• Aucun résultat trouvé

L’instant, ouverture vers l’éternité

Temps et éternité dans la pensée de saint Thomas

4. L’instant, ouverture vers l’éternité

Lorsque que nous parlions de l’acte créateur, nous avons employé à plusieurs reprise des expressions telles que « l’instant présent » ou « à tout instant ». C’est que cet acte se présente comme un instant, c’est-à-dire comme quelque chose d’indivisible et d’insaisissable, comme une « partie » du temps, elle-même irréductible à une durée quelconque, en dehors donc de toute représentation temporelle : « Dans le temps, on distingue l'indivisible, c'est-à-dire l'instant, et ce qui dure, c'est-à-dire le temps »1. La contradiction qui, dans cette phrase, saute aux yeux (« dans le temps, on distingue… l’instant et… le temps »), est riche d’enseignement. C’est que l’acte créateur n’est pas, en effet, une partie du temps, mais plutôt une source de l’existence de l’étant laquelle, en tant que créée, est temporelle. C’est pourquoi, selon saint Thomas, seul le présent existe réellement2, le passé et l’avenir n’existant que « dans l’âme »3. Cela ne disqualifie pourtant nullement la réalité du temps. Ce qui n’existe que dans l’âme, le passé et l’avenir, existe aussi réellement, mais d’une manière différente : le passé et l’avenir existent comme un résultat de la participation de la créature intellectuelle à l’acte créateur. L’intellectus appréhende le réel en participant à l’instant, mais, étant créature lui-même, il appréhende le réel en ajoutant le passé et l’avenir4: nous avons vu pourquoi et comment. Cette dualité dans la même appréhension du réel est la raison pour laquelle le nunc stans a comme ombre le nunc fluens : l’homme cherche à atteindre l’unité sans faille, mais une tension, un étirement, une dispersion accompagnent cet effort comme son moyen même.

Selon Aristote, l’instant, νυν, se définit comme étant à la fois le terme du passé et le début du futur5. Il est essentiellement « un milieu » et, sans cette référence au passé et au futur, sa notion se viderait de sens. Aristote en tire argument pour prouver

1Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 4. Cf. ibid., q. 10, a. 1, ad. 5 ; Summa contra Gentiles, I, c. 66, § 7. 2Sur ce point, Saint Thomas reprend Aristote : In Phys., n° 588 ; cf. Somme théologique, I, q. 66, a. 4,

ad. 5.

3« L'instant du temps demeure le même réellement dans tout le cours du temps, mais il change

notionnellement. Car, l'instant du temps est au mobile ce que le temps est au mouvement. Or le mobile demeure réellement le même dans tout le cours du temps, mais il change notionnellement, étant ici, puis là, et c'est cette succession qui est le mouvement. De la même manière, le flux de l'instant, selon qu'il change notionnellement, c'est le temps », Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 2.

4Sentences, IV, d. 17, q. 1, a. 5, sol. 3, ad. 1 ; d. 49, q. 3, a. 1, sol. 3.

5Physique, 220 a ; 222 a 19. Voir les analyses de Heidegger à ce sujet, dans Concepts fondamentaux de

l’éternité du temps : impossible, en effet, d’imaginer « un instant privilégié qui serait une fin sans être également un commencement, ou un commencement sans être également une fin »1. Cette infinité horizontale est réfutée par saint Thomas suite à l’affirmation de la dimension verticale de l’instant, du commencement du temps, de la création continue2. En effet, la nécessité de lier l’instant au passé et au futur provient de l’ordre de notre manière de penser et de notre imagination, alors que l’ordre de

l’esse exige justement une discontinuité, une intervention d’une nouveauté radicale « à

chaque instant ». L’influx de l’être est « à chaque instant » nouveau, toujours « présent » (nunc stans), sans passé et sans avenir sinon dans l’âme (nunc fluens). Si, pour Aristote, l’instant n’est jamais identique à lui-même n’étant que le « milieu » entre ce qui se termine et ce qui commence, pour saint Thomas l’instant n’est pas identique à lui-même à cause du voisinage avec le néant que toute créature en tant que telle doit subir : « à chaque instant » la créature est tirée du néant et, à ce niveau profond, elle est « à chaque instant » radicalement nouvelle, inlassablement autre3. L’instant condense en lui la liberté divine créatrice qui est à la fois la source de la stabilité essentielle de l’étant, de la continuité du temps, et l’injection de la nouveauté radicale de l’être, de la discontinuité du temps. Comprendre le temps, c’est, selon saint Thomas, saisir cette conjonction de la continuité et de la discontinuité. Autrement dit, il s’agit de saisir dans le temps ce qui transcende le temps4.

Si nous pouvions « saisir » l’instant avec notre ratio, la recherche sur le temps arriverait à son terme. C’est que le temps lui-même s’arrêterait et l’homme se retrouverait dans la condition inouïe de l’éternité5. Il suffit, selon saint Thomas, d’enlever, dans le temps, le passé et l’avenir, de saisir le nunc stans au lieu de s’étendre avec le nunc fluens, pour pouvoir entrer dans l’éternel6. Ce sur quoi saint Thomas n’a pas suffisamment insisté d’une manière explicite, mais qui ressort de l’ensemble de ses écrits et notamment de sa métaphysique de l’être, c’est la chose

1GUITTON, Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, op. cit., p. 51. 2

In Phys., n° 617 ; Summa theologica, I, q. 46, a. 1, ad. 7 ; Summa contra Gentiles, II, c. 36, § 5.

3« La création est instantanée. Aussi est-ce dans le temps même de sa création qu’une chose est crée,

tout comme c’est dans le temps même de son illumination qu’une chose est éclairée », Summa contra

Gentiles, II, c. 19, § 6 ; cf. § 7.

4

Ibid., I, c. 66, § 7.

5A la fin de notre étude, nous reviendrons néanmoins sur le sens fondamental de la finitude de l’homme,

laquelle se maintiendra même dans les conditions de la béatitude, alors que la vision de Dieu sera effectivement en acte.

6

suivante : enlever le passé et le futur pour saisir le nunc stans n’est pas une opération technique que quiconque pourrait accomplir en se représentant une sorte de stabilité au-delà de tout changement. Il s’agit plutôt d’un dépassement de toutes les lois de représentativité qui gèrent notre manière de penser, laquelle implique nécessairement le passé et l’avenir1. Il s‘agit donc d’une entreprise impossible dans la condition actuelle de la créature, temporelle par définition.

Toutefois quelque chose dans l’homme (intellectus) saisit cet instant, l’instance de l’éternité2(nunc stans), alors que l’homme tout entier est submergé dans un flux3 lequel, issu « à chaque fois » de l’instant comme de sa source, s’en éloigne inlassablement (nunc fluens). Le « saisir de l’instant » et le « s’en éloigner », ces deux gestes constituent justement le temps dont seul l’homme est capable. Autrement dit, le temps est la gravitation de l’homme, créature intellectuelle, autour de l’instant qui est ouvert, par définition, vers l’éternel.

1Cf. Summa contra Gentiles, II, c. 96, § 10. 2Cf. In Jo, n° 1069.

3

II. L’éternité