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L’arythmie, symptôme d’une civilisation malade

CHAPITRE PREMIER :

L’OUBLI DU RYTHME ET LE TRIOMPHE DE

LA « VISION MICROSCOPIQUE DU MONDE »

Au début du vingtième siècle comme de nos jours, le concept de rythme n’appartient à aucune discipline particulière et se laisse définir, selon le contexte, de mille et une façons différentes. A l’intérieur même de certains champs d’étude, les querelles terminologiques autour de ce terme ne sont pas rares, et la portée de ces désaccords est parfois plus grande qu’il n’y paraît de prime abord. Mais quelle que soit la définition qui est donnée à ce mot, la grande majorité des réflexions sur le rythme autour de 1900 aboutit plus ou moins au même constat, à savoir que celui-ci a joué par le passé un rôle important, qu’il a progressivement été délaissé, ignoré, voire perdu, et que son retour ou sa renaissance apparaît comme un grand besoin pour la discipline concernée, voire pour l’époque, la nation ou la race.

Dans bien des cas, cet oubli est par ailleurs présenté comme la conséquence directe ou indirecte d’une évolution des sciences, des savoirs et des arts vers ce que le critique de son temps August Julius LANGBEHN (1851-1907) appelle la « conception microscopique du monde » [« mikroskopische Weltanschauung219 »] : une tendance au morcellement des domaines d’investigation, à la spécialisation à outrance et à la valorisation excessive des savoirs techniques et arithmétiques au détriment de la sensibilité individuelle et de l’intuition. Ce phénomène bien réel, déploré par LANGBEHN et de nombreux clercs, qui voient en lui les traces du triomphe de leurs adversaires, les industriels, ingénieurs et techniciens, est décrit dans les années 70 par le sociologue Helmuth PLESSNER (1892-1985) comme une véritable « industrialisation de la science »

219 Cf. ***[August Julius Langbehn], Rembrandt als Erzieher. Von einem Deutschen (1890), Leipzig, Hirschfeld, 1900, p. 62 sq. Au sujet de August Julius Langbehn, lire : Bernd Behrendt, „August Julius Langbehn, der Rembrandtdeutsche“, in Uwe Puschner et al., Handbuch zur völkischen Bewegung, op. cit., p. 94-113.

[« Industrialisierung der Wissenschaft220 »], cette dernière se voyant de plus en plus soumise, au nom de l’accroissement de sa productivité, aux principes de la division du travail, de la professionnalisation et de la concentration dans les institutions quasi-industrielles que sont les universités.

Attardons-nous un instant sur le raisonnement de PLESSNER et voyons dans quelle mesure l’évolution décrite éclaire le propos de nos auteurs en matière d’arythmie ! Cette tendance est, selon le sociologue, caractéristique de la société évolutive-démocratique [evolutionär-demokratische

Staatsform], qui fait suite à la société hiérarchique-féodale [hierarchisch-feudale Staatsform] du Moyen Âge et à la société absolutiste fondée sur le droit naturel [naturrechtlich-absolutistisch] des XVIIe et XVIIIe siècles, formes statiques d’organisation sociale dans lesquelles, pour les sciences, « la question des critères est résolue soit selon le principe de la coïncidence de la compréhension avec l’enseignement de l’Eglise soit selon celui de la nécessité immanente », et où « la confirmation par l’expérience ne joue pas un rôle fondamental221 ». Le concept de raison tel qu’il est employé au XVIIIe siècle est le résultat d’une « sécularisation du ‘vous divin’222 » ; constante de l’espèce humaine, accessible à chaque individu, celle-ci ouvre la voie à la connaissance approfondie de la nature et à sa domination. Parvenue au deuxième et dernier stade de sa sécularisation, la raison devient le principe formel d’une mathématisation du monde permettant son exploitation économique la plus parfaite. Les principales conséquences pour la science sont, d’une part la mécanisation et la dépersonnalisation [Mechanisierung, Entpersönlichung], et d’autre part la diversification et la spécialisation [Diversifikation, Spezialisierung]. « Le chercheur moderne, souligne PLESSNER, met certes toutes ses forces au service de son travail, mais il laisse sa personnalité hors du jeu223 (…) » ; car les résultats de la recherche sont censés avoir une valeur universelle et être exploitables par autrui. Ils doivent, tant que possible, être présentés sous forme

220 Cf. Helmuth Plessner, „Zur Soziologie der modernen Forschung und ihrer Organisation in der deutschen Universität“, in idem, Diesseits der Utopie. Ausgewählte Beiträge zur Kultursoziologie, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1974, p. 130.

221 Cf. ibid., p. 123.

222 Cf. Herbert Schnädelbach, Philosophie in Deutschland 1831-1933, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1999 (6e éd.), p. 91.

223 „Der moderne Forscher arbeitet zwar unter Einsatz aller Kräfte, aber unter Ausschaltung seiner Persönlichkeit (...).“ Helmuth Plessner, op. cit., p. 132.

mathématique, car « si l’on fait abstraction de leurs qualités relatives dépendant de l’observateur (…), les fonctions entre deux choses sont de nature quantitative224 ».

La diversification est, quant à elle, le résultat d’une concurrence croissante qui pousse perpétuellement les individus à rechercher de nouveaux champs à explorer. Elle s’exprime très clairement au niveau de l’évolution que connaissent les structures de l’université : tandis que du temps de HEGEL (1770-1831), celle-ci comportait quatre facultés – philosophie, théologie, médecine et droit -, les années 1860 voient la faculté des sciences se dissocier de la faculté de philosophie ; les universités techniques créent toute une série de nouveaux domaines d’étude ; et plus tard émergeront encore les facultés de sciences économiques et de sciences sociales225. Toutes ces facultés connaissent, de leur côté, une multiplication du nombre de leurs disciplines, en particulier dans le domaine de la médecine et des sciences, mais également dans celui des lettres, où les disciplines dites historiques comme l’histoire de l’art, l’histoire des religions et la musicologie prennent leur essor. Et puis, de nouvelles matières comme la sociologie et la psychologie moderne répondent à la spécialisation croissante des méthodes, en intégrant à leur démarche des éléments empruntés aux sciences humaines comme aux sciences exactes.

Enfin, la spécialisation s’impose également au sein même des disciplines et des arts, où l’on tend de plus en plus à ce concentrer sur des tâches et des champs d’étude extrêmement restreints (en général ceux qui se prêtent le mieux à cette approche impersonnelle et arithmétique qui tend partout à s’imposer), au risque de perde la vue d’ensemble et de négliger des éléments comme le rythme, dont l’étude exige une perspective à la fois plus intuitive et plus globale.

Tendance à privilégier la spécialisation au détriment de la vue d’ensemble, atomisation des savoirs, triomphe dans toutes les disciplines d’une vision technicienne voire arithmétique : les tendances décrites postérieurement par PLESSNER sont largement ressenties par les clercs, bien décidés à « inverser la vapeur » en remettant à l’honneur tout ce qui semble pouvoir leur servir de

224 „[D]ie Funktionen zwischen zwei Dingen, abzüglich aller ihrer auf einen Beobachter relativen Eigenschaften (...) [sind] quantitativer Natur (...).“ Ibid., p. 125.

contrepoids. Présenté comme un élément essentiel et pourtant négligé, le rythme sert donc, dans leur discours, d’indicateur d’une évolution néfaste au sein de nombreuses disciplines, qui tendent à se laisser entraîner par ce qui est vécu comme une dérive mécaniste, matérialiste et technicienne, caractéristique de ce tournant du siècle.

Une disparition incompréhensible dans les domaines de la musique et de la