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La Régulation Identitaire

2. LE TRAVAIL IDENTITAIRE (TI)

Figure 10 – Le processus de construction identitaire selon Alvesson & Willmott (2002), traduction libre

Cette perspective présente l’intérêt d’intègrer la question du pouvoir et des enjeux de domination sans pour autant la surinvestir. En outre, elle considère la diversité des sources d’identification possibles, ne se limitant pas aux seules sources organisationnelles (identité « multi-facettes », Hatch&Schultz, 2000). Comment les individus gèrent-ils les tensions qui pèsent sur leur identité personnelle dans un monde proposant (imposant ?) de multiples (parfois contradictoires) identités sociales, organisationnelles ou professionnelles ?32 C’est à cette question que tente de répondre le courant de recherche dédié à la « construction identitaire » - parfois aussi labellisé « identity negotiation », « identity management » (Kreiner et al, 2006 :1032) ou « identity formation » (Ybema et al. 2009 :301)

Notre travail, qui vise à identifier comment les individus font sens du discours officiel, le reformatent ou le rejettent (« how individuals deal with their complex and often ambiguous and contradictory experiences of work and organization », Alvesson et al. 2008 :14) s’inscrit dans la perspective interprétativiste critique. Nous mobiliserons le concept de « régulation identitaire » que nous allons présenter en détail (2.3).

2. LE TRAVAIL IDENTITAIRE (TI)

Il convient de présenter rapidement le concept de travail identitaire.

Les travaux consacrés au « travail identitaire » (« identity work ») visent à appréhender comment les individus construisent leur identité (« a sense of self ») :“a range of activities that individuals engage in to create, present, and sustain personal identities that are congruent with and

32« How do people negotiate their unique individual identities in the face of strong social demands toward shared collective identity ? » (Kreiner et al, 2006 :1031).

supportive of the self-concept”, Snow & Anderson, 1987). Le TI est donc le processus (« the ongoing mental activity » Alvesson et al. 2008 :15) par lequel les individus « forment, réparent, maintiennent, renforcent ou révisent les éléments identitaires assurant une cohésion et un caractère distinctif à leur identité » (Sveningsson & Alvesson, 2003 :1165). Il est caractérisé par sa dimension dimension discursive (Sveningsson & Alvesson, 2003 ; Gendron & Spira, 2010) et dépend de la capacité de réflexivité de chaque individu, mais aussi des influences auxquelles est soumis l’individu (Watson, 2008 :129), celui-ci tentant d’absorber (et parfois de modifier en retour) les différentes identités sociales plus ou moins contradictoires formulées par les différents groupes sociaux auxquels il appartient. Le TI s’effectue à un double niveau : un niveau émergé et ponctuel (« sometimes», Alvesson et al., 2008 :19), sous le coup d’événements de rupture majeurs ou de micro incidents récurrents déclenchant des crises d’identité (Dutton&Dukerich, 1991 ; Elsbach & Kramer, 1996 ; Glynn, 2000) et un niveau immergé, continu (« always », Alvesson et al.2008 :19), sous l’effet du travail quotidien de l’individu au sein d’organisations fragmentées ou déployant des cultures organisationnelles très fortes (Kunda, 1992) ou encore, dans le cadre d’activités imposant à l’individu des identités exigeantes et complexes à gérer, tel le prêtre devant faire face au défi d’à la fois maintenir son identité individuelle et remplir sa mission de prêtre (Kreiner et al., 2006) ou le policier devant mettre en œuvre des manœuvres coercitives (Dick, 2005) ou effectuer « le sale boulot » (Ashforth&Kreiner, 1999). Notons ici que la majeure partie des travaux de recherche se concentre sur les situations de crise.

De nombreux travaux portent sur la dimension discursive du travail identitaire : ‘identity

discourse’ (Ainsworth & Hardy, 2004; Hardy et al., 2005; Thomas & Linstead, 2002), ‘identity

talk’ (Snow & Anderson, 1987) ou encore ‘identity narratives’ (Beech & Sims, 2007; Brown, 2006; Czarniawska, 1997; Somers, 1994).

3.LA RÉGULATION IDENTITAIRE (RI) .1. Définition de la RI :

Le concept de RI trouve sa source dans les travaux consacrés aux formes de conrôle socio-idéologiques (Kunda, 1992 ; Willmott, 1993). A la suite, les travaux d’Alvesson et Willmott (2002) ont fait référence et c’est sur eux que nous appuierons notre travail d’analyse.

Voici la définition qu’ils donnent de la régulation identitaire : « Identity regulation encompasses the more or less intentioonal effects of social practices upon processes of identity construction and reconstruction » (Alvesson et Willmott, 2002 :625).

Pour le dire autrement, la régulation identitaire est le « processus continu durant lequel l’individu négocie la question du « qui suis-je ? » au sein du social « voici qui nous sommes » » (Kreiner et al, 2006). Afin de répondre à ces questions, l’individu élabore des récits (« self narratives ») en se fondant sur ses ressources culturelles, ses souvenirs, ses désirs en vue de reproduire ou transformer son identité (« sense of self »).

.2. Les sources de la RI :

Selon Alvesson & Willmott (2002), la RI provient principalement des pratiques discursives visant à définir l’identité des employés (« regulating employees’ ‘insides’, their self-image, their feelings and identifcation », Alvesson & Willmott, 2002 :622), telles que :

> les pratiques managériales, comme par exemple les modalités de promotion et d’évaluation des employés, les formations (Alvessonn et Kärreman, 2007) ou les pratiques de recrutement (Bergström et Knights, 2006).

> la multiplicité des discours organisationnels. Il s’agit alors d’une source quasi autonome, émergeant en réaction à la diversité et au caractère parfois ambigu des messages et injonctions auquel est soumis l’individu

> les interactions sociales

> les ancrages culturels ou communautaires

qui exercent une forme de contrôle sur « l’intérieur » de l’individu (« the ‘insides’ of people »). .3. Les pratiques et cibles de la RI :

Alvesson et Willmott (2002) ont identifié neuf pratiques organisationnelles de régulation identitaire, présentes simultanément au sein des organisations et visant quatre cibles distinctes (Figure 5). Leur grille inllustre que les pratiques de RI peuvent être dirigées vers des individus, mais aussi des groupes, qu’elle peut procéder de façon plus ou moins directe, et à travers différents média ( :632).

.4. Les conditions d’efficacité des pratiques de RI

D’une part, les individus peuvent réagir de façon plus ou moins intense aux discours de régulation identitaire, les (ré)intégrer, les désintégrer puis, s’engager à la suite dans un travail identitaire plus ou moins intense, les processus de RI étant ambigüs et intersubjectifs, toujours liés à des conditions locales spécifiques (Kuhn, 2006 ; Zanoni et Janssens, 2007).

D’autre part, l’effet des discours de régulation identitaire n’est pas tant indexé sur leur degré de réalisme que sur :

> les forces qui garantissent l’accès ou limitent l’accès au discours

> l’intensité et la fréquence des discours (O’Doherty et Willmott, 2001 ; « a certain intensity of meaning and some amount of emotionality » Alvesson et Willmott, 2002 :632)

> leur propension à s’intégrer au processus de (re)formation de l’identité, propension valorisées par la proposition d’identités de valence positive (Zanoni et Janssens, 2007), offrant un sens de continuité avec l’existant (Musson et Duberley, 2007), et étant facilitée par l’absence de contre-discours (Alvesson et Willmott, 2002). Quand il y a discontinuité, la RI déclenche un travail identitaire, selon le flux décrit en Figure 10.

La RI est un processus « fluide, instable et réflexif qui présente des opportunités de micro-émancipation tout autant qu’il ouvre la voie à de ‘nouvelles’ formes de subordination» (Alvesson et Willmott, 2002 :638). En effet, l’individu exerce ses capacités discursives, questionne les discours officielles, bricole les figures imposées, mobilise ou non les identités sociales pour construire in fine une identité mult-facettes, évolutive et qui lui est propre et spécifique (Bergström et Knights, 2006 ; Caroll et Levy, 2008 ; Gendron et Spira, 2010 :298 ; Tracy et Trethewey, 2005 :185)

La RI, pratique discursive de construction de l’identité, processus de négociation entre le « qui suis-je ? » et le social « qui nous sommes », nous semble un outil conceptuel particulièrement fécond pour éclairer le rôle de la marque sur l’identité des employés en cela que son objet d’analyse sont les pratiques managériales et les discours, dans toute leurs complexité, (la marque, objet de notre étude étant entendue comme discours polymorphe, fluide et construit), qu’il intègre la dimension d’outil de contrôle des discours san pour autant la surinvestier.

La limite de ce concept est toutefois qu’il n’existe à ce jour que très peu d’études concernant les modalités d’actions concrètes de la RI (Alvesson et Willmott, 2002).

Chapitre 3.

Le luxe, marque de l’identité, industrie de marques.

Chapitre 3. Le luxe ; marque de l’identité, industrie de marques...………...p.69

1. Perspective historique, sociologique et philosophique : le luxe, marque de l’identité à travers les siècles ….………..………...…….…p.71 1.1. Le luxe, marque de l’identité de celui qui le consomme………..………...p.72

1.1.1. Perspective historique ………..p.72 1.1.2. Perspective sociologique : les travaux de Bourdieu (1975) ……….….……….……..p.73 1.1.3. Perspective philosphique : les travaux de Lipovetsky (1975) ………..p.74

1.2. Le luxe, marque de l’identité de celui qui le fabrique………...………..p.74 1.3. Le luxe, marque du monde dans lequel nous vivons………...p. 76

L’étymologie du luxe navigue entre des notions positives d’embellissement de la société (latin lux, ‘lumière’ ou luceo, ‘luire’), et des notions négatives d’excès, d’ennemi de la virtus et cela en raison de son caractère unique, hors norme (luxo : ‘déplacé’, ‘dévié’ et lugeo, ‘tordre’). Ce que révèle cette étymologie, c’est que – de façon constitutive, originelle – ce qui importe dans le luxe est moins l’objet de luxe, la chose, que ce dont la chose est la trace (pour parler avec Peirce, 1931-1958) , le signe, la marque. Le luxe naìt donc comme le signe de quelque chose ou plutôt de quelqu’un (individu ou groupe social), le signe de ce que l’on est. Le luxe, originellement, est la marque de l’identité. (1).

Dans son acception contemporaine, en devenant industriel, le luxe est devenu une industrie de marques (2). Les marketeurs mainstream y voient un simple outil (Kapferer, 2006) quand d’autres dénoncent un « essor du phénomène de marquage » menant à une « métaphorisation croissante » de la marchandise faisant de la marque une véritable « bulle discursive » déconnectée de la réalité marquée. (Heilbrunn, 2012).

Cet avant-propos illustre combien le luxe, marque de l’identité et industrie de marques, constitue un contexte spécialement pertinent pour traiter notre question de recherche : quels sont les effets de la marque sur l’identité des managers ? Quel est le rôle de la marque dans les pratiques de management ? La notion de métaphorisation, de rhétorique, de bulle discursive donne à penser que le luxe constitue un contexte d’incarnation des marques particulièrement exacerbé et nous autorise à penser qu’il est potentiellement un terrain d’études tout spécialement fertile pour interroger les liens entre marque et identité.

Avant-propos : Luxe et Mode, clarifications sémantiques

Les professionnels de l’industrie du luxe distinguent le Luxe (entendu comme l’ensemble des catégories non-mode, ou produits durs tels que la joaillerie, horlogerie, accessoires durs) de la mode (haute couture, prêt à porter, maroquinerie, souliers, accessoires mous).

Toutefois , tant sur le plan théorique qu’en pratique, les rapports entre luxe et mode sont complexes et « les concepts de mode et de luxe sont souvent confondus ou utilisés de façon interchangeable » (Godart, 2011:101).

« A l’origine, dans la pensée occidentale classique, la mode et le luxe ne font qu’un » : de fait, au XIXème, les Français ne possédaient que deux habits, l’un pour la ville, l’autre pour les

grandes occasions (ibid:102-103). La mode est donc alors un produit de luxe. Au fil du temps, les concepts se distinguent mais demeurent malgré tout intimement liés. Ainsi, pour Veblen et Simmel c’est le caractère luxueux des vêtements qui pousse les classes supérieures à les adopter : c’est donc bien dans le luxe qu’il faut trouver l’origine de la mode.

Un autre distingo entre mode et luxe tient à leur rapport au temps (Assouly, 2005). «La mode n’est pas le luxe. La mode est temporelle, elle plaît un moment puis disparaît. (…) Le luxe traverse les temps, et parfois, rarement, la mode rejoint le luxe. Une vraie maison de luxe est intemporelle, ni à la mode, ni loin de son temps. » (Blanckaert, 2010, p.90). ). A titre illustratif, notons qu’il faut en moyenne 12 mois à 2 ans pour développer une collection de joaillerie ou d’horlogerie, alors que la majorité des Maisons de mode présentent 8 collections par an (soit environ une toute les 6 semaines), voire plus.

Toutefois, il n’a pas échappé aux chercheurs que le Luxe opère de dangereux rapprochements avec la Mode en espérant à la clef être labellisé ‘à la mode’. Dans une société accélérée où « les rythmes des changements sont eux-mêmes en train de changer » (Rosa, 2012, p.20), où la Mode (Chanel, Vuitton, Prada, Gucci…) elle-même court le risque d’être démodée par le « fast fashion » (Zara, H&M, Fast Retailing, Primark…), le Luxe peut-il encore avoir le temps devant soi ? Ainsi, tout comme « il existe une mode de luxe, il existe une mode dans le luxe » (Godart, 2011 :108).

Nous n’ignorons donc pas la distinction théorique entre les notions de mode et luxe. Toutefois, dans notre travail qui porte sur l’industrie du luxe, dans son ensemble, entendue comme industrie de marques, nous considérerons ces deux concepts de façon indistincte – car luxe et mode sont dominés de façon égale par les marques.

1. PERSPECTIVE HISTORIQUE, SOCIOLOGIQUE ET PHILOSOPHIQUE