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La définition thomasienne de l’éternité

Temps et éternité dans la pensée de saint Thomas

1. La définition thomasienne de l’éternité

a) L’immutabilité divine comme l’horizon de l’éternité

En commentant la Physique d’Aristote, saint Thomas a analysé la conception du temps pour elle-même. Dans d’autres écrits, les analyses du temps lui servent plutôt de tremplin pour accéder à une conception de l’éternité 1 par le biais du principe négatif qui annonce : « La variabilité par sa définition exclut l'éternité »2. Si le temps est essentiellement lié au mouvement, l’éternité se conçoit à partir de l’immutabilité : « Selon sa raison formelle, l'éternité est consécutive à l'immutabilité, comme le temps est consécutif au mouvement »3. Là où il n’y pas de mouvement, il n’y aucun temps. C’est dans cette sphère où il n’y pas de mouvement qu’il faut chercher l’au-delà du temps. C’est en enlevant tous les traits du mouvement que nous pouvons avoir l’idée de l’immutabilité et en enlevant simultanément tous les traits du temps que nous pouvons avoir l’idée de l’éternité4. Comment définir pourtant le domaine où tout mouvement est exclu ?

Si « toute créature est mobile en quelque manière »5, donc temporelle, c’est ce qui est non-créé qui constitue l’instance de l’immutabilité absolue et véritable. La notion thomasienne de l’immutabilité, et de l’éternité par conséquent, se dessine exclusivement au sein de la distinction entre le créé et le Créateur, ou, dans le langage ontologique de saint Thomas, entre l’étant (l’acte) et l’Acte de l’acte (l’actus essendi ou encore l’actus purus)6. Seul le Créateur, l’actus essendi est immobile, car lui seul

1Cf. DECLOUX S., op. cit., p. 66. 2De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 3.

3Summa theologica, I, q. 10, a. 2, resp. Nous avons ici les expressions ratio aeternitatis et ratio

temporis. Cf. Compendium theologiae, I, c. 5 ; In Jo, n° 4.

4Cf. In Phys., n° 586.

5Summa theologica, I, q. 9, a. 2, resp. ; cf. In Sent., I, d. 8, q. 3, a. 2.

6« De ce qui précède il ressort que Dieu est absolument immuable », ibid., a. 1, resp. « De ce qui

n’est pas menacé par le néant et n’est pas tiré, à tout instant, du néant1. Suivant l’inspiration thomasienne de l’ontologie, nous ne pouvons pas considérer le repos d’une entité créée dont l’acte serait pleinement achevé (telle substance parfaite, un ange ou un corps céleste) comme absolument (ontologiquement) immuable2. Par conséquent, ce serait une grande erreur que d’imaginer l’immutabilité divine à l’instar d’un tel repos d’ordre physique.

Il y a plus. L’idée thomasienne de l’actus essendi interdit de concevoir l’immutabilité divine selon une exigence rationnelle. La raison humaine exige, en effet, un arrière-plan immobile afin d’expliquer tout ce qui est en mouvement. L’immobilisme des idées platoniciennes ou du Moteur premier d’Aristote est de cet ordre. Son trait essentiel est qu’il se laisse déterminer par la ratio humaine, par les lois logiques, enfermer dans les images et dans les concepts. Or, l’immutabilité de l’actus

essendi thomasien est au-delà de toute idée d’immobilisme laquelle obéit à la

rationalité humaine. Source de cette rationalité et en quelque sorte de ces idées, l’Acte de tous les actes reste, par principe, insaisissable par aucun de ceux-ci. Autrement dit, toutes les images et tous les concepts que nous forgeons pour concevoir l’immutabilité divine, sont des échecs, voire nous mentent. L’immutabilité, c’est une appellation négative de Dieu3qui doit nous empêcher de projeter sur Dieu le mode d’existence quelconque d’un étant créé, puisque tout étant créé passe d’une puissance à un acte,

sur Dieu en tant que l’actus essendi, ce qui justifie l’interprétation que nous faisons ici de la notion thomasienne de l’immutabilité (q. 9). Voir aussi Summa contra Gentiles, c. 15 : « Tout être qui commence ou qui cesse d'exister, le subit sous l'influence d'un mouvement ou d'un changement. Or nous avons montré que Dieu est absolument immuable. Il est donc éternel, sans commencement ni fin. Seuls les êtres soumis au mouvement sont mesurés par le temps, ce temps qui est, comme le montre le IVe Livre des Physiques, le nombre du mouvement. Or Dieu, on l'a prouvé plus haut, ne connaît absolument pas de mouvement. Il n'est donc pas mesuré par le temps, et l'on ne peut concevoir en lui ni d'avant ni d'après. Il lui est impossible d'avoir l'être après le non-être, impossible de connaître le non- être après l'être, et l'on ne peut trouver dans son être aucune succession: toutes choses qui sont impensables en dehors du temps ». Cf. Compendium theologiae, I, c. 6.

1« Dieu seul est immuable au sens absolu, et toute créature est mobile en quelque manière …», Summa

theologica, I, q. 9, a. 2, resp. ; Summa contra Gentiles, c. 15.

2Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 3.

3Sur la connaissance de Dieu par la voie négative, voir un texte récapitulatif : Summa contra Gentiles, c.

14. La notion de l’immutabilité y est d’ailleurs privilégié : « Pour avancer dans la connaissance de Dieu selon la voie négative, prenons comme point de départ ce qui a été mis en lumière plus haut, à savoir que Dieu est absolument immobile ». Dans Compendium theologiae, I, (cc. 5-41), tous les traits de Dieu sont découverts à partir de l’immutabilité. L’accentuation de cette notion provient sans doute du fait que la distinction immuable/mouvement exprime le mieux la distinction ontologique entre l’étant comme acte et l’Acte de l’acte.

fût-ce dans ce sens qu’il est tiré à chaque instant du néant, alors que Dieu est au-delà de cette dynamique1, de ce mouvement universel, car Il en est la Source2.

L’idée thomasienne de l’immutabilité divine vise quelque chose qui est au-delà de l’absence du mouvement physique (le repos d’ordre physique) et qui est au-delà de toute représentation possible de l’immobile (l’immobilité d’ordre rationnel) 3 . Transcendant l’image de l’immobilisme, l’idée thomasienne de l’immutabilité ouvre à la possibilité d’une conjonction avec l’idée de la vie, donc avec un certain dynamisme, cette vie étant prise cependant dans un sens particulier, en tant que vie divine transcendant à son tour l’idée de la vie humaine4. C’est que l’Acte des actes est fécond, il contient et fait être toutes les perfections des étants en exerçant les opérations de l’intelligence et de la volonté qui lui sont propres5. Il est donc mobile en quelque sorte, mais dans une toute autre acception de l’idée de mobilité que celle qui est propre aux étants créés6. Or, avec ces affirmations, nous entrons déjà dans l’analyse du concept de l’éternité. Tout comme le temps se conçoit à partir de mouvement, l’idée de l’éternité, selon saint Thomas, ne peut être conçue qu’à partir de cette immutabilité qui entre en jonction avec la vie divine.

b) La reprise de la définition boécienne

Nous avons déjà relevé la définition, devenue classique au Moyen-Age, qu’a donnée Boèce à l’éternité : « L’éternité est la possession totale, simultanée et parfaite, d’une vie sans terme »7. On a remarqué : « Saint Thomas, tout en reprenant cette définition classique, ne définit cependant plus l’éternité en fonction de la vie – ce qui

1Summa theologica, I, surtout q. 2, a. 3 et q. 3 (la reprise et l’application à l’immutabilité dans la q. 9, a.

1, resp). Aussi Summa contra Gentiles, c. 15.

2

Cf. GILSON E., Le Thomisme, op. cit., pp. 119-120.

3Sur cet état des choses, voir les remarques sommaires et profondes de D. Dubarle, L’ontologie de

Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 115-126.

4Sur la notion de la Vie divine : Summa theologica, I, q. 18. 5

Summa theologica, I, q. 15. BRITO E., Dieu en mouvement ? Thomas d’Aquin et Hegel, dans Revue des sciences religieuses, 1988, pp. 111-136 : 112-114.

6Summa theologica, I, q. 9, a. 1, ad. 1.

7« Aeternitas (…) est interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio », De consolatione

est très significatif »1. Effectivement, le corpus de l’article de la Summa theologica où l’Aquinate définit la notion d’éternité, fonde celle-ci sur la conception de l’immutabilité2. La ratio aeternitatis est obtenue par opposition à la ratio temporis, en supposant un état particulier de « ce qui est sans mouvement, et qui est toujours de la même manière », et où on « ne peut pas distinguer un avant et un après »3. Nous avons analysé par ailleurs le concept de nunc stans qui correspond ici à la définition de l’éternité. Si de l’instant présent (nunc fluens) nous pouvions enlever le passé et l’avenir, nous obtiendrions l’état de l’éternité (nunc stans)4. Ainsi c’est « à partir de temps » que nous « pouvons nous faire une idée de l'éternité », puisque « nous ne pouvons nous élever à la connaissance des choses simples que par le moyen des choses composées » 5 en procédant selon la voie négative 6 . La conception aristotélicienne de νυν est ici complètement transformée, car le nunc stans thomasien n’a plus le caractère de liaison avec l’avant et l’après, alors que pour Aristote l’instant se définissait justement comme une telle liaison, comme un terme (ce qui correspond à la notion de nunc fluens, selon saint Thomas). Ainsi, pour l’Aquinate, « l'éternité se fait reconnaître à ces deux caractères : tout d'abord, ce qui est dans l'éternité est sans terme, c'est-à-dire sans commencement et sans fin, "terme" se rapportant à l'un et à l'autre. En second lieu, l'éternité elle-même ne comporte pas de succession, existant toute à la fois »7.

1

PHILIPPE M.-D., De l’Être à Dieu, Paris, Téqui, 1977, p. 409.

2Summa theologica, I, q. 10, a. 2, resp. 3Ibid.

4In Phys., n° 586. « Quand on dit que le présent immobile fait l'éternité, c'est selon notre façon de

concevoir. De même que la perception du temps en concevant que le présent s'écoule, est causée en nous par la perception de l'écoulement de l'instant, ainsi l'idée de l'éternité est causée en nous lorsque nous concevons un instant immobile », Summa theologica, I, q. 10, a. 2, ad. 1. « Imaginativement, nous pouvons nous représenter l’éternité en évoquant un instant qui demeure. Si l’instant présent s’arrêterait, s’il devenait stable, ne serions-nous pas en présence de l’éternité ? A condition de ne pas nous arrêter à l’aspect imaginatif, nous pouvons être aidés par l’instant présent dans notre contemplation de l’éternité de l’Être premier. Nous pouvons dire que, de même que le point réalise la ligne en se déplaçant – certes il ne la cause pas dans son être réel, mais il réalise sa connaissance en nous – de même l’instant présent, si par impossible il s’arrêterait et demeurait, constituerait l’éternité ; ou, plus exactement, il nous aide à la concevoir. Si l’appréhension du temps est pour nous l’appréhension du fluxus de l’instant (du nunc), nous pouvons en quelque sorte appréhender l’éternité en saisissant ‘l’instant-demeurant’ (le nunc

stans) », PHILIPPE M.-D., op. cit., p. 405.

5

Summa theologica, I, q. 10, a. 1, resp.

6Ibid., ad. 1. Voir quelques remarques générales sur l’application de la méthode négative au concept de

l’éternité dans SERTILLANGES A.-D., La philosophie de Saint Thomas d’Aquin, t. 1, op. cit., pp. 188- 189.

7

La discussion de l’article, composée de six objections et réponses, est cependant entièrement consacrée à la définition boécienne. Elle complète considérablement la notion de l’éternité exposée dans le corpus principal. Nous retiendrons en particulier l’incorporation du concept de vie. Saint Thomas décide, en effet, de préciser la conception de l’éternité en affirmant, à côté de son trait principal qu’est l’immutabilité (l’Acte pur), l’existence d’une opération que l’éternité exerce1. L’opération, c’est-à-dire la vie, de l’éternité doit exprimer un dynamisme particulier en accord avec l’immutabilité. Une telle conception de la vie dépasse notre expérience et nos représentations ordinaires de la vie tout comme l’immutabilité divine dépasse toutes nos conceptions de l’immuable2. La conjonction entre l’immutabilité et la vie au sein de la notion d’éternité doit mettre la raison humaine devant un paradoxe, devant un mystère, et l’inviter à chercher la connaissance de ce mystère en employant des moyens irréductibles aux procédés ordinaires de l’appareil rationnel de l’homme. Saint Thomas appelle cette voie « la voie de l’éminence », voie explorée déjà par une multitude des penseurs qui cherchaient à connaître la divinité. Dans cette voie, les mots portent un Sens qu’eux-mêmes n’arrivent pas à dire explicitement3. L’éternité thomasienne est un de ces mots. L’enjeu est de savoir comment, dans ces circonstances particulières, l’intelligence finie peut saisir ce Sens et comment, en général, elle « se comporte » devant un tel mystère qu’est l’éternité.

c) L’éternité n’est pas une durée

Avec la conjonction de l’immutabilité et de la vie, nous retrouvons chez saint Thomas le vieux concept de l’αιών dont nous avons tracé l’histoire succinctement dans le premier chapitre. Une étape décisive dans cette histoire, un saut, s’est produit avec Plotin, lorsque le concept de l’éternité a cessé de signifier une durée, fut-elle infinie comme chez Aristote. Inspirés par la Bible, les penseurs chrétiens comprennent

1Ibid., ad. 2 ; In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 1, ad. 2, 3. Voici le commentaire du P. Sertillanges : « On dit une

vie, et non pas une existence ou un être, parce que la vie signifie l’être à l’état actif, et que l’idée de

durée, impliquée négativement dans celle d’éternité, suppose l’activité et non pas seulement l’être », op. cit., p. 187.

2Cf. Summa theologica, I, q. 9, a. 1, ad. 1. 3

l’éternité comme un état unique que Boèce exprime par l’idée de « tout à la fois »1. A l’interrogation sur la différence entre l’éternité et le temps, l’Aquinate répond que « la différence essentielle et fondamentale [consiste en ce] que l'éternité est "toute à la fois", et non pas le temps »2. Selon cette idée, l’éternité englobe, d’une manière inaccessible à notre connaissance, tous les moments fluents, aussi bien ceux du passé que ceux de l’avenir3. En reprenant l’idée boécienne de « tout à la fois », saint Thomas récuse, lorsqu’il s’agit de l’éternité, le concept de durée4, justement pour cette raison que la durée est conforme à l’idée de la variabilité, du changement, bref, à l’idée d’une extension quelconque, fut-elle infinie : « La variabilité par sa définition exclut l'éternité, mais non la durée infinie »5. Si on peut affirmer que l’éternité est infinie, son infinité est d’un type unique irréductible à l’infinité potentielle spatio-temporelle6. De fait, l’état de l’éternité récuse l’extension temporelle laquelle est, comme nous l’avons vu en détails, un trait essentiel de la vie de l’âme humaine affectée par le mouvement incessant7. N’étant pas la durée, l’éternité est opposée radicalement au temps, tout comme la simultanéité absolue s’oppose à la successivité ou l’unité absolument simple à la complexité8. Nous verrons cependant que cette opposition n’est pas celle des « genres opposés » et qu’elle constitue, pour ainsi dire, elle-même un « genre » unique.

1

Ibid., q. 10, a. 4, resp. ; Cf. Somme contre les Gentils, I, cc. 15, 102.

2Summa theologica, I, q. 10, a. 4, resp. ; cf. De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 1.

3« En Dieu, il n'y a ni passé ni futur, mais tout ce qui est en lui est tout entier dans un présent

d'éternité », De Potentia, q. 1, a. 5, ad. 2 ; Somme théologique, I, q. 10, a.2, ad. 4.

4

« L'éternité exclut tout commencement ou principe de durée », Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 2. « Il est de la nature de l'éternité de ne pas avoir de principe de durée », De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 8. Si, dans la Summa theologica, I, q. 10, a. 1, ad. 2, saint Thomas parle toutefois de l’éternité comme de la durée, c’est, selon A.-D. Sertillanges, « négativement », op. cit., p. 187, c’est-à-dire dans un sens transformé du mot durée à l’instar de celui de la notion de vie appliquée à Dieu. Selon Sertillanges, la notion de durée est écartée dans ad. 6 du même article par l’emploi du mot possession.

5De Potentia, q. 3, a. 14, ad. s. c. 3. Sur le problème de l’infinité hypothétique du temps face à l’éternité,

voir la réponse de l’Aquinate dans Summa theologica, I, q. 10, a. 4 : « A supposer que le temps ait toujours été et qu'il doive être toujours, selon le sentiment de ceux qui prêtent au ciel un mouvement sempiternel, il n'en resterait pas moins cette différence entre le temps et l'éternité, comme dit Boèce que l'éternité est toute à la fois, ce qui ne convient pas au temps ». Cf. HENDRICKX F., Der Problem der

Aeternitas Mundi bei Thomas von Aquin, dans Recherches de théologie ancienne et médiévale, 1967, n°

34, pp. 219-237.

6Cf. « L’infinité de l’éternité dans n’importe quel aspect est du même type que l’infinité par exemple

du beau ou du bien », MAZIERSKI S., Temps et éternité, dans WENIN C. (ed.), L’homme et son

Univers au Moyen-Âge, op. cit., p. 881.

7

« Duratio dicit quandam distentionem, ex ratione nominis », In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 1, ad. 6.

8« L'ævum et le temps diffèrent de l'éternité, non seulement en raison du principe de durée, mais aussi

en raison de la succession. Car le temps en soi est successif; la succession est ajoutée à l'ævum, dans la mesure où les substances éternelles sont variables sur un point, même si elles ne varient en rien selon qu'elles sont mesurées par l'ævum. L'éternité ne contient pas de succession et elle n'est pas ajoutée à une succession », Ibid., ad. s. c. 9. Cf. In Sent., I, d. 8, q. 2, a. 3, ad. 1 : « L’éternité enferme en soi, sous forme simple, toute la perfection qui est sous forme divisée dans les choses temporelles, parce que le temps imite, comme il le peut, la perfection de l’Eternité ». A.-D. Sertillanges résume : « On dit tout à

d) L’exemplification unique de l’éternité : Dieu

Seul Dieu est éternel1. Deux sources permettent à saint Thomas de l’affirmer. Premièrement, tel est l’enseignement de la foi chrétienne : « Dieu seul, Père, Fils et Saint-Esprit, existe de toute éternité. Cela, la foi catholique l'enseigne sans aucun doute; et toute opinion contraire doit être repoussée comme hérétique »2. La prédication de l’éternité à certaines créatures, tels les anges, n’est qu’une confusion des mots. L’éternité de Dieu et « l’éternité » des anges sont infiniment différentes. La confusion s’est produite à cause de la participation plus forte de certaines créatures à l’immutabilité et à l’éternité divine que celle du reste de la création3. Si saint Thomas va jusqu’à admettre une sorte de « délégation » de l’immutabilité et de l’éternité à certaines créatures, un don que Dieu accorde notamment aux anges4, il insiste sur la nécessité de réserver la notion de l’éternité « entendue en son sens propre et véritable » à Dieu seul5. C’est pourquoi, pour qualifier l’existence angélique, il propose d’employer exclusivement le mot traditionnel aevum6.

La deuxième source de l’affirmation selon laquelle Dieu seul est éternel, découle de la métaphysique de l’être. La remontée jusqu’à l’actus essendi fait simultanément découvrir l’impossibilité d’une composition quelconque au sein de cet

esse purus7. Ainsi, au-delà de tout mouvement et de tout temps, cet esse doit être nécessairement dit immuable et éternel. Puisque saint Thomas décide d’appliquer sa réflexion ontologique à l’explicitation de la Révélation chrétienne, il attribue cet esse à Dieu comme son nom, selon sa doctrine des Noms divins8. Dès lors Dieu est éternel non seulement dans le sens biblique du concept d’éternité, mais également dans le sens ontologique. Celui-ci explicite, en effet, celui-là, selon le principe thomasien de

composition, mais veut nier, au contraire, toute composition, de même que la fois invoquée n’est pas un moment de succession, mis, en se posant dans l’un, entend nier toute succession », op. cit., p. 187.

1Summa contra Gentiles, I, c. 15 ; Summa theologica, I, q. 10, aa. 2 et 3. 2Ibid., q. 61, a. 2, resp.

3Ibid., q. 10, a. 3, resp. ; ad. 1. 4

Ibid., a. 2, ad. 1 et 2 ; a. 3, resp.

5Ibid., q. 10, a. 3, resp.

6Ibid., aa. 5, 6 ; In Lib. De Caus., nn° 48-50 ; cf. DECLOUX S., op. cit., p. 68. 7Summa theologica, I, q. 3.

8

la subordination de la raison à la foi1. Par conséquent, Dieu n’est pas seulement éternel, il est son éternité, puisque nulle composition ne l’affecte : « Non seulement il est éternel, mais il est son éternité, alors que nulle autre chose n'est sa propre durée, n'étant pas son être. Dieu, au contraire, est son être parfaitement simple, et c'est pourquoi, de même qu'il est sa propre essence, il est aussi son éternité »2.