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La machine et le rythme de travail

Si la machine est en train de faire perdre son rythme à l’homme, cela ne provient nullement du fait que celle-ci ait remis en question le caractère rythmique du travail. Dans certain cas, selon Karl BÜCHER, la mécanisation aurait même au contraire permis l’apparition de mouvements rythmés, là où l’ancienne technique n’en connaissait pas. Le problème est plutôt lié au fait que, face à la machine, l’homme n’est plus maître de ses mouvements comme il l’était lorsque son outil n’était qu’un « membre renforcé » [« verstärktes Körperglied419 »]. Au nom d’une productivité accrue, le travailleur est littéralement devenu l’esclave de la machine : « L’outil est devenu son maître ; il lui dicte la mesure de ses mouvements : le tempo et la durée de son travail échappent à sa volonté ; il est lié à ce mécanisme mort et pourtant si vivant420. » Infatigable, le monstre mécanique ne se préoccupe guère des besoins physiologiques de l’homme qui, tel un rouage au milieu d’un immense engrenage, est contraint de s’adapter au rythme que celui-ci lui impose. Face à une machine, l’homme travaille de façon répétitive ; mais là encore, selon BÜCHER, ce serait faire erreur que de croire que c’est ce qui rend ce travail particulièrement usant et abêtissant [« aufreibend » ; « geisttötend421 »]. En effet, normalement, la répétition permet l’automatisation des mouvements et libère l’esprit, de sorte que l’homme, tout en travaillant de façon efficace, peut laisser libre cours à son imagination et s’adonner, par exemple, à la poésie et à la musique. Mais les bienfaits du travail rythmique ne valent que si l’être humain détermine lui-même le tempo de ses mouvements ; autrement, il est entièrement au service de la machine, à laquelle il sacrifie sa liberté d’action et de pensée.

Pour le gymnaste Rudolf BODE, alors que l’outil, simple perfectionnement d’un organe donné, demeure dépendant du rythme naturel des mouvements humains, la machine introduit des forces qui ont perdu toute proportion avec les capacités de l’homme. Sur le plan qualitatif, les

419 Cf. Karl Bücher, Arbeit und Rhythmus, op. cit., p. 440.

420 „(...) das Werkzeug ist Herr über ihn geworden; es diktiert ihm das Maß seiner Bewegungen: das Tempo und die Dauer seiner Arbeit ist seinem Willen entzogen; er ist an den toten und doch so lebendigen Mechanismus gefesselt.“

Ibid., p. 440.

mouvements que le travailleur doit produire, ponctués de points morts et suivant des « voies mortes déterminées à l’avance » [« tote vorgezeichnete Bahnen422 »], sont dénués de tout caractère organique. L’homme qui est soumis à un tel régime court, à long terme, le risque de ne plus être capable de se mouvoir de façon rythmique et naturelle, voire même de devenir plus mort encore que la machine. Cette dernière, nous dit LABAN, « connaît au moins son rythme, alors que ces travailleurs ont perdu tout sens du rythme. L’homme rythmique, l’homme de mouvement en eux – est mort423. »

Autrefois, le travail était, selon Rudolf LABAN, quelque chose de sacré. Le travailleur était intimement lié à son œuvre, dont la réalisation exigeait un échange vivant entre son corps, son esprit et son âme. Il puisait dans l’organisation rythmique du travail de la joie, qu’il exprimait le plus souvent en chantant ; et l’objet qu’il avait fabriqué, et dans lequel il pouvait se reconnaître, était pour lui source de satisfaction. Le résultat du travail à la machine est, quant à lui, une série de produits impersonnels, identiques les uns aux autres, qui ne portent plus la marque individuelle du travailleur et dont celui-ci n’a donc plus lieu d’être fier. Autrefois unis, l’art et la technique suivent désormais des chemins différents. Dévalorisé, le travail ne laisse plus de place à l’expression de l’individualité ni à la joie ; il est devenu, selon l’expression de BÜCHER, « un sérieux devoir et souvent une douloureuse abnégation424 ». Face à cette triste réalité, LABAN va jusqu’à contester l’emploi du terme de « travail » dans un tel contexte :

« Tourner un levier ou une vis d’un air morne, sans vie, sans joie, empli d’aversion, sans connaître la finalité de cette tâche, pour le danseur, ce n’est pas du travail. Ce type d’activité est une corvée, c’est de l’esclavage, car tout mouvement, tout combat et toute vie en sont partis425. »

Les « prêtres » et les « gens au pouvoir », qui savent que la machine est le garant d’un ordre injuste qui en fait des privilégiés, ne font que mentir au peuple lorsqu’ils prétendent que toute peine, quelle qu’elle soit, est source de plénitude. La réduction du temps de travail qu’ils présentent

422 Cf. Rudolf Bode, „Gymnastik und Jugenderziehung“, op. cit., p. 12.

423 „Arbeitende, die so am Werk schaffen, sind lebloser wie die Maschinen, die sie bedienen. Die Maschine kennt wenigstens ihren Rhythmus, aber diese Arbeitenden haben jeden Sinn für Rhythmus verloren. Der rhythmische Mensch, der Bewegungsmensch in ihnen – ist tot.“ Rudolf von Laban, Die Welt des Tänzers, op. cit., p. 127.

424 „(...) ernste Pflicht und oft schmerzliche Entsagung“, Karl Bücher, Arbeit und Rhythmus, op. cit., p. 440.

425 „Totes, stumpfes, unlustiges und feindseliges Drehen eines Hebels, einer Schraube, das nicht weiß, wozu dieses Drehen dient, ist dem Tänzer nicht Arbeit. Diese Art von Tätigkeit ist Fron, ist Sklaverei, denn jede Bewegung, jeder Kampf, jedes Leben ist aus ihr gewichen.“ Ibid., p. 127 sq.

comme un des bienfaits de l’automatisation, n’est qu’un leurre pour faire accepter cet esclavage ; seule la joie procurée par le vrai travail est capable de rendre celui-ci plus court. En ce sens, le danseur invite à se détourner des produits ainsi fabriqués, car la souffrance et la mort rythmique de l’ouvrier y restent éternellement « collées ».

A l’ère de la machine, la réussite économique, c'est-à-dire au bout du compte l’augmentation de la production, quelle que soit la qualité des marchandises produites, est devenue l’unique finalité du travail. Utilisant le vocabulaire de son maître à penser Ludwig KLAGES, Rudolf BODE traduit cet état de fait de la façon suivante : « L’esprit, tourné vers le quantitatif, est devenu maître du principe qualitatif de la vie426. » Au nom d’objectifs purement quantitatifs, la machine vide le travail de tout mouvement vivant et crée petit à petit des hommes à son image. Là où régnait le rythme vital, elle place sa propre règle. Plus la machine tourne vite, plus la production augmente, et plus le travailleur devient arythmique, et de ce fait, la civilisation gagne du terrain sur la culture, c'est-à-dire toutes les créations de l’homme qui restent enracinées dans la nature et dans la vie.

Selon BODE, c’est essentiellement à cause de cette obsession quantitative que l’Allemagne a perdu la Première Guerre mondiale. Plutôt que de chercher son salut dans ses forces vitales, le pays a tenté de fonder sa supériorité sur le calcul, sur le nombre et sur le record, et a, pour ce faire, « enchaîné l’homme à la machine et cherché à transformer le travailleur (…) en une machine427 ». Suite à sa défaite, l’Allemagne aurait dû reconnaître son erreur et créer les conditions nécessaires pour permettre au travail de redevenir un épanouissement de l’être tout entier. Au lieu de cela, l’introduction du taylorisme venu d’Amérique radicalise la déshumanisation du travail. Dans le cadre de cette rationalisation à l’extrême de tous ses faits et gestes, l’ouvrier ne dispose plus d’aucune liberté de mouvement ; le moindre de ses actes est réglementé de façon à éviter toute fatigue et toute perte de temps inutiles. Sur le plan quantitatif, le résultat est impressionnant : 30 hommes font le travail autrefois accompli par 100, les coûts de production sont réduits de moitié en dépit d’une augmentation conséquente des salaires. Le fait est incontestable : ce mode

426 „Der auf das Quantitative gerichtete Geist ist Herr über das qualitative Lebensprinzip geworden.“ Rudolf Bode, Der

Rhythmus und seine Bedeutung für die Erziehung, op. cit., p. 14.

427 „(...) daß es folgerichtig den Menschen an die Maschine kettete und aus dem Arbeiter (...) eine Maschine zu machen suchte.“ Rudolf Bode, „Gymnastik und Jugenderziehung“, art. cit., p. 11.

d’organisation du travail – « une grande machine, dont les pièces sont des organismes vivants428 » - est extrêmement rentable, ce qui, pour les dirigeants de l’industrie, suffit à justifier sa mise en place.

Mais à quel prix ? Soucieux de montrer le revers de la médaille, BODE nous raconte que, lorsqu’un élève de TAYLOR reçut pour mission de rationaliser le travail des dames chargées de contrôler des boules produites, les résultats furent certes impressionnants, mais on se rendit aussi compte de l’injustice que l’application de tels principes pouvait engendrer :

« Taylor dit lui-même que de nombreuses jeunes filles parmi les plus intelligentes, les plus sérieuses et les plus honnêtes furent renvoyées parce qu’elles n’avaient pas une faculté de perception assez rapide et tardaient à prendre des décisions. Nous avons ici une machinerie dans laquelle ce ne sont même pas des êtres humains entiers qui servent d’éléments constitutifs, mais uniquement certaines qualités. Seule l’aptitude à être utilisé à une fin précise sert de principe de sélection, peu importe si l’individu concerné est par ailleurs un instable et un bon à rien ou si c’est quelqu’un de sérieux et travailleur429. »

Sachant qu’un ouvrier créatif et scrupuleux aura plus de difficultés à s’intégrer à un tel système qu’un individu médiocre et superficiel, et qu’il risquera d’être renvoyé s’il ne s’adapte pas très vite à ces nouvelles exigences, le gymnaste voit se profiler dans cette évolution la menace d’une sélection par la médiocrité, qui pourrait s’étendre à d’autres domaines de la vie sociale et dont les conséquences à long terme seraient catastrophiques.

Par-delà le triomphe du quantitatif, BODE dénonce l’avènement d’un autre principe cruellement opposé à la vie : l’atomisation. Si, à notre époque, les hommes admirent la machine parce que, souveraine, celle-ci semble fonctionner sans lien avec ce qui l’entoure, c’est uniquement parce qu’ils oublient qu’en cela précisément, elle s’oppose aux lois de la vie. Alors que tout organisme vivant est lié à la totalité de la nature, l’esprit, qui trouve dans la machine son expression la plus parfaite, cherche à rompre cet ensemble et ne laisse derrière lui que des atomes inertes. L’ouvrier, réduit dans le domaine professionnel à une facette infime de sa personnalité et, au bout

428 „(...) eine große Maschine, deren Einzelteile lebendige Organismen sind.“ Rudolf Bode, Das Lebendige in der

Leibeserziehung, op. cit., p. 53.

429 „Taylor sagt selbst, daß viele der klügsten, fleißigsten und ehrlichsten Mädchen entlassen wurden, weil ihnen schnelle Wahrnehmung und Entschlußfähigkeit fehlten. Hier haben wir eine Maschinerie, in der nicht einmal ganze Menschen, sondern nur bestimmte Eigenschaften als zusammensetzende Teile dienen. Nur die Brauchbarkeit für einen bestimmten Zweck gibt das Prinzip der Auslese ab, gleichgültig, ob der Betreffende im übrigen ein fahriger Windhund oder ein ernster und tüchtiger Mensch ist.“ Ibid., p. 54.

du compte, déshumanisé par les conditions de travail qu’on lui impose, pourrait, si l’on n’y prend garde, devenir un vecteur d’atomisation et menacer de faire exploser le corps social.