ériger des murs, hauts et forts, qui protègent la sphère privée de l’individu et  la rend imperméable aux regards ou aux atteintes physiques qui proviendront de l’extérieur. Cette citadelle serait dotée de portes et de fenêtres qui, au gré de l’individu, peuvent être ouvertes ou fermées afin de laisser entrer, au gré de ses préférences, certaines influences extérieures. Ruth Gavison, une des principales théoriciennes de la théorie de l’accès, définit la vie privée comme suit :

«  In its most suggestive sense, privacy is a limitation of others’ access to an individual. As a methodological starting point, I suggest that an individual enjoys perfect privacy when he is completely inaccessible to others. This may be broken into three interdependent components  : in perfect privacy no one has any information about X, no one pays attention to X, and no one has physical access to X.  Perfect privacy is, of courses impossible in any society. The possession or enjoyment of privacy is not an all or nothing concept, however, and the total loss of privacy is as impossible as perfect privacy. » 53

La théorie de Westin s’intéresse principalement à la vie privée dans sa dimension informationnelle. Gavison élargit cette première acceptation en ajoutant les dimensions physique et attentionnelle. Cependant, contrairement à Westin, Gavison ne lie pas explicitement vie privée et liberté. Elle ne s’intéresse pas à la vie privée comme une capacité de l’individu à filtrer certaines informations, mais plutôt aux conditions qui rendent l’espace privé inaccessible aux autres. À la sous-section précédente, nous avons dit que Westin parlait de la vulnérabilité de l’individu face à la curiosité et à la surveillance à laquelle il est soumis dans un environnement social et de l’absence de contrôle qu’il exerce par rapport à ces pressions qui lui

Anita L. Allen, « Coercing Privacy » (1998) 40:3 William and Mary Law Review 723 à la p. 724

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Ruth Gavison, « Privacy and the Limits of Law » (1980) 89:3 The Yale Law Journal 421 à la p. 424

sont externes. La forteresse érigée par la théorie de l’accès, nous semble-t-il, vient justement pallier ce manque de contrôle en permettant de résister à la pression qu’exercent sur lui l’État ou ses pairs.

La théorie de l’accès est pertinente en ce sens qu’elle permet d’appréhender la notion de vie privée de l’angle de la surveillance. Anita L. Allen, une des principales théoriciennes de l’accès, soutient que « personal privacy is a condition of inacessibility of the person, his or her mental states, or information about the person to the senses or surveillance devices of others.  » 54

Comme la surveillance visuelle permet de pénétrer la sphère privée des individus elle est représente une pratique qui est particulièrement problématique sur le plan de la protection de la vie privée. Le danger que représente la surveillance pour la vie privée est d’autant plus grand que, grâce à certains développements technologiques récents, le voile qui couvre la sphère privée s’est progressivement fait plus transparent. Prenons l’exemple des systèmes infrarouges à vision frontale (FLIR). Cette technologie permet aux services de police de produire et d’enregistrer des images de la chaleur et de l’énergie thermique qui émane d’un édifice quelconque. Bien que le FLIR ne permette pas à proprement dit de voir à l’intérieur 55

d’un bâtiment, elle révèle néanmoins des renseignements sur ce qui se passe à l’intérieur du bâtiment ne sont pas visibles à l’œil nu. La capacité de rendre visible quelque chose qui était jusque là cachée correspond à une capacité de gagner une forme d’accès à cette même chose. De plus, cette capacité d’accès est d’autant plus grande lorsque la surveillance visuelle est jumelée à des pratiques de surveillances des données et des informations . À la lumière de ce 56

qu’il vient d’être dit, il nous semble raisonnable d’affirmer que la protection de la vie privée passe par un contrôle rigoureux des activités de surveillance menées par l’État.

Anita L. Allen, Uneasy Access. Privacy for Women in a Free Society, Totowa, Rowman and Littlefield Publishers, 1988

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à la p.15

Voir la décision de la Cour suprême du Canada R. c. Tessling [2004] 3 RCS 432 [Tessling]

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Julie E. Cohen, « Privacy, Visibility, Transparency, and Exposure » (2008) 75:1 The University of Chicago Law

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iii) LEDEVOIRDECONFIDENTIALITÉ

Comme cette thèse s’intéresse surtout à la dimension informationnelle de la vie privée dans le domaine de la santé, il nous appert nécessaire de faire ici intervenir le concept de confidentialité. La confidentialité est un concept qui renvoie à l’obligation d’une tierce partie à laquelle furent confiés des renseignements personnels de ne pas divulguer ces renseignements à