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L’école génératrice d’individus mal coordonnés

L’idée selon laquelle une éducation trop centrée sur l’intellect formerait des enfants mal coordonnés, chez qui le cerveau communique mal avec l’organisme, provient donc essentiellement de la pédagogie de la musique. Selon JAQUES-DALCROZE, la fixation de l’école sur l’intellect porte gravement préjudice à celle-ci, car, atrophiant les liens entre le cerveau et les muscles, elle crée des individus mal coordonnés, chez qui le geste a du mal à suivre la volonté. Tenter de faire

349 Idem. Traduction de Julius Schwabe, p. 108 : „Es [das Wort Musik in den Lehrplänen] bedeutet: maschinenmäßige, mechanische Übungen zwecks Produktion oder besser noch Reproduktion von Tönen; Übungen, die ausschließlich auf Nachahmung beruhen und letzten Endes darauf abzielen, das Gedächtnis der Kinder vollzupfropfen mit einer gewissen Anzahl sentimentaler Lieder von ganz konventioneller Kunst.“

350 Cf. ibid., p. 85. Traduction de Julius Schwabe, p. 107 : „in unserem neurasthenischen Zeitalter“.

progresser l’esprit sans penser au corps est donc contre-productif, car un organisme mal réglé mobilise inutilement une partie de notre énergie mentale.

« Si nous sommes toujours obligés de penser à notre corps, nous en perdons forcément une partie de notre liberté d’esprit, car la majorité des intelligences sont esclaves de leurs formes corporelles, prisonnières de la matière352. »

L’intérêt de JAQUES-DALCROZE pour le phénomène qu’il baptise « arythmie » est né et s’est développé dans le cadre de sa pratique pédagogique. En été 1886, à l’âge de 31 ans, le compositeur suisse Richard Ernst ALDER (1853-1904) l’invite à le suivre à Alger pour devenir le second chef d’un orchestre de théâtre qu’il dirige lui-même. Sur place, il se rend compte que, en dépit d’un incroyable sens de l’harmonie, les musiciens algériens ont d’extrêmes difficultés à respecter les rythmes qui sont inscrits sur la partition, à tel point qu’il en vient, au début de chaque morceau, à leur faire réaliser le rythme voulu sur un tambourin avant qu’ils ne sortent leur instrument353. Cinq ans plus tard, nommé au conservatoire de Genève, il déplore l’insuffisance des exercices à sa disposition et perfectionne peu à peu ses cours en faisant frapper les rythmes dans les mains, puis en les faisant réaliser par le corps tout entier. La préparation du Festival vaudois, un spectacle commémoratif en plein air auquel ont participé environ deux mille figurants, et dont la musique et les paroles sont l’œuvre du jeune professeur, accélère, en dépit de la résistance de bon nombre de ses collègues, la prise de conscience d’un besoin de l’époque. Davantage qu’à la formation de petits prodiges, JAQUES-DALCROZE s’intéresse à la possibilité d’une éducation de l’enfant par la musique, visant à préparer une humanité plus saine, plus performante et plus équilibrée.

Mû par de tels objectifs, il est l’un des premiers à faire usage du terme médical d’ « arythmie » (désignant, à l’origine, des anomalies de fonctionnement du cœur, et parfois également de la respiration, du système nerveux et des muscles) dans le cadre de la pédagogie musicale. Aidé par le médecin-psychologue suisse Edouard CLAPARÈDE, JAQUES-DALCROZE

352 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « La rythmique, le solfège et l’improvisation » (1914), in idem, Le rythme, la musique et

l’éducation, op. cit., p. 58. Traduction de Julius Schwabe, p. 73 : „Solange wir immerwährend gezwungen sind, an unseren Körper zu denken, verlieren wir notwendig einen Teil unserer Geistesfreiheit; wie denn die Mehrzeit der Geister Sklaven ihrer Körperformen, Häftlinge der Materie sind.“

nourrit peu à peu ses observations de connaissances et de préceptes physiologiques, qui lui permettent de théoriser son expérience et de perfectionner sa théorie. Dans l’article « La rythmique et la plastique animée », rédigé en 1919, il donne une définition exhaustive de ce qu’il entend par ce terme :

« Etre arythmique, c’est être incapable de poursuivre un mouvement pendant tout le temps nécessaire à sa réalisation normale ; c’est le presser ou le retarder quand il doit rester uniforme ; c’est ne pas savoir l’accélérer quand il doit être accéléré, le ralentir quand il doit être ralenti ; c’est le saccader et le morceler quand il doit être lié et vice versa ; c’est le commencer trop tard ou trop tôt, le terminer trop tôt ou trop tard. C’est ne pas savoir enchaîner un mouvement d’une espèce à un mouvement d’une espèce différente, un mouvement lent à un mouvement rapide, un mouvement souple à un mouvement rigide, un mouvement énergique à un mouvement doux ; c’est être incapable d’exécuter simultanément deux ou plusieurs mouvements contraires. C’est encore ne pas savoir nuancer un mouvement, c’est-à-dire l’exécuter dans une gradation insensible du piano au forte ou réciproquement, et c’est ne pas pouvoir l’accentuer métriquement ou pathétiquement aux endroits fixés par la carrure ou suscités par l’émotion musicale354. »

En d’autres mots, les difficultés qui se présentent lors de l’éducation musicale mettent en évidence un problème organique ou de coordination à l’intérieur de l’individu, qui a pour conséquence que celui-ci n’est pas maître de ses propres mouvements. La cause peut en être soit le cerveau, qui donnerait de mauvais ordres ou ne les donnerait pas assez rapidement, soit les muscles, qui seraient incapables d’exécuter ceux-ci de façon irréprochable, soit encore un système nerveux défaillant qui ne transmettrait pas correctement les impulsions de la conception aux exécutants. Le dernier cas de figure semble, pour JAQUES-DALCROZE, être le plus fréquent : le cerveau conçoit normalement les rythmes mais ceux-ci parviennent modifiés aux muscles, ou bien le système nerveux se trompe littéralement d’adresse. Mais il arrive aussi que, par dégénérescence ou à cause de l’insuffisance de l’éducation rythmique, ce soit le cerveau ou les muscles qui soient initialement défaillants. Mais dans ce dernier cas, les décharges nerveuses sans effet finissent de toute façon par

354 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « La rythmique et la plastique animée » (1919), in idem, Le rythme, la musique et

l’éducation, op. cit., p. 136 sq. Traduction de Julius Schwabe, p. 170 sq. : „Arhythmisch sein heißt, unfähig sein, eine Bewegung solange fortzusetzen, wie zu ihrer gehörigen Realisierung nötig ist ; heißt, sie hasten oder verzögern, wenn sie gleichförmig sein soll ; heißt, sie nicht rechtzeitig beschleunigen können oder sie zur Unzeit verlangsamen ; heißt, sie ruck- oder stückweise geben, wo sie gebunden sein soll, und umgekehrt ; heißt, sie zu spät oder zu früh beginnen, zu spät oder zu früh beendigen. Heißt, eine bestimmte Bewegung nicht an eine bestimmte andere Bewegung anschließen können, eine langsame nicht in eine rasche, eine weiche nicht in eine herbe, eine kräftige nicht in eine sanfte überzuleiten wissen; heißt, nicht imstande sein, zwei oder mehr gegensätzliche Bewegungen gleichzeitig auszuführen. Heißt ferner, eine Bewegung nicht abtönen, d.i. sie mit unmerklicher Steigerung vom piano bis zum forte oder umgekehrt ausführen können; heißt endlich, sie an den Stellen, die durch den Takt festgelegt sind oder aus dem musikalischen Empfindungsgehalt sich natürlich ergeben, nicht (metrisch oder pathetisch) betonen können.“

détraquer également le système nerveux, ce qui conduit alors à des cas particulièrement pathologiques.

Le milieu et l’hérédité jouent à cet égard un rôle qui n’est pas négligeable. Ainsi, selon les observations faites par le pédagogue dans son article « Le rythme, la mesure et le tempérament355 », le sentiment rythmique est plus développé dans les milieux populaires que bourgeois ; les Allemands du Sud et les Suisses alémaniques souffrent d’une raideur corporelle extrême, qui est beaucoup moins fréquente en Rhénanie et ne se remarque que très rarement en Autriche et en Hongrie ; les jeunes Israélites, quant à eux, jouissent partout dans le monde d’une intelligence artistique remarquable mais « leur arythmie et la mauvaise harmonisation de leurs fonctions motrices et nerveuses nuisent à leur développement esthétique et à leur équilibre intellectuel et physique356 ». Ces tendances, liées à l’influence du milieu, ne sont cependant pas conçues comme des fatalités mais bien davantage comme une invitation, pour chaque nation et pour chaque région, à prendre les choses en main.

« Chaque peuple est susceptible de voir évoluer sa mentalité d’une façon favorable ou défavorable selon le degré de sérieux avec lequel sont dirigées les premières études de l’enfance357. »

Mais le problème essentiel de l’homme moderne, et la principale cause d’arythmie, demeure cependant la « prédominance des qualités intellectuelles sur les fonctions nerveuses358 », phénomène qui incrimine l’éducation telle qu’elle est dispensée dans les écoles, et qui conduit au fait que, chez de nombreux individus, la volonté n’est pas, ou imparfaitement, suivie de l’exécution. Seule une étude précoce du rythme permettrait, contrairement à ce qui est pratiqué dans les écoles, un développement parallèle de la sensibilité, de la raison et du corps. Un entraînement raisonnable du

355 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « Le rythme, la mesure et le tempérament » (1919), in idem, Le rythme, la musique et

l’éducation, op. cit., p. 162 sqq.

356 Cf. ibid., p. 178.

357 Idem. Traduction de Julius Schwabe, p. 215 : „Für jedes Volk besteht die Möglichkeit einer günstigen oder ungünstigen Geistesentwicklung, je nach dem mehr oder minder großen Ernste, der über dem ersten Unterricht der Kinder waltet.“

358 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, „La musique et l’enfant“, in idem, Le rythme, la musique et l’éducation, op. cit., p. 50. Traduction de Julius Schwabe, p. 63 : „Die Arhythmie ist eine Krankheit, die zumeist der Unfähigkeit des Menschen, sich selber zu kontrollieren, oder aber einem Überwiegen der intellektuellen Eigenschaften über die nervösen Funktionen entspringt.“

système nerveux restituerait à celui-ci le rôle de médiateur qu’il est censé jouer entre les facultés cérébrales et les muscles.

Dans le cas contraire, les conséquences d’un tel déséquilibre peuvent devenir difficiles à supporter pour l’homme moderne, chez qui « la conscience d’une résistance constante dans le système musculaire, d’un désordre dans le système nerveux, produit le désordre cérébral, le manque de confiance en ses propres forces, la peur de soi-même359 ». Persuadé de l’importance de sa tâche, JAQUES-DALCROZE présente le phénomène de l’arythmie comme le fléau de l’homme moderne et confère ainsi à sa méthode d’éducation musicale une envergure qui va bien au-delà d’une simple formation au chant et au jeu d’un instrument.

Selon lui, la généralisation de ce problème de coordination a pour effet que le public ne s’offusque plus guère de voir danser sur scène des personnalités parfaitement arythmiques. La danseuse Isadora DUNCAN, dont le combat n’est pourtant pas si éloigné de celui du pédagogue, voit critiquer ses capacités corporelles par ce dernier, qui reconnaît en elle le pur produit de cette époque ruinée par l’intellectualisme. Certes, il qualifie son renoncement à la virtuosité corporelle et sa sincère recherche du naturel de « courageuse et noble tentative360 ». En cherchant à renouveler la danse, en cultivant une pureté plastique jusque-là inédite et en idéalisant la « quasi-nudité des formes corporelles361 », elle a donné à son époque des impulsions éminemment positives qui méritent d’être défendues contre les attaques des « bourgeois hypocrites ou inintelligents362 ».

Les commentaires suscités par la nudité de ses pieds ne sont d’ailleurs, pour le père de la rythmique, que la preuve de l’incompétence des critiques d’art qui, n’y connaissant rien à l’expression corporelle, se focalisent sur des détails, « tels les auditeurs d’un récital de piano qui

359 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, „La gymnastique rythmique“, L’Education, N° 4, 1915 (7e année), p. 3, cité d’après : Gernot Giertz, Kultus ohne Götter. Emile Jaques-Dalcroze und Adolphe Appia, München, J. Kitzinger, 1975.

360 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, „Comment retrouver la danse“ (1912), in idem, Le rythme, la musique et l’éducation, op.

cit., p. 130. Traduction de Julius Schwabe, p. 165 : „der mutige und edle Versuch Isadora Duncans“.

361 Idem. Traduction de Julius Schwabe, p. 165 : „Idealisierung der fastnackten Körperformen“.

362 Cf. ibid., p. 130. Traduction de Julius Schwabe, p. 165 : „Entrüstungsgeschrei scheinheiliger oder beschränkter Spießbürger“.

n’analyseraient que les qualités de l’instrument et non celles de l’interprète363 ! ». Il lui reproche, quant à lui, son incapacité à marcher en mesure : au lieu de respecter le rythme de la musique, elle ajoute fréquemment des pas involontaires qui laissent entrevoir chez elle un réel problème d’équilibre. L’aspect formel de ses danses lui semble en outre pour le moins problématique : prenant pour base des attitudes fixées par la statuaire grecque, elle semble oublier que celles-ci ne sont que des figures instantanées qui, à l’origine, s’inscrivaient dans un art du mouvement extrêmement complexe.

« Le fait de fixer, de styliser les moments suprêmes de la danse et de la gesticulation détruit la continuité du mouvement et interrompt l’enchaînement des attitudes364. »

Ce qui autrefois était totalité apparaît, en d’autres mots, comme un assemblage plus ou moins forcé de morceaux choisis. S’inscrivant dans l’argumentation de JAQUES-DALCROZE, l’écrivain et historien de la danse Hans BRANDENBURG (1885-1968) reproche également à Isadora DUNCAN sa tendance au statisme et à une exagération de la « langue des bras » [« Sprache der Arme »], prenant ainsi le contre-pied du ballet classique, chez qui c’était la « langue des jambes » [« Sprache der Beine365 »] qui prédominait.

En bref, même s’il faut reconnaître que la première est beaucoup plus expressive que la seconde, DUNCAN ne semble pas, elle non plus, capable de s’exprimer en faisant usage de son corps tout entier ; ce qui lui manque est, bien évidemment, une éducation rythmique. Bien qu’ayant mis le doigt sur des problèmes essentiels, elle demeure à l’image de sa génération, incapable de réaliser une réelle union entre les mouvements du corps et la musique :

363 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, „Le danseur et la musique“ (1918), in idem, Le rythme, la musique et l’éducation, op.

cit., p. 155. Traduction de Julius Schwabe, p. 189 : „Ich erinnere mich noch, wie ich einst bei den Aufführungen Isadora Duncans im Theater du Châtelet Leute, denen ein besonderes Kunstverständnis (!) nachgerühmt wurde, ausschließlich über die Körperformen und in Sonderheit über die nackten Füße der Tänzerin habe diskutieren hören! Wie wenn die Besucher eines Klavierabends sich lediglich für die Eigenschaften des Instruments und gar nicht für diejenigen des Vortragenden interessieren wollten!“

364 Cf. ibid., p. 154. Traduction de Julius Schwabe, p. 188 : „Wenn man (...) die höchsten Momente des Tanzes und des Gebärdenspiels zur Haltung erstarren läßt und stilisiert, so zerstört man dadurch die Stetigkeit der Bewegung und unterbricht die natürliche Gebärdenfolge.“

« Il faut encore que les corps éduqués à la réalisation stylisée des sensations rythmées apprennent à communier avec la pensée et se laissent imprégner par la musique, qui représente dans la danse l’élément psychologique et idéalisateur366. »

Pour Emile JAQUES-DALCROZE comme pour Rudolf LABAN, l’homme moderne est devenu incapable de faire travailler en bloc ses différentes facultés. Dans son article « Le rythme, la mesure et le tempérament », le pédagogue suisse déplore que l’organisme humain ne soit plus habitué « à un libre échange de ses forces, à une libre circulation des courants divers de sa pensée et de ses pouvoirs moteurs, à une alternance régulière (…) des rythmes physiques et spirituels367 ». La spécialisation, qui s’est abattue sur tous les domaines de notre vie, a isolé les différentes fonctions de l’homme, de sorte que le scientifique n’est plus jamais le sportif, et surtout que, chez le premier, les organes moteurs et ceux de la pensée ne sont plus reliés les uns aux autres, ce qui, dans les cas les plus extrêmes, peut conduire à la neurasthénie.

L’intellectualisme, exacerbé par notre civilisation et entretenu par le fonctionnement des écoles, est selon LABAN la cause de cet état de dislocation interne qui se manifeste par une dégradation de notre sens artistique et de notre faculté de perception.

« Ce n’est presque plus jamais la grâce naturelle et la force qui passent pour être les qualités de la beauté humaine, mais une exagération artificielle et une déformation soit dans le sens de l’amollissement soit dans celui d’une dégénérescence maladive. La vie pulsionnelle prend un tournant malsain et détruit la beauté intérieure des tensions du moi. On est obligé d’accumuler les sources d’excitation, pour que notre imagination, égarée et coupée de la nature, ait assez de matière pour faire bouger ses ailes. (…) Notre œil et notre oreille perçoivent dans leur désarroi une image déformée du monde et notre raison s’enterre présomptueusement dans ses constructions abstraites368. »

366 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, „Comment retrouver la danse“, art. cit., p. 130 sq. Traduction de Julius Schwabe, p. 165 : „Und endlich müssen die zur stilvollen Darstellung rhythmischen Empfindens geschulten Körper lernen, mit dem Denken aufs genaueste zusammenzuwirken und sich von der Musik durchdringen zu lassen; von ihr, die das seelenbewegende und idealisierende Element des Tanzes bildet.“

367 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « Le rythme la mesure et le tempérament », art. cit., p. 162. Traduction de Julius Schwabe, p. 198 : „Niemals kann der einzelne indessen das Gleichgewicht aller seiner Fähigkeiten herstellen, wenn sich nicht von frühester Kindheit auf sein Organismus an den freien Austausch aller Kräfte gewöhnt hat, an eine ungehemmte Zirkulation der Gedankenströmungen und motorischen Kräfte, an ein regelmäßiges (...) Wechselspiel zwischen den leiblichen und den geistigen Rhythmen (...).“

368 „Was als Menschenschönheit gilt, ist fast niemals mehr natürliche Anmut und Kraft sondern künstliche Übersteigerung und Verzerrung ins Verweichlichte oder ins krankhaft Degenerierte. Das Triebleben nimmt eine ungesunde Wendung und zerstört die innere Schönheit der Ichspannungen. Immer neue Reize müssen gehäuft werden, um der irregeleiteten, naturfremden Phantasie soviel Nahrung zu geben, daß sie ihre Schwingen überhaupt noch zu regen vermag. (...) Das Auge und das Ohr nimmt trauernd das entstellte Abbild der Welt auf und der Verstand vergräbt sich selbstüberheblich in seine abstrakten Konstruktionen.“ Rudolf von Laban, Die Welt des Tänzers, Stuttgart, Walter Seifert, 1920, p. 134 sq.

Autrefois, l’artiste et le penseur étaient en même temps des « hommes de mouvement » [« Bewegungsmenschen369 »] ; ils n’étaient pas nécessairement plus forts que nous au sens physique du terme, mais leur corporalité était teintée de spiritualité, et inversement. Ils possédaient ce que LABAN appelle le « sens du danseur » [« tänzerischer Sinn370 »], c'est-à-dire cette capacité, propre aux chorégraphes, à percevoir le monde en mobilisant l’ensemble de leurs facultés et à transformer cette perception en un « sentiment de tension » à la fois du corps, de l’âme et de l’esprit [« körperlich-seelisch-geistiges Spannungsgefühl371 »].

Alors que chacun sait que le mouvement est l’origine de toute chose, de toute communication, on a longtemps délaissé ce dernier ; l’homme est même devenu capable de dissocier la conception intellectuelle du mouvement de la réalité d’un corps en mouvement. Sous l’effet de notre fausse culture, les organes de l’ouïe et de la vue se sont dégradés, et notre perception s’est morcelée, à tel point qu’il nous est impossible de reconnaître le monde dans son unité. Dans la nature, qui n’est plus pour nous qu’une sorte de « vache à lait » [« Melkkuh372 »], nous ne trouvons plus les images qui, autrefois, nous émouvaient. Tout dans notre environnement, des routes aux fils électriques en passant par le chemin de fer, nous rappelle aux nécessités de la vie quotidienne. Aux yeux de LABAN, il n’y a qu’en laissant la danse redéfinir celles-ci que la nature pourra redevenir digne d’être contemplée, et que l’homme, après avoir réappris à coordonner ses facultés, retrouvera une perception unitaire de la réalité.