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La lutte contre le psychologisme (1912-1913) : au nom de quelles valeurs ?

Heidegger avant 1919 et le refus de la notion de l’éternité

II. Un scolastique au sein de l’école néo-kantienne Quelle image de l’éternité et du temps ?

2. La lutte contre le psychologisme (1912-1913) : au nom de quelles valeurs ?

En 1912-1913, l’intérêt philosophique principal de Heidegger porte sur la logique. L’article de 1912 dans Literarische Rundschau et surtout sa dissertation doctorale La doctrine du jugement dans le psychologisme6représentent le travail de ces années. En exposant ses réflexions sur la logique, Heidegger, dans les deux écrits, mène simultanément une lutte contre le psychologisme. Heidegger partage cette lutte tant avec les scolastiques, qu’avec les néo-kantiens et Husserl. Or, si la motivation des scolastiques, des néo-kantiens et de Husserl est respectivement différente, quelle motivation, dans ce combat, anime Heidegger ?

1Cité dans OTT H., op. cit., pp. 85 et 97. Mêmes tonalités dans son Curriculum vitae de 1915, voir ibid.,

pp. 91-92.

2Ibid., p. 97. 3

CAPELLE Ph., Philosophie et théologie dans la pensée de Martin Heidegger, op. cit., pp. 151-152.

4Cf. GABORIAU F., op. cit., pp. 16-17.

5Selon 2 Co 12, 7. Lettre du 1er juillet 1935 de Heidegger à Jaspers, cité dans OTT H., op. cit., p. 43. 6Die Lehre von Urteil im Psychologismus. Ein kritisch-positiver Beitrag zur Logik, dans GA 1, 1972,

Dans les deux écrits nous assistons à une articulation, voire un mélange, de la scolastique et du néo-kantisme, avec une tendance à suivre la réflexion de Husserl. C’est que la pensée de Heidegger était encore structurée par la « logique formelle » de la scolastique1, mais « l’essence de la logique » lui venait déjà de l’école néo- kantienne2.

Ces travaux du jeune Heidegger concernent directement sa vision du rapport entre l’éternité et le temps. En effet, ce rapport représente la vision scolastique ultime de l’être. L’éternité est l’être divin, immuable, transcendantal, le temps est une mesure dans laquelle se déroule tout ce qui change, qui tend vers l’éternel, qui est mondain. Le temps doit être subordonner à l’éternité, et ce serait une erreur et un danger de considérer le temporel en l’émancipant de l’éternel. Selon D. Thomä, la lutte de Heidegger contre le psychologisme refléterait ce schéma scolastique et les valeurs qu’il engage3. Pour Heidegger, l’ordre éternel et transcendantal équivaudrait à celui des significations idéales et logiques, alors que le temps se rapporterait à l’ordre réel des faits. D’où la distinction capitale, sur laquelle repose tout le système de Rickert, entre la valeur et l’existence, entre « cela vaut » et « cela est », das gilt et das ist. La valeur, ou le sens logique, a une source indépendante de l’existence et transcende l’existence. Considérer des représentations psychiques des faits existants comme la source de l’idéalité des significations logiques, c’est supprimer la transcendance et l’éternité et faire du temps l’instance ultime. C’est justement ce que fait le psychologisme, d’où le devoir de lutter contre lui. Autrement dit, au nom des valeurs de la scolastique, mais armé de l’argumentation néo-kantienne, Heidegger fait « du royaume de la signification un royaume transcendant, parfaitement étranger à l’existence réel : ‘Es ist der Bedeutung völlig fremd, zu existieren’ (GA 1, 243 ; 129). Un abîme sépare le domaine des significations logiques idéales des signes grammaticaux réellement existants »4. Il s’agirait donc pour Heidegger, selon D. Thomä, de faire « l’ultime tentative d’obéir au schème théologique dans le cadre de la

1Cf. Curriculum vitae de 1915, cité dans OTT H., op. cit., p. 91.

2 Ibid. Heidegger continue : « Je tentai, dans ma thèse sur La Théorie du jugement dans le

psychologisme, d’éclairer un problème central de la logique et de la théorie de la connaissance en

m’appuyant simultanément sur la logique moderne et sur les jugements de base de la scolastique aristotélicienne », ibid., pp. 91-92.

3Cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., pp. 7-8. 4

philosophie transcendantale »1. Heidegger est un scolastique au sein de l’école néo- kantienne, qui chante le monde des significations logiques dans les tonalités du mystère de l’éternité2et qui oppose ce monde à « tout ce qui a pour caractère de s’écouler temporellement, de l’être-actif »3, au temps. Heidegger avance également le concept scolastique de la vérité en l’exprimant dans les catégories néo-kantiennes : « Le vieux concept de la vérité adaequatio rei et intellectus peut être élevé au niveau de la pure logique quand res est compris comme objet, intellectus comme contenu de la signification déterminante »4.

Remarquons toutefois que Heidegger, et cela malgré ou peut-être justement grâce au fait qu’il réduit le concept scolastique de la vérité aux catégories néo- kantiennes, ne prononce jamais le mot même « éternité » quand il parle du monde transcendant des significations logiques par opposition au temps, du das gilt par opposition au das ist. Comme s’il ne souhaitait pas exprimer sa réflexion dans les catégories théologiques ou dans celles de la métaphysique scolastique en suggérant qu’il s’arrête juste au seuil de la théologie ou de cette métaphysique.

Cependant le travail de Heidegger de 1913 peut être interprété de diverses manières. A côté de l’interprétation de Thomä, nous pouvons envisager, avec Ph. Capelle, que Heidegger, au lieu « de suivre le schème théologique dans le cadre d’une philosophie transcendantale », s’ouvre plutôt « à une autre conception de la

1Die Zeit des Selbst und die Zeit danach. Zur Kritik der Textgeschichte Martin Heideggers 1910-1976,

Frankfurt, Suhrkamp, 1990, p. 54, cité dans GREISCH J., Ontologie et temporalité, op. cit., p. 10.

2 « Peut-être nous trouvons-nous ici devant de l’ultime et de l’irréductible, à propos de quoi un

éclaircissement complémentaire est exclu et toute question supplémentaire tourne court nécessairement », HEIDEGGER M., Die Lehre von Urteil im Psychologismus, Fribourg-en-Brisgau, 1914, p. 95, cité dans PÖGGELER O., La pensée de Martin Heidegger, trad. M. Simon, Paris, Aubier- Montaigne, 1967, p. 23.

3Ibid.

4HEIDEGGER M., Die Lehre von Urteil im Psychologismus. Ein kritisch-positiver Beitrag zur Logik,

op. cit., p. 99, cité dans PÖGGELER O., op. cit., p. 22. Toute la doctrine aristotélico-scolastique de « l’être-vrai » est réduite par Heidegger au néo-kantien « sens-validité ». Or, la possibilité d’une telle réduction n’a-t-elle pas été fournie par cette même scolastique du début du XXe siècle, scolastique suarézienne ? L’authentique scolastique de saint Thomas n’aurait-elle pas résisté à ce genre de réductions ? Voilà la question. F. Gaboriau affirme que la première erreur de Heidegger vis-à-vis de la scolastique consistait en ce que « Heidegger, guidé par ses lectures et le poids de la tradition, a cru qu’il fallait choisir » entre plusieurs significations de l’être au lieu de les considérer toutes ensemble. GABORIAU F., op. cit., pp. 17-18. Cette « erreur » est d’autant plus surprenante, que, au dire de Heidegger lui-même, il cherchait déjà à cette époque le sens fondamental, unificateur des multiples sens de l’être dont parlait Aristote, via Brentano. Cette « erreur », et donc le passage du jeune Heidegger de la scolastique au néo-kantisme, ne peut être expliqués que par la qualité douteuse de la littérature scolastique du début du siècle dans laquelle l’étudiant a été plongé et qui a bien vite commencé à le répugner.