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Le sport comme facteur d’aggravation de l’arythmie

Dans ce monde beaucoup trop centré sur les facultés intellectuelles, la seule concession que l’homme moderne accorde à son corps est le sport, par le biais duquel il croit pouvoir rétablir l’équilibre de ses facultés. Mais aux yeux de gens comme STEINER et BODE, cette culture du corps tournée vers le quantitatif ne fait qu’aggraver les choses. Selon ce dernier, elle a avant tout pour effet de renforcer la volonté au détriment des forces vitales. Orienté vers l’exploit et le record, le sport ignore les lois naturelles de l’organisme et fait ainsi perdre aux enfants le peu de capacités rythmiques qu’il leur restait. Coupant l’homme de ses liens avec le cosmos, le sport sert indirectement le matérialisme, qui s’impose peu à peu comme idéologie dominante.

401 „Könnt ihr den Unterricht nicht so gestalten, daß ihr ohne die Zwangsjacke der Schulbänke auskommt, so werdet Unteroffiziere, aber keine Lehrer der deutschen Jugend.“ Rudolf Bode, Das Lebendige in der Leibeserziehung, op. cit., p. 48.

402 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « Un essai de réforme de l’enseignement musical dans les écoles », art. cit., p. 13. Traduction de Julius Schwabe, p. 6 : „Wenn nur die geistige Aristokratie zum siegreichen Fortschritt ausgestattet ist, wird ihr die schlecht gerüstete Menge bald nicht mehr Schritt halten können. Die Führer der Bewegung (...) werden dann zur Rückkehr genötigt sein, um wieder in Führung mit ihm zu kommen; oder sie setzen ihren Weg allein fort und enden schließlich im Byzantinismus.“

L’incrimination du sport paraissait d’autant plus logique qu’il s’agit d’un phénomène essentiellement urbain et, de plus, relativement récent en Allemagne et en Europe. Si la culture physique avait déjà commencé à se développer en Europe pendant toute la deuxième moitié du XIXe siècle, les années 1890-1910 connaissent une accélération considérable du phénomène et voient le sport devenir un véritable objet de spectacle populaire. Les premiers Jeux Olympiques modernes, organisés à Athènes en 1896, rassemblent 70 000 spectateurs ; les seconds se tiennent à Paris en 1900, parallèlement à l’Exposition universelle. Tandis que les sports de stade ne se développeront véritablement qu’après la Première Guerre mondiale, les courses cyclistes rencontrent, notamment en France, en Italie et en Belgique, des succès croissants, et c’est dans les années 1900 que les grands « tours » sont institués : Tour de France en 1903, Tour de Belgique en 1908, Giro italien en 1909. Enfin, la boxe, sport déjà populaire en Angleterre au début du XIXe siècle, atteint une bonne partie de l’Europe autour de 1900, et le premier championnat d’Europe est organisé en 1910403. En Allemagne, le sport le plus pratiqué est la gymnastique [Turnen], qui connaît une véritable explosion du nombre de ses adeptes : de 128 000 membres de clubs en 1904, ceux-ci passent à 1,5 million en 1914. Même si, comme le souligne Thomas Nipperdey, beaucoup de ces clubs passent du drapeau « noir rouge et or » au drapeau « noir blanc rouge », les travailleurs sociaux-démocrates ne tardent pas à être également bien représentés404. A partir des années 1890, médecins et militaires obtiennent que ce sport devienne une matière obligatoire dans les écoles et dans les lycées. A côté de cette gymnastique cherchant à renforcer le corps et à inculquer l’ordre et la discipline, il faut relever l’existence de systèmes de gymnastique « alternatifs », reliés de près ou de loin au mouvement de la « réforme de la vie », comme par exemple celui de Rudolf BODE et celui, destiné aux femmes, de Bess MENSENDIECK.

Par-delà la gymnastique, l’Allemagne se passionne également, mais dans une moindre mesure, pour l’athlétisme et le football (la fédération allemande de football [Deutscher

Fußballbund] a près de 200 000 membres en 1913). Enfin, si le vélo gagne un public de plus en plus large et varié, le tennis et l’équitation restent réservés à une minorité de privilégiés, et les paris durant les courses hippiques ne connaissent pas encore le même succès qu’en Angleterre ou en

403 Cf. Jacques Dugast, La vie culturelle en Europe au tournant des XIXe et XXe siècles, op. cit., p. 101-105.

France, où le PMU (Pari mutuel urbain) est fondé en 1891. Pour achever cet aperçu de l’essor des disciplines sportives, il nous faut mentionner la tendance relevée par Thomas Nipperdey à mettre de plus en plus en avant les aspects de la compétition et du record. Les progrès des athlètes, mesurés en secondes ou en centimètres, sont affichés bien haut et suscitent l’admiration de tous ; la gymnastique, qui à l’origine échappait partiellement à cette obsession du chiffre, devient elle aussi peu à peu un sport de compétition avec des critères d’évaluation bien définis et internationalement reconnus. Enfin, notons qu’en 1913 est créé en Allemagne une distinction récompensant les performances sportives hors du commun405. Malgré cette contagion de la pression du résultat issue du monde de l’industrie et de la technique, le sport permet à un certain nombre d’accéder à « un peu de satisfaction, de reconnaissance et de communauté en dehors du monde du travail406 ».

Pour les clercs, cette culture physique inculquant le goût de l’exploit purement quantitatif n’est pas à considérer comme un simple divertissement ou faire-valoir pour les ouvriers. Elle influence les esprits dans un sens qui n’est guère propice aux tentatives de renouveau culturel entreprises. Aux yeux de Rudolf STEINER, l’essor du sport est un signe de l’avènement du matérialisme dans les civilisations occidentales ; il fait donc évoluer les hommes dans la mauvaise direction. Au lieu de chercher à progresser sur le plan spirituel, comme le font les orientaux, les occidentaux, qui se plaisent bien sur Terre et ne sont donc pas pressés d’en partir, se préoccupent avant tout de l’état de leur enveloppe charnelle. Seulement, eux aussi possèdent un corps éthérique, qui, parfois contre leur volonté, cherche à les entraîner dans les mouvements célestes et à leur faire accomplir des cercles, ainsi que le font les planètes. Pour renforcer leur corps physique, de façon à ce qu’il soit capable de résister à l’influence du corps éthérique, les hommes font du sport et bloquent ainsi leur évolution.

« [L]e sport a pour effet que l’homme sort entièrement de son corps éthérique et ne suit plus que les mouvements physiques de la Terre. Ainsi, l’homme se lie de plus en plus à la Terre et s’éloigne du monde spirituel407. »

405 Cf. ibid., p. 174 sq.

406 „Sport war in der modernen Lebenswelt (...) ein Stück Befriedigung, Selbstbestätigung und Gemeinsamkeit jenseits der Arbeitswelt.“ Ibid., p. 175.

407 „[Der] Sport hat das Ergebnis, daß der Mensch ganz herauskommt aus seinem Ätherleib, ganz nur den physischen Erdenbewegungen folgt. Dadurch wird der Mensch immer mehr der Erde befreundet und kommt ab von der geistigen Welt.“ Rudolf Steiner, „Von der Wiederkunft des Menschen – Turnen, Tanz und Sport“ (Dornach, 30/5/1923), in idem,

Selon STEINER, le sport fait partie du plan des industriels, dont l’objectif est avant tout de rendre les travailleurs productifs et dociles : il aide l’ouvrier à se réhabituer, après le travail à l’usine, à accomplir des mouvements naturels, et donc à conserver sa santé. Mais il faut prendre garde à ce que le sport ne transforme pas définitivement l’homme en « terrien » [Erdenmensch] (voire en animal408), et l’enferme de façon irréversible dans son corps physique. Pour éviter cela, la « science de l’esprit » doit renforcer le corps éthérique et opposer aux mouvements terrestres d’autres mouvements d’origine céleste qui serviront de contrepoids. Telle est la fonction de l’art corporel qu’il met sur pied dans les années 20 : l’eurythmie, qui, ayant pour objectif un progrès spirituel de l’homme, se définit donc par opposition au sport.

« Regardez de l’eurythmie, et vous verrez tous les mouvements qu’accomplit le corps éthérique. Regardez du sport, et vous verrez tous les mouvements qu’accomplit le corps physique409. »

Bien qu’apparaissant au même moment que de nombreux systèmes de danse et de gymnastique, l’eurythmie a donc, d’un point de vue théorique, peu de choses en commun avec ces derniers. Elle part du principe qu’à chaque fois que l’homme parle, il transmet son corps éthérique à l’air, et l’ « engendre » ainsi en quelque sorte une nouvelle fois (car le larynx est en réalité une métamorphose de l’utérus410 !). L’eurythmie, en tant que « langue visible » [sichtbare Sprache] cherche à transformer le corps en larynx et à se faire le porte-parole des réalités spirituelles. Son objectif final est d’aider l’homme à accomplir son destin, c'est-à-dire à quitter la Terre pour des sphères plus hautes et à imposer au cosmos un nouveau rythme.

Cette volonté d’imposer une culture physique tournée vers le qualitatif, et offrant ainsi une alternative salvatrice au sport, est partagée par de nombreux pédagogues. Car, un point sur lequel tous les participants au congrès de l’éducation corporelle artistique [« künstlerische Körperschulung »] sont d’accord est le suivant : tous les types d’activité physique ne se valent pas, et le sport, dans certaines conditions, peut même devenir réellement nocif pour l’équilibre et la

408 „Die Menschheit wird immer tierischer, wenn die heutige Sportsucht so bleibt, wie sie ist.“ Ibid., p. 33.

409 „Wenn Sie Eurythmie sehen, da werden Sie alle diejenigen Bewegungen sehen, die der ätherische Leib ausführt. Wenn Sie Sport sehen, werden Sie alle diejenigen Bewegungen sehen, die der physische Leib ausführt.“ Ibid., p. 29.

410 Cf. Rudolf Steiner, Eurythmie als sichtbare Sprache, Dornach, Philosophisch-Anthroposophischer Verlag am Goetheanum, 1927, p. 13.

santé de l’individu. Ainsi que le souligne Frank HILKER, les gymnastes malades, les nageurs qui ont des problèmes cardiaques et les sportifs surentraînés ne sont pas des phénomènes rares411. En ce sens, il faut tempérer l’ambition de la jeunesse, que certaines associations sportives ne cessent d’attiser, et introduire dans toute activité corporelle le principe de l’alternance rythmique, qui évite à l’organisme d’être soumis à un état de tension permanente, néfaste pour son équilibre. De même, Max MERZ est d’avis que la « surexcitation nerveuse » [« Nervenüberreizung412 »] est le danger principal d’une éducation corporelle assurée par des gens incompétents. A son avis, l’époque a bien davantage besoin de l’influence apaisante de personnalités comme Elizabeth DUNCAN que du « dialogue entre un intellect surexcité et une sexualité perturbée413 » que l’on peut percevoir dans la plupart des systèmes existants et dont de nombreuses jeunes filles ont pu subir les conséquences négatives.

Tout aussi catégorique, BODE considère que la majeure partie des activités sportives ne font qu’ « exploiter » le corps en vue d’atteindre des records quantifiables, et qu’en agissant ainsi, elles contribuent à tuer le peu de mouvement naturel et rythmique que l’école avait laissé à l’enfant. Selon lui, il faut résister à l’influence anglo-américaine, et mettre fin à cet empire de la compétition. En érigeant en modèles les individus qui seront le mieux à même de « réprimer tous leurs mouvements originairement libres au profit de mouvements unilatéralement orientés vers un but414 », on met la culture physique au service de la destruction du rythme et non de son développement. La gymnastique allemande doit au contraire lui opposer une éducation orientée vers la formation de corps harmonieux et de mouvements qui prennent leur source dans l’âme. Il faut selon lui, principalement dans les écoles, réévaluer les principes de la culture physique, afin que celle-ci ne succombe pas à l’esprit rationnel du temps, mais aide l’enfant à se développer tout en conservant son équilibre.

411 Cf. Franz Hilker, „Was uns Not tut“, art. cit., p. 11 sq.

412 Cf. Max Merz, „Die Erneuerung des Lebens- und Körpergefühls“, art. cit., p. 22 sq.

413 Cf. ibid., p. 23.

« La gymnastique ne doit pas disparaître de nos écoles, mais elle a besoin de regagner de l’âme en apprenant à avoir davantage le sens de ce qui confère au corps à la fois la force et la forme : le déroulement rythmique de tout mouvement415. »

En bref, le constat d’arythmie incrimine l’éducation qui est dispensée aux enfants. A force de ne s’adresser qu’à l’intellect de ces derniers, l’école produit des individus fragmentés, mal coordonnés, inaptes à la détente, et que la non-maîtrise de leur corps conduit à un état permanent d’épuisement et d’irritabilité. Durablement mal utilisées, les forces vives « rythmiques » s’épuisent, l’instinct disparaît, et l’homme se transforme en un être docile et facilement exploitable par le pouvoir et par l’industrie. Succédané de culture physique, le sport ignore le fonctionnement de l’organisme, aggrave ainsi le phénomène décrit et inculque à l’enfant l’obsession du chiffre et du record, qui constitue la meilleure préparation possible à la fonction d’ouvrier. Conséquence de l’exploitation des individus par les classes dirigeantes, le fléau de l’arythmie accuse donc au bout du compte le rapport de forces présent à l’intérieur du pays.

415 „Das Turnen soll von unseren Schulen nicht verschwinden, aber es braucht eine Neubeseelung durch ein stärkeres Gefühl für das, was dem menschlichen Körper Kraft und Form zugleich verleiht: für den rhythmischen Ablauf aller Bewegung.“ Franz Hilker, „Was uns Not tut“, art. cit., p. 11.

CHAPITRE 3 :

L’ARYTHMIE COMME CONSEQUENCE DU TRAVAIL INDUSTRIEL

Aux yeux des rythmiciens, l’ouvrier n’a guère de chance d’échapper au fléau de l’arythmie. Passant directement de l’école à la machine, il perd au contact de cette dernière le dernier reste de mouvement authentique qu’il était susceptible de posséder, et devient ainsi, pour le corps social, un dangereux vecteur d’atomisation et de discorde. La peur du prolétariat qui s’exprime à travers ces raisonnements est pratiquement une constante parmi les clercs de cette époque, excepté ceux qui prennent la tête du mouvement ouvrier. En l’espace d’un demi-siècle environ, l’Allemagne est passée du statut d’Etat essentiellement agraire à celui d’un Etat industriel, avec ce que cela implique comme bouleversements sociaux : tandis que dans la clase dirigeante, la distinction entre noblesse et haute bourgeoisie s’efface peu à peu du fait de l’enrichissement et du prestige croissants de la haute bourgeoisie d’affaires, le prolétariat représente environ 70% de la population, et les classes moyennes (clercs, fonctionnaires, professions libérales, paysans propriétaires, etc.) se sentent partiellement menacées par la prolétarisation416. Dans de nombreux domaines, la production a augmenté de façon spectaculaire, d’une part grâce à la croissance de la main d’œuvre et de l’investissement417, et de l’autre grâce à l’utilisation de machines de plus en plus grosses et performantes, qui révolutionnent le concept même de travail418. Tandis que l’ingénieur et l’industriel, grands vainqueurs de l’essor économique, sont ébahis par ces monstres mécaniques capables de couper l’acier comme du beurre, et que l’ouvrier n’a plus besoin que de surveiller et de « nourrir », certains membres de la bourgeoisie cultivée voient dans la machine le symbole du pouvoir des grands patrons, la présentent comme porteuse d’un progrès illusoire, et la rendent coupable de bien des maux, entre autres la propagation de l’arythmie.

416 Cf. Serge Berstein / Pierre Milza, L’Allemagne 1870-1991, Paris, Masson, 1992 (3e éd.), p. 35.

417 Alors qu’en 1867, 27% de la population travaillait dans l’industrie, ils étaient 38% en 1913. Ces chiffres sont tirés de : Thomas Rohkrämer, „Lebensreform als Reaktion auf den technisch-zivilisatorischen Prozeß“, in Kai Buchholz et al.,

Die Lebensreform, vol. 1, op. cit., vol. 1, p. 71-74. Source : Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, vol. 3, München, 1996.