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L’intérêt suscité par la question éducative

La critique d’une école jugée génératrice d’arythmie s’inscrit dans un mouvement d’ensemble dont il paraît essentiel de rappeler les grandes lignes. Autour de 1900, la réflexion sur le thème de l’éducation et la remise en question des systèmes en place sont, en Allemagne de même

319 Sur l’amitié entre Jaques-Dalcroze et Claparède et l’influence de ce dernier sur la rythmique, voir : Reinhard Ring / Brigitte Steinmann, Lexikon der Rhythmik, Kassel, Gustav Bosse, 1997, p. 50 sq.

que dans une bonne partie de l’Europe321, dans l’air du temps, à l’heure où le développement de l’enseignement primaire est au cœur des préoccupations. Par ailleurs, alors qu’en France, les effectifs des lycées stagneront encore très longtemps, l’enseignement secondaire connaît en Allemagne un très fort développement, qui n’est pas sans entraîner crises de structure et débats. Etant donné l’échec des trois projets de loi visant à harmoniser l’organisation du premier degré dans l’ensemble du Reich, celui-ci reste essentiellement une affaire locale, et avant tout communale.

La scolarisation touche de plus en plus de monde depuis le début du XIXe siècle, comme en témoigne l’évolution de la fréquentation des écoles primaires qui, d’environ 60% en 1816, passe à 90% en 1870 pour atteindre 100% dans les années 80322. Parallèlement à l’élargissement du public, les dépenses scolaires connaissent une augmentation considérable qui permet, d’une part d’ouvrir les écoles nécessaires à l’instruction de cette population, et d’autre part de mieux rémunérer les enseignants et de faire baisser les effectifs par classe, qui demeurent malgré tout élevés (on passe d’une moyenne de 75 élèves pour un instituteur en 1886 à 56 en 1911323).

Toutefois, les contrastes entre les établissements restent longtemps très marqués : dans les grandes villes, l’enseignement est souvent beaucoup plus différencié qu’à la campagne, où l’école primaire ne prépare en général pas à la poursuite de la scolarité. Notons que dans certaines communes, on voit apparaître un type d’établissement appelé « école moyenne » [Mittelschule], et dont l’enseignement se situe à cheval entre le premier et le second degré traditionnels.

Malgré la formation universitaire qu’ils reçoivent, les instituteurs ne sont pas reconnus comme membres à part entière de la bourgeoisie cultivée324, contrairement à leurs collègues du second degré, qui en constituent un des principaux piliers. Ces derniers se retrouvent, durant les deux dernières décennies du XIXe siècle, au centre d’un débat ininterrompu concernant l’adaptation de la formation des élites aux exigences du monde moderne. A cet époque, le modèle du lycée

321 Cf. Jacques Dugast, La vie culturelle en Europe au tournant des XIXe et XXe siècles, Paris, P.U.F., 2001, p. 151 sqq.

322 Chiffres et informations tirés de : Jacques Gandouly, Pédagogie et enseignement en Allemagne de 1800 à 1945, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1997, p. 66.

323 Idem.

humaniste [humanistisches Gymnasium], dans lequel on dispense un enseignement classique incluant l’étude du grec et du latin, se voit concurrencé par l’institution des lycées modernes [Realgymnasien], davantage tournés vers les réalités pratiques et contemporaines et qui, sous certaines conditions, peuvent ouvrir la porte à l’université.

Cette diversification, dans laquelle beaucoup voient la remise en question officielle de l’idéal d’instruction humaniste, que l’on accuserait de former des individus entièrement détachés des réalités concrètes, inquiète bon nombre d’enseignants du second degré et autres clercs. Ceux-ci, qui interprètent cette évolution comme la contestation de leur utilité sociale, défendent majoritairement une conception plus large de l’éducation. En ce sens, la critique omniprésente de la « vieille école » et les tentatives de réforme pédagogique du tournant du siècle doivent, ainsi que l’a suggéré Ulrich Linse, être compris dans le cadre de la « révolte des clercs » [« Gebildetenrevolte325 »], qui, se sentant menacés de perdre leur prestige social, tentent de résister à l’influence croissante des industriels et des techniciens, et de leur opposer une contre-culture qu’ils présentent comme une alternative au matérialisme et à l’utilitarisme dominants.

Le mouvement de réforme de la pédagogie [Reformpädagogik], dont trois des principales tendances sont le mouvement de l’éducation par l’art [Kunsterziehungsbewegung326], les internats à la campagne [Landerziehungsheime327] et l’école active [Arbeitsschulbewegung328], se nourrit de diverses influences. Il trouve notamment dans la philosophie de NIETZSCHE une bonne part des impulsions fondamentales qu’il développera dans ses projets. Condamnant, dans la deuxième de ses

325 Cf. Ulrich Linse, „Die Jugendkulturbewegung“, in Klaus Vondung et al., Das wilhelminische Bildungsbürgertum,

op. cit., p. 122 sq.

326 La Kunsterziehungsbewegung réunit un certain nombre de pédagogues (parmi lesquels le directeur de la Hamburger Kunsthalle, Alfred Lichtwark (1852-1914)) issus des disciplines les plus diverses et reprochant à la civilisation occidentale d’avoir sacrifié les forces créatrices de l’homme à l’intellectualisme et à l’esprit d’analyse. Le mouvement a connu trois colloques importants : à Dresde en 1901, à Weimar en 1903 et à Hambourg en 1905. Cf. Jacques Gandouly,

op. cit., p. 111-132, et idem, « La figure de l’enfant créateur dans la culture allemande autour de 1900 », in Marc Cluet

et al., Le Culte de la jeunesse et de l’enfance en Allemagne, op. cit., p. 19-28.

327 Le mouvement de la Landerziehungsheimbewegung, dont la fameuse « Odenwaldschule » est le centre le plus célèbre, se fonde sur les théories de Hermann Lietz (1868-1919), Gustav Wyneken (1875-1965) et Paul Geheeb (1870-1961). Il accorde une importance nouvelle aux matières artistiques, développant la créativité de l’enfant. L’école de Peter Petersen (1884-1952) met par ailleurs l’accent sur l’éducation de l’enfant par lui-même et sur la socialisation par l’apprentissage des formes fondamentales de la communication : discussion, jeu, travail et fête.

328 Le mouvement de la Arbeitsschulbewegung, lié aux théories de Georg Kerschensteiner (1854-1932) et de Hugo Gaudig (1860-1923), considère le travail comme le concept central de l’éducation. L’enfant apprend de façon active, par la confrontation directe. Emile Jaques-Dalcroze, de par ses exercices de marche rythmique, se sentait lié à cette école.

Considérations intempestives, la confusion qui règne chez les Allemands entre « culture » [Bildung] et « savoir sur la culture » [« Wissen um die Bildung329 »], le philosophe avait déjà souhaité que l’éducation se fonde davantage sur les forces vitales de la jeunesse.

« [On ne se rend pas compte] que la culture ne peut croître et prospérer que sur la vie, alors que chez les Allemands, on l’accroche comme une fleur en papier ou on la verse comme une couche de sucre, et c’est pour cette raison qu’elle est contrainte de rester menteuse et infructueuse. Mais l’éducation de la jeunesse en Allemagne prend justement comme point de départ cette conception fausse et stérile de la culture : son objectif (…) n’est pas du tout l’homme cultivé et libre mais le savant, le scientifique, et même le scientifique exploitable le plus rapidement possible, qui se place en dehors de la vie pour la reconnaître en toute clarté330 (…). »

La culture qu’il s’agissait de construire et de transmettre devrait, selon NIETZSCHE, prendre pour modèle la conception grecque, visant à éviter « la dissimulation et la convention » [« Verstellung und Konvention331 »] pour atteindre une « concordance entre la vie, la pensée, l’apparence et le vouloir » [« Einhelligkeit zwischen Leben, Denken, Scheinen und Wollen332 »].

Dans le Rembrandt éducateur333d’August Julius LANGBEHN, best-seller de l’époque334 qui était également une des lectures favorites des pédagogues, ceux-ci trouvaient des raisonnements plus ou moins cohérents contre l’intellectualisme [Verstandeskultur] ravageant l’Allemagne. Aux yeux de cet auteur, il est urgent de mettre fin au « spécialisme » [« Spezialismus335 »] qui « pulvérise » [« zerpulvert336 »] littéralement les individualités, et de placer la culture allemande, y compris la science337, sous l’influence de l’art, qui a cette particularité d’agir avant tout par la synthèse338. L’éducation ne doit pas chercher à éloigner l’enfant de la nature mais, au contraire,

329 Cf. Friedrich Nietzsche, Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben, in Nietzsches Werke, vol. 1, Leipzig, Naumann, 1909, p. 312.

330 “(…) daß die Kultur nur aus dem Leben hervorwachsen und herausblühen kann, während sie bei den Deutschen wie eine papierne Blume aufgesteckt oder wie eine Überzuckerung übergegossen wird und deshalb immer lügnerisch und unfruchtbar bleiben muß. Die deutsche Jugenderziehung geht aber gerade von diesem falschen und unfruchtbaren Begriff der Kultur aus: ihr Ziel (...) ist gar nicht der freie Gebildete, sondern der Gelehrte, der wissenschaftliche Mensch, und zwar der möglichst früh nutzbare wissenschaftliche Mensch, der sich abseits von dem Leben stellt, um es recht deutlich zu erkennen (...).“ Ibid., p. 374 sq.

331 Cf. ibid., p. 384.

332 Idem.

333 Cf. ***[August Julius Langbehn], Rembrandt als Erzieher, op. cit.

334 L’ouvrage paraît en 1890, est vendu à 60 000 exemplaires la première année ; il connaîtra plus de 45 éditions jusqu’en 1900.

335 Cf. ibid., p. 60.

336 Idem.

337 Cf. ibid., p. 61.

prendre conscience du fait que « ce qui est inné est supérieur, plus important (…) que ce qui est acquis339 », et qu’il convient donc avant tout de le dévoiler et de le développer. REMBRANDT (1606-1669), considéré comme « le représentant de l’art et de l’authentique, du subjectif et du national à l’intérieur de la culture allemande340 », doit devenir une sorte de guide spirituel et aider les Allemands à renouer avec leurs forces originelles. Nous remarquons dans ces propos l’influence persistante des Lettres sur l’éducation esthétique de Friedrich SCHILLER, dont l’objectif affiché était, dans le cadre d’une éducation par l’art, de réconcilier avec lui-même un homme moderne déséquilibré et fragmenté. La conception de l’art rendant à l’être humain son unité car s’adressant à lui dans sa totalité - corps, esprit et sensibilité - semble, au tournant du siècle, bien loin de perdre son actualité. Enfin, parmi les facteurs ayant favorisé la réflexion sur l’école, il faut relever le succès, en 1902, du livre de la pédagogue suédoise Ellen KEY (1849-1926) intitulé Le siècle de

l’enfant341, qui marque un retour du rousseauisme, mais combiné avec les théories de l’évolution, et qui contribuera à lancer dans les premières années du XXe siècle en Allemagne un véritable culte de l’enfance, qui trouvera une expression particulièrement vivante dans le domaine de la création artistique342.

Dans ce mouvement général d’intérêt pour les questions touchant à la jeunesse et à l’éducation, l’école apparaît à de nombreux clercs comme le principal vecteur d’un renouveau culturel et social. Porteuse d’idéaux jugés contraires à ceux des industriels, la pédagogie réformée se conçoit comme une réaction à l’adaptation des méthodes d’enseignement et des institutions aux besoins de l’économie, c’est-à-dire aux intérêts de la bourgeoisie des affaires. Afin d’inverser cette tendance et de défendre leur fonction normative dans ce domaine, les clercs présentent la « vieille école » comme génératrice de nombreux maux, que seul un changement radical pourrait pallier, et agitent le drapeau de la dégénérescence de la race, dont l’arythmie constitue en quelque sorte une variante.

339 „Daß das Angeborene höher steht, wichtiger (...) ist als das Erworbene (...).“ Ibid., p. 41.

340 „Rembrandt ist der Vertreter des Künstlerischen und Echten, des Subjektiven und Nationalen innerhalb der deutschen Bildung“ Ibid., p. 61.

341 Cf. Meike Sophia Baader et al., Ellen Keys reformpädagogische Vision. Das Jahrhundert des Kindes und seine

Wirkung, Weinheim, Beltz, 2000.

342 Comme le souligne Jacques Gandouly dans son article « La figure de l’enfant créateur… » (op. cit., p. 21 sq.), autour de 1900, on voit se multiplier les expositions sur le thème de l’enfant artiste ; et l’avant-garde artistique elle-même (notamment dans le groupe du Blauer Reiter) se réfère à l’art de l’enfant.

A de nombreux égards, la rythmique Jaques-Dalcroze se conçoit d’ailleurs elle-même comme une partie intégrante de ce renouvellement de la pédagogie. Pour le père de cette méthode, ce qui se passe dans les écoles devrait préoccuper au plus haut point les hommes politiques, car, au bout du compte, « le progrès d’un peuple dépend de l’éducation donnée à ses enfants343». L’école n’est pas au service de l’industrie ; elle a avant tout pour mission d’élargir l’horizon d’enfants qui, dans leurs familles, sont soumis à l’influence des traditions344, et de leur permettre ainsi de développer leur propre personnalité et de préparer activement leur avenir. En ce sens, il ne faut pas mettre l’étude du passé au centre de l’enseignement345, mais plutôt chercher à agir sur les tempéraments, et surtout à développer les potentialités de l’individu. Faisant référence aux préceptes de Jean-Jacques ROUSSEAU, et aux tentatives de Johann Heinrich PESTALOZZI (1746-1827) et de Friedrich FRÖBEL346 (1782-1852), JAQUES-DALCROZE s’insurge avec eux contre la tendance dominante qui consiste à séparer la formation du corps et celle de l’esprit tout en donnant la priorité à cette dernière, et prône la prise en considération de l’individu dans sa totalité. Toute pédagogie saine doit, selon lui, « se base[r] sur l’étroite action réciproque du corps sur l’esprit et de l’esprit sur le corps, de la sensation sur la pensée et vice-versa347 ».

JAQUES-DALCROZE est persuadé que la musique, à condition qu’elle soit bien enseignée, est appelée à jouer le rôle d’un régulateur. Or, il constate que, alors que « les plus grands esprits des temps anciens et nouveaux348 » - il cite PLATON, MONTAIGNE (1533-1592), HELVÉTIUS (1715-1771), LOCKE (1632-1704), LEIBNIZ (1646-1716) et ROUSSEAU - lui ont tous assigné un

343 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « Un essai de réforme de l’enseignement musical dans les écoles » (1905), in idem, Le

rythme, la musique et l’éducation, op. cit., p. 14. Traduction de Julius Schwabe, p. 7 : „Der Fortschritt eines Volkes hängt (...) von der Erziehung ab, die man seinem Nachwuchs zuteil werden läßt.“

344 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « L’école, la musique et la joie », art. cit., p. 89. Traduction de Julius Schwabe, p. 111 : „Zu Hause, in der Familie sind sie [die Kinder] dem Einfluß der Überlieferungen unterworfen ; die Schule ist es, die ihnen einen weiteren Horizont erschließt. Dort lernen sie verstehen, daß der Mensch nicht nur für die augenblickliche Gegenwart arbeiten muß, sondern daß es seine sittliche Pflicht ist, im Gegenwärtigen das Künftige vorzubereiten.“

345 Cf. Avant-propos de : Emile Jaques-Dalcroze, Le rythme, la musique et l’éducation, op. cit., p. 7. Traduction de Julius Schwabe, p. XII : „Es genügt nicht, daß man den Kindern und den jungen Leuten eine allgemeine Bildung zuteil werden lasse, die einzig auf der Kenntnis dessen gründet, was unsere Vorfahren geleistet haben. Die Erzieher müssen vielmehr darauf bedacht sein, ihnen die Mittel zu liefern, ihr eigenes Leben zu leben und es gleichzeitig mit demjenigen ihrer Mitmenschen in Einklang zu bringen.“

346 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « Un essai de réforme de l’enseignement musical dans les écoles », art. cit., p. 18.

347 Cf. Emile Jaques-Dalcroze, « L’école, la musique et la joie », art. cit., p. 86. Traduction de Julius Schwabe, p. 108 : „[eine] Pädagogik, die sich auf die enge Wechselwirkung von Körper und Geist, von Empfinden und Denken gründet“.

rôle éducatif de premier ordre, elle se trouve occuper la dernière place dans la hiérarchie des programmes scolaires. De surcroît, l’enseignement de la musique tel qu’il est assuré a perdu son rôle formateur pour devenir une « étude machinale, mécanique, en vue de produire, ou mieux reproduire, des sons ; étude qui repose exclusivement sur l’imitation et dont le but dernier est de farcir les mémoires enfantines d’un certain nombre de chants sentimentaux, d’un art tout conventionnel349 ». Selon JAQUES-DALCROZE, il faut réformer l’enseignement musical dans les écoles de façon à le rendre capable d’avoir une influence bénéfique sur les tempéraments, puis soumettre le plus tôt possible les enfants à une telle éducation, car s’il est toujours temps de commencer l’étude de l’histoire romaine, il faut agir sur leur corps et sur leur sensibilité tant qu’ils sont encore malléables. Dans le cas inverse – et telle est bien souvent la cause du fléau de l’arythmie - l’enfant portera toute sa vie durant les séquelles de l’intellectualisme improductif et précoce qui aura dominé son éducation. Or, à cette « époque de neurasthénie350 », estime le pédagogue suisse, la sensibilité de l’enfant devrait faire l’objet des plus grands soins. Car, comme le souligne son bienfaiteur le directeur de l’institut de Dresde-Hellerau Wolf DOHRN (1878-1914) dans un de ses discours, face à l’ampleur du « combat économique pour l’existence » [« der wirtschaftliche Existenzkampf351 »], il convient avant tout de renforcer l’âme de la jeunesse.