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La Régulation Identitaire

1. PERSPECTIVE HISTORIQUE, SOCIOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE LE LUXE, MARQUE DE L’IDENTITE A TRAVERS LES SIECLES

1.2. Le luxe, marque de l’identité de celui qui le fabrique

1.1.3. Perspective philosophique : les travaux de Lipovetsky (1975) Le luxe, marque d’une identité liberée ?

Lipovetsky (1975) dépasse cette approche d’un luxe uniquement orienté vers les autres et vecteur d’une identité projetée. Il pose l’hypothèse d’un luxe, lieu de la construction de soi, de l’investissement esthétique de soi. Il définit ainsi le concept de « personnalité apparente ». La mode n’est plus seulement une expression hiérarchique, mais bien une expression individuelle, l’expression d’une nouvelle individualité esthétique, la mode « a réussi à faire du superficiel un instrument de salut, une finalité de l’existence » (1987, p.44). C’est bien le portrait d’un nouvel individu contemporain que la mode et le luxe participent donc à dessiner selon Lipovetsky (1975) : un homme qui valorise le temps présent, le changement dans la permanence, l’esthétisation de soi, un homme qui selon le philosophe serait libéré du poids de l’héritage, du temps long et des ancêtres et partant libre de se réinventer.

Force est toutefois de constater qu’aujourd’hui, après plusieurs décennies d’exposition à la « séduction », au « factice » et au « superficiel » les ressorts de la logique dépeinte par Lipovetsky sont désormais questionnables (Haber, 2011, p.168-169). Lipovetsky (1992) lui-même a montré qu’une période de dé-consommation sélective s’est substituée dans les années 1990 à la surconsommation ostentatoire des marques des années 80. Dans les années 2000, par exemple, le mouvement ‘No Logo’, porté par l’ouvrage-manifeste éponyme de Naomi Klein (2000), affirme que la société des marques, du luxe et de la mode n’a pas désaliéné l’individu, que peu de choses dans l’industrie du luxe relèvent aujourd’hui de « l’esprit de gratuité » et que le surinvestissement esthétique de soi constitue une in fine nouvelle forme d’aliénation.

1.2.Le luxe, marque de l’identité de celui qui le fabrique

Le propos de notre recherche est d’étudier l’effet de la marque sur les managers dans l’industrie du luxe … si nous transposons ce questionnement dans une perspective historique, force est de constater que déjà dans le passé le luxe est la marque de celui qui le fabrique.

Perspective historique :

Du poinçon à la griffe : la marque du passage d’une identité d’artisan à une identité de créateur Avant 1858, le luxe dépendait d’artisans qui travaillaient dans le cadre de corporations, selon une logique traditionnelle, réalisant des commandes pour le compte d’aristocrates. L’identité de ceux qui faisaient le luxe était donc dominée par un esprit de corps, l’individualité s’effaçant derrière

la coproration et les règles traditionnelles du métier primaient sur la dimension créative individuelle (Zajtmann, 2011).

En 1858, sous l’impulsion d’un couturier anglais implanté à Paris, C.F.Worth, la Haute Couture apparaît ; la figure du tailleur est remplacée par celle du créateur qui signe ses productions et l’on passe – du fait de considérations économiques - d’une logique de la demande à une logique de l’offre. Selon un « principe de personnalisation » (Godart, 2012), la griffe devient la marque de l’individualité du créateur et du caractère original de sa créativité ; la marque du primat de l’individu sur la corporation, de l’inventivité sur le respect de la tradition.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale – là encore, du fait de considérations économiques - s’impose la logique industrielle : les modèles sont reproduits en série, la conception et la production sont dissociées. La logique de griffe se généralise alors : la marque devient la garantie de l’authenticité des produits ; indice de la main de celui dont l’identité a évolué d’artisan à créateur.

Perspective sociologique :

Une logique de « champs » interne au système du luxe : système de jeux, système de Je

Bourdieu et Delsaut (1975) livrent, une analyse des « champs de production » de la Haute Couture, proposant une cartographie des acteurs de la Mode, entre « dominants » et « dominés ». Ainsi, « les couturiers de Rive gauche ont des stratégies qui visent à renverser les principes même du jeu, mais au nom du jeu, de l’esprit du jeu : leurs stratégies de retour aux sources consistent à opposer aux dominants les principes mêmes au nom desquels ces derniers justifient leur domination ». Les auteurs indiquent les différents plans sur lesquels s’incarne cette guerre des champs: esthétiques (« d’un côté, les murs blancs et la moquette grise, les monogrammes, (…) de l'autre, le métal blanc et or, les "formes" et les "volumes" implacablement modernes »), géographiques (avenue Montaigne vs Rive gauche), de service (« les vendeuses "d'un certain âge" des vieilles maisons de prestige et de tradition » vs « les vendeurs audacieusement saintropéziens des "boutiques" d'avant-garde). Bref, ils dépeignent les critères d’incarnation de ce « jeu » que construisent et nourrissent les acteurs de la Mode pour mieux traduire le Je projetté par le créateur vers le client. La Mode est la marque d’une identité créative au sein d’un champ de production.

Bourdieu (1984) précise dans « Haute couture et Haute culture » que cette marque du Je ne vaut qu’au sein même du champ : « ce que Dior mobilise, c’est quelque chose qui n’est pas définissable en dehors de ce champ ; ce qu’ils mobilisent tous c’est ce que produit le jeu, c’est à dire un pouvoir qui repose sur la foi en la haute couture (..) ce qui fait que le système marche,

l’idéologie de la création (…) ce qui fait la valeur, ce qui fait la magie de la griffe, c’est la collusion de tous les agents du système de production de biens sacrés. Collusion parfaitement inconsciente bien sûr » (Bourdieu, 1984, pp.204-205).

Le luxe serait-il donc la marque d’un Je vide ? L’identité de ceux qui font le luxe ne vaudrait-elle qu’au sein du champ, du système de référence – devenant vide de sens en dehors du champ, car signifiant détaché de son signifié ? Mais alors de quoi donc le luxe est-il la marque ?

1.3.Le luxe, marque du monde dans lequel nous vivons

Godart (2012:26-27) le résume bien ; la Mode « parce qu’elle émerge de tensions qui se situent au cœur même des dynamiques de la société, et qu’elle contribue à leur résolution, devient une ‘matrice’ à travers laquelle l’on peut comprendre les faits sociaux en général bien plus qu’elle n’est un épihpénomène superficiel de l’industrie de l’habillement » et peut être conceptualisée comme un fait social total33. Les travaux de Barthes (1967) et Lipovetsky (1987) ont constitué des apports majeurs sur cette perspective de la Mode comme signe de la société dans son ensemble.

Barthes (1967) :

La Mode, marque de la société de consommation

Le discours critique de Bourdieu s’inscrit dans un discours critique plus large de la société de consommation dans son ensemble, à l’œuvre dans les années 1960-1970 en France. Cette critique trouve ses fondements en France dans une conception marxiste de la société de consommation qui démystifie le fétichisme de la marchandise ainsi que dans les analyses structuralistes diffusées par les mouvements contestataires au sein de la société civile dans son ensemble. Les approches théoriques de la consommation dénoncent la propagande commerciale à l’oeuvre, servie par des techniques de manipulation, la sollicitation incessante de besoins artificiels, le conformisme de la jouissance futile et de la petite distinction (Haber, 2011 ; p.158-159). Roland Barthes sera l’un des tenants de cette critique, avec son analyse structuraliste des mythes modernes, dans son ouvrage séminal Système de la Mode (1967).

Tout comme Bourdieu, Barthes aborde la Mode comme un système de signes, mais selon une perspective sémiologique et non plus sociologique. Il s’attache, dans une approche structuraliste, à décrypter les systèmes de dénotation et de connotation à l’œuvre dans les produits et communication de Mode : la Mode est la marque de quelque chose. L’approche de Barthes est

fondatrice en cela qu’il est le premier à aborder l’objet de recherche qu’est le luxe sous l’angle pur du langage. Il souligne l’importance fondatrice de l’émergence des journaux de Mode qui font qu’« à travers la langue qui la prend désormais en charge, la Mode devient récit » (Barthes, 1967, p.307). Il théorise un système de connotations et dénotations dans lequel la Mode oscille entre « réel utopique et utopie réelle », entre « métaphore infinie » et « déception du sens » (pp.314-318).

Lipovetsky (1987) :

La Mode, marque d’une société libre et achevée …

En 1987, Lipovetsky expose une alternative aux approches critiques de Bourdieu et Barthes et présente l’univers marchand et la logique de la différenciation comme une véritable fin de l’Histoire : le moment terminal de la mode ne parachève pas l’aliénation des masses, il est vecteur ambigu mais effectif de l’autonomie des êtres, et ce au travers même de l’hétéronomie de la culture des masses » (1987, p.19). L’économie des signes, de la publicité, des récits de marques est donc le ciment de la subjectivité de l’individu moderne selon Lipovetsky, « la « mode achevée » apparaît paradoxalement et non sans ambigüité, comme un instrument de consolidation des sociétés libérales, véhicule inédit des Lumières et de la dynamique modernisatrice », car « en introduisant continûment des nouveautés, en légitimant le fait de prendre exemple sur les contemporains et non plus dans le passé, la mode a permis de dissoudre l’ordre immuable de la parure traditionnelle (…) la mode doit être pensé comme instrument de l’égalité des conditions » (1987, p.47).

… qui vit au présent

Lipovetsky (1987) souligne par ailleurs l’impact que la mode a sur le rapport au temps et au changement : « la mode change sans cesse, mais tout en elle ne change pas » (1987, p.35), instaurant le pouvoir classant des « petits riens ». C’est donc un « nouveau temps légitime » que fait apparaître la mode : « le présent s’est imposé comme l’axe temporel régissant un plan superficiel mais prestigieux de la vie des élites » (1987, p.37). Ainsi, l’identité de l’homme de mode contemporain se définirait et s’incarnerait dans un rapport à un temps présent et, de surcroît, court, dans un permanent culte de la nouveauté et un « esprit de gratuité » (1987, p.42). Dans ce tempo également, changement ne signifie pas nécessairement altérité. Transférant les analyses que fait Perret (2003 : 264) de la nature fondamentalement paradoxale de toute action de changement organisationnel au champ du luxe, industrie de la création (et donc du changement ?), il semblerait que cette accélération du rythme des collections (combinée à la

mais souvent plutôt dans l’ « identité » ; entre « logique de démarcation » et « d’appui ». Les travaux de Rosa (2010, 2014) sur l’accélération sociale du temps rejoignent ce constat : « la vitesse prodigieuse des événéments et des transformations semble n’être qu’un phénomène superficiel, cachant à peine la profonde inertie culturelle et structurelle de notre époque ». (2014, p51-52).

Le luxe serait alors la marque des temps modernes, caractérisée, par une approche « copier-coller » (Beaume, Flamand, Leclair, 2016).