• Aucun résultat trouvé

MÉGALOPOLIS : LE PAYSAGE COMME VOLUPTAS ?

JEAN GOTTMANN ET L’ÉTHIQUE DE LA VILLE DENSE

!

!

Olivier Labussière! Université de Grenoble

!Les écrits de Jean Gottmann sur le paysage sont rares et il est aujourd’hui malaisé de lui reconnaître une

contribution en la matière. Cette communication tente d’apporter des éléments de connaissance à la lumière de ses études urbaines, dont son ouvrage majeur Megalopolis (Gottmann, 1961).

Dans cette monographie sur

l’urbanisation de la côte Nord-Est des États-Unis, la question paysagère relaie l’étonnante diversité d’un espace mégalopolitain qui, outre les noyaux urbains denses, se compose pour plus de la moitié de son étendue de forêts et de terres agricoles.

Selon nos travaux, l’attention accordée par Jean Gottmann au paysage est à mettre en rapport avec l’évolution de sa réflexion aux différentes phases de la production de l’œuvre Megalopolis.

Ainsi, trois lectures se relaieraient, d’intuition, de méthode et d’une portée éthique. Ces éléments d’analyse

reposent sur une étude approfondie des archives de Jean Gottmann en France et aux États-Unis.

D’INTUITION : ÊTRE AU CŒUR DU PAYSAGE DE MEGALOPOLIS SANS AVOIR LES MOTS POUR LE DIRE Megalopolis n’est pas d’abord cette étude qu’un géographe français expatrié aux États-Unis réalise pour

une fondation américaine, le

Twentieth Century Fund, de 1956 à 1961. Il s’agit du second projet de thèse de Jean Gottmann. En 1947, celui-ci nourrit l’espoir d’un retour dans la communauté académique des géographes français. La Seconde Guerre mondiale avait mis

prématurément terme à son premier projet de thèse déposé en 1940, «La culture irriguée en Asie

sud-Occidentale». Il entend revenir comme un géographe français spécialiste des États-Unis avec pour projet de thèse principale : «La région urbaine de Boston à Washington, le grand

carrefour atlantique des États-Unis — Étude de géographie humaine».

C’est là une gageure : rendre

intelligible une réalité urbaine hors norme, mettant en cause les règles de la monographie régionale à la française, au risque d’une remise en contexte permanente et fastidieuse. Dans son projet de thèse (1948), d’une dizaine de pages, le paysage est de l’ordre d’une intuition phénoménale. Il est convoqué pour rendre perceptible une réalité urbaine dont l’étendue et la structure n’est ni évidente sur le plan intellectuel, ni sur le plan de

l’expérience quotidienne pour des géographes français. Le paysage doit donner à sentir le phénomène dont il est question. Ainsi, Jean Gottmann écrit : «Lorsqu’on longe la côte en

!

! 171

avion la nuit, on est frappé de la continuité et de la densité de ces lumières des villes qui dessinent sur la terre sombre le plan, aux marqueteries juxtaposées, de ce ruban urbain». De cette «région urbaine» — il n’est pas encore question de Megalopolis — Jean Gottmann cherche à faire valoir l’unité, la continuité, sans la clore dans des frontières régionales.

Lorsque la vue n’est plus aérienne et que le regard se pose, la perception devient plus confuse. «La notion de

“ville” se perd dans le paysage […] on en vient à un “espace urbain”» écrit-il dans un pré-projet de thèse. Le paysage est ici encore un plan intuitif face des catégories de «ville» et de

«campagne» que Jean Gottmann juge dès la fin des années 1940 inadéquates pour étudier l’urbanisation de la côte Est des États-Unis. Durant près de quinze ans, l’auteur tente de décrire la Megalopolis comme une mixture de rural et d’urbain, une forme

«symbiotique» nouvelle, appelant à mettre à jour un «genre de vie»

nouveau. Le paysage offre les mots pour le dire, tant que les catégories adéquates ne sont pas encore formées.

Ce travail de mise au point d’un langage se prolonge, nous le verrons, au-delà de l’écriture de l’œuvre finale.

DE MÉTHODE : LE TRANSECT PAYSAGER POUR DIRE LES DISCONTINUITÉS DE LA MÉGALOPOLIS

Le paysage est également abordé sous l’angle de la méthode. Lorsqu’en 1951, Jean Gottmann rend les premiers éléments de sa thèse, il se heurte à la difficulté de cerner le périmètre de son aire d’étude. Une analyse statistique fondée sur des cartes de densité de population donne une photographie assez infidèle de la Megalopolis : selon

que l’unité administrative de référence est grande ou petite, l’impression de dilution ou de débordement s’en trouve exagérée. De plus, ces cartes homogénéisent des zones alors que l’espace mégalopolitain est scandé par des alternances d’habitat, de forêt, de champs, de villes-satellites…

Jean Gottmann complète les

insuffisances de la méthode statistique par des transects paysagers. Il s’agit de

«rayonner dans différentes directions à partir du noyau central qui est la ville de New York». Pour décrire la

nébuleuse urbaine, les voies ferrées et la route U.S. 1 constituent ses axes de prédilection. Ainsi, Jean Gottmann tire de Manhattan vers ses alentours, le long de la vallée de l’Hudson, vers Boston, vers Philadelphie, les lignes de courts récits où d’emblée apparaît la succession des choses : la banlieue new yorkaise, les espaces verts, les usines, etc. Ces récits accomplissent

différentes utilités : ils rendent compte de l’hétérogénéité du paysage, ils introduisent à des fonctions métropolitaines, ils aident enfin à préciser les marges de la Megalopolis.

Ces transects paysagers ne sont pas des récits imaginaires ou des vues

fictionnelles. Ils semblent bien correspondre à une expérience de terrain. Nous avons eu l’occasion de retrouver dans un calepin, les notes du lundi 26 janvier 1948 alors que Jean Gottmann était à bord du train New York – Philadelphie : «[…] Flako Prod.

(cereals) – stade – Pepsi-Cola –

residence – vide – bois – Scatt. Houses – Adams (halt) – bois – champs – broussailles – petite ferme […]». Les transects assurent une fonction référentielle grâce aux observations notées par l’auteur durant des trajets familiers. C’est là un cas intéressant si

!

l’on se réfère au travail de Marc Desportes (2005) sur les paysages en mouvement. Cet auteur, dans le cas des paysages perçus depuis un train, tend à opposer l’expérience continue du paysage à l’expérience discontinue, celle des perspectives mobiles, des géométries constamment rompues.

L’originalité méthodologique de Jean Gottmann est de mobiliser un point de vue mobile pour nous porter

précisément au point où la vue sera plus fidèle si elle parvient à saisir le caractère discontinu, la profonde hétérogénéité de la Megalopolis.

L’expérience des transects paysagers fait jaillir l’alternance des vides et des pleins, des vastes champs de blé en banlieue, de la juxtaposition des fermes et des usines, des vastes espaces verts et des parcs d’Etat. Elle donne un statut aux «zones intermédiaires», introduit de la variété entre les polarités urbaines rendues présentes par les statistiques.

DE PORTÉE ÉTHIQUE : LE PAYSAGE OU LA FRAGILE MISE EN ÉQUILIBRE DE LA VIE MÉGALOPOLITAINE

Ce projet de thèse, d’abord pensé en fonction d’un cercle académique hexagonal, n’aboutit pas. Après une période de latence, Jean Gottmann en tirera un projet légèrement remanié destiné au Twentieth Century Fund, basé à New York. Sans qu’il soit possible de parler de commande de la part de cette fondation — de

nombreux éléments suggèrent

davantage une candidature spontanée de la part de Jean Gottmann appuyée par le directeur de l’Institute of

Advanced Studies, l’orientation de cette dernière à la fin des années 1950 semble alors favorable aux études examinant ce qui est au cœur du mode de vie américain et ce qui fait sa

réussite — en clair ce qui réaffirme le modèle américain face à l’expansion communiste.

L’étude de Jean Gottmann présente des perspectives intéressantes en ce qu’elle tend à donner une image positive de la qualité de la vie au cœur de la Megalopolis. Mais la leçon

donnée par Jean Gottmann ne doit pas être réduite à cette seule image, ne serait-ce que parce que la Megalopolis n’est pas pour l’auteur un stade de l’évolution urbaine, qui serait diffusable et généralisable, mais

seulement un lieu singulier, propre à la côte nord-est des États-Unis, à sa géographie et à son histoire.

Il est vrai qu’à la différence d’autres auteurs de son époque (Mumford, 1964), Gottmann ne condamne pas les fortes densités urbaines par principe même s’il en observe les excès. Il conçoit davantage la ville dense

comme un défi à relever et pour lequel la question paysagère, associée dans Megalopolis aux ceintures vertes et aux espaces ouverts, ferait partie de la solution. C’est là une troisième lecture du paysage dans l’œuvre de Jean

Gottmann, relative à l’éthique de la ville dense.

Megalopolis est traversée par une tension, celle qui consiste à décrire les formes inattendues d’une ville-nature, à l’équilibre fragile, sans souscrire à la vision de la cité-jardin d’Ebenezer Howard trop éloignée pour lui servir de modèle. Megalopolis est une

mixture de rural et d’urbain, une forme

«symbiotique» nouvelle. Plus qu’à la vision d’Howard, c’est à celle de Frank Lloyd Wright qu’il prête attention en ce qu’elle préfigure cette «dissolution quasi-colloïdale de certaines fonctions urbaines dans le territoire rural»

(Gottmann, 1961 : 257) : Megalopolis

!

! 173

n’est pas une cité-jardin, c’est «a garden-and-park suburban region»

(Gottmann, 1961 : 237).

La notion gottmannienne de «faculté d’accès» peut éclairer les enjeux de paysage qui sous-tendent cet ensemble urbain inédit : nous l’avons défini comme l’aptitude des sociétés à entretenir un dialogue avec leurs systèmes normatifs afin de tirer parti du potentiel de leurs relations spatiales concourant en cela à la satisfaction de besoins nouveaux (Labussière, 2010).

Dans le cas présent, Gottmann souligne l’importance pour les

habitants de Megalopolis d’avoir accès à des espaces verts où peut s’exprimer une grande diversité de pratiques sociales (détente, loisirs, résidences secondaires, exploitations agricoles à mi-temps,…) : «The more crowded an area, the greater is the psychological need for some open space» (Gottmann, 1961: 248). La fréquentation des

espaces forestiers et agricoles répond à un besoin psychologique exacerbé par la ville dense, celui du libre exercice de la faculté d’accès par les individus.

Influencé par son maître Demangeon, Jean Gottmann s’efforcera tout au long de son œuvre de définir le poids du facteur psychologique dans l’analyse géographique. Ce facteur promeut à un certain degré la liberté humaine dans le système de la nature, ce qui rejoint sa critique du déterminisme géographique (Gottmann, 1947). Si la question paysagère devient plus

prégnante au travers de ce «facteur psychologique», elle n’est pas pour autant réduite à une conception purement idéaliste ou romantique.

C’est là un point important de notre communication.

L’accès aux espaces verts dans les zones urbaines denses est problématisé par

Gottmann comme un enjeu éthique majeur (Gottmann, 1962 ; 1966).

Maintenir cet accès est la condition pour atteindre la «vie bonne». À l’instar d’Alberti, il distingue :

commoditas, la satisfaction des besoins matériels, et voluptas, la bonne gestion des aménités qui rendent la vie plus

«joyeuse» et «belle». Il insiste sur le fait que voluptas n’est pas la seule

satisfaction esthétique procurée par la fréquentation des paysages. La

question paysagère est liée à la fois au niveau des pratiques individuelles de l’espace et au niveau des règles et des normes de gestion qui assurent sa mise en partage équitable.

Cette «éthique de la densité» permet à Gottmann de faire évoluer son propos sur le paysage entre un

conservationisme qui réserverait les espaces à la satisfaction des seuls besoins biologiques de l’homme et un prométhéisme qui laisserait

l’urbanisation croître sans régulation

— ce qui dans les deux cas conduit à la non satisfaction des besoins

psychologiques, et à un déséquilibre du genre de vie de la Megalopolis.

BIBLIOGRAPHIE

DESPORTES M. 2005. Paysages en mouvement. Paris, Gallimard.

GOTTMANN J. 1947. De la méthode d’analyse en géographie humaine. Annales de géographie 56-301 : 1-12.

GOTTMANN J. (dir.) 1961. Megalopolis. The urbanized Northeastern seabord of the United States.

New York, Twentieth Century Fund.

GOTTMANN J. 1962. Economics, esthetics and ethics in modern urbanization. New York, Twentieth Centuyr Fund.

GOTTMANN J. 1966. The ethics of living at high densities. Ekistics 21-123 : 141-145.

MUMFORD L. 1964. La cité à travers l’histoire.

Paris, Seuil.

A"

A"

A"

Fondée en 1987, la Fondation Braillard Architectes (FBA) est active dans les domaines de la recherche en études urbaines et sciences de la ville, de la valorisation et de la conservation du patrimoine architectural du XXe siècle et la promotion de l’architecture et de l’urbanisme.