• Aucun résultat trouvé

L’éternité et le temps comme relation de l’être et de l’étant

Temps et éternité dans la pensée de saint Thomas

III. Les rapports entre l’éternité et le temps

1. L’éternité et le temps comme relation de l’être et de l’étant

« L’éternité inclut tous les temps » : avec cette expression saint Thomas résume fréquemment le rapport entre l’éternité et le temps1. Il n’est pas possible, suivant la conception thomasienne de l’éternité, d’imaginer ce rapport d’ « inclusion » des temps dans l’éternité selon le model spatial ou temporel, à l’instar d’un récipient qui contient de l’eau ou du jour qui contient les heures. L’éternité est, en effet, « tout à la fois »2, une, simple, indivisible, tandis que le temps, par définition, s’étend. Si l’éternité inclut tous les temps, c’est à la façon de l’un parfait qui contient toutes les perfections, dispersées dans le multiple3. Autrement dit, le rapport entre l’éternité et le temps n’est intelligible qu’à partir du rapport de fondation, de l’actus essendi qui fait surgir toute essentia, ou encore de cet Immobile vivant qui « touche les créatures en les faisant se mouvoir »4, c’est-à-dire en les faisant être. Dans cet horizon, le temps n’a pas d’être en soi-même, il exige un principe ; comme le principe de tout multiple est l’un, le principe du temps est l’éternité. Ainsi nous devons creuser le problème du rapport temps / éternité dans les sillages de la vaste problématique du rapport entre l’ipsum purus esse et l’ens et chercher l’unité éternelle au sein du multiple temporel. Signalons dès maintenant que le problème de l’unité du temps sera essentiel aussi dans la réflexion de Heidegger, même si, émancipée de tout lien à « l’éternité », la recherche heideggérienne de cette unité diffère de la réflexion de l’Aquinate.

a) L’éternité comme ipsum esse

Avec nos analyses de la notion thomasienne d’éternité, nous avons déjà vu apparaître clairement son caractère ontologique. Nous devons pousser la réflexion sur ce caractère en montrant la différence absolue, mais aussi le rapport, avec l’étant temporel. Cette différence ontologique entre l’éternité et le temps est explicitée par

1

Summa theologica, I, q. 10, a. 2, ad. 4 ; cf. ibid., q. 13, a. 1, ad. 3.

2Ibid., q. 10, a. 1, resp.

3« … l'éternité, étant elle-même sans succession, englobe la totalité du temps … », ibid., q. 14, a. 9,

resp.

4

saint Thomas lorsque celui-ci traite l’éternité comme ipsum esse. Il écrit, en effet, que si « le temps et l'éternité ne sont pas une même chose », c’est parce que « l'éternité est la mesure propre de l'être même » (aeternitas est propria mensura ipsius esse)1, ce qui revient à dire, vu le postulat de la totale unité de l’éternité, que l’éternité est elle-même

ipsum esse2. La différence ontologique avec l’étant temporel ressort clairement : tout étant en mouvement ne peut pas être son être, mais, comme tel, il ne peut que le recevoir (ens en tant que habens esse)3.

Nous tirerons deux conséquences majeures de cette considération de l’éternité comme ipsum esse. Premièrement, le concept d’éternité est intégré par saint Thomas dans l’ordre proprement philosophique : le postulat de l’ipsum esse, même lorsque celui-ci est compris comme la source de tout ens (création), revendique un statut philosophique4. Cette revendication demeure même si la création du monde est simultanément imposée comme une vérité révélée et proprement théologique5. Le croisement de la philosophie et de la théologie, et, dans le cadre de ce croisement, la revendication thomasienne de l’autonomie du traitement philosophique du problème de la création, donc de l’ipsum esse comme source de l’ens, et de l’éternité comme source de temps, doivent être gardés présents à l’esprit tout au long de notre travail. Précisons qu’une sorte d’identification, selon la logique de la convenance, de Dieu et de l’ipsum esse est considérée par saint Thomas aussi comme un problème philosophique, malgré la référence au livre de l’Exode (3, 14)6. Et c’est comme un problème philosophique que l’Aquinate envisage l’ajustement de la notion de l’être même en tant que l’ipsum esse subsistens reconnu à son tour comme l’esse divinum7. L’identification de ce dernier sens de l’être avec l’éternité a donc, aux yeux de saint Thomas, une légitimité philosophique.

Deuxièmement, la différence ontologique de l’être même et de l’étant manifeste également leur rapport particulier. Nous devons donc expliciter ce rapport, car il détermine la manière dont doit être traitée la relation entre l’éternité et le temps.

1Ibid., q. 10, a. 4, resp., ad. 3. 2Ibid., q. 14, a. 9, ad. 2. 3

Ibid., q. 3, a. 4 ; q. 75, a. 5, ad. 4.

4Cette revendication est constante chez saint Thomas, dès De ente et essentia (1256). 5Summa theologica, I, q. 46, cf. surtout Somme contre les Gentils, II, cc. 6 - 38. 6Summa theologica, I, q. 13, a. 11.

7

b) La présence de l’ipsum esse subsistens dans l’ens

Lorsque saint Thomas dit que « l'éternité exclut tout commencement ou principe de durée, mais non pas tout principe d'origine »1, il pense aux processions au sein de la Sainte Trinité, comme nous l’avons vu précédemment. Cependant Dieu est « le principe d’origine » aussi de façon externe, « en sortant de lui-même », comme fondement de l’être des étants autres que lui. Cette « extériorité » de Dieu et des étants doit pourtant être précisée. On ne peut pas imaginer la fondation des étants comme une sortie de Dieu « hors » de lui-même, vers un endroit préalablement existant : la création dont il s’agit connote bel et bien le sens de ex nihilo. Mais du point de vue des étants créés eux-mêmes, l’« extériorité » du Créateur à leur égard ne peut pas être comprise à l’instar du potier qui délaisse son ouvrage une fois celui-ci achevé. La création est continue, le Créateur ne se retire jamais des créatures2. C’est pourquoi saint Thomas n’hésite pas à décrire la fondation des étants par Dieu comme une sorte de présence3 : « Deus est in omnibus rebus »4. Il s’agit d’une présence spéciale, puisque celui qui est présent ne fait pas partie de celui en qui il est présent, ni de son essence ni de ses accidents5. Dieu est en toutes choses « comme l'agent qui est présent à ce en quoi il agit », mais, précise saint Thomas aussitôt, l’agir dont on parle ici n’est pas réductible à l’agir essentiel où une forme fabrique une autre forme. C’est l’être même de l’étant, et non seulement son essence, qui est produit, ce qui rappelle non tant le rapport du feu qui produit un autre feu, mais plutôt celui du feu à son brûler lequel viendrait d’une action autre que celui du feu même6. Afin d’expliciter cette complexité ontologique de la constitution de l’étant par l’ipsum esse subsistens, C. Fabro a élaboré la distinction entre deux causalités, horizontale (de forme à forme, Aristote) et verticale (actualitas actuum et actus, Thomas), en montrant comment toute causalité horizontale comporte un élément vertical7.

1Summa theologica, I, q. 42, a. 2, ad. 2. 2Ibid., q. 104.

3

Ibid., q. 8.

4« Dieu est en toutes choses », ibid., a. 1, resp. 5Ibid.

6Ibid. 7

A vrai dire, il s’agit d’une présence unique en son genre où s’accordent à la fois la transcendance absolue et l’immanence inouïe. D’un côté, l’être de l’étant n’est qu’un effet de l’être même subsistant ; sachant que l’être de l’étant est la réalisation même de l’étant (de son essence simple ou composée de forme et de matière), l’ipsum

esse subsistens se présente alors comme la transcendance absolue vis-à-vis de l’étant1. De l’autre côté, cette réalisation (être) étant l’intimité la plus profonde de l’étant, la réalisation incessante de cette réalisation2ne peut avoir lieu que dans l’intimité ultime de l’étant, d’où l’affirmation de l’immanence extraordinaire de l’ipsum esse subsistens au sein de tout ens3. La notion de non-médiation absolue peut nous aider à représenter cette action divine au sein de l’étant. En effet, toute action exige une médiation, celle- ci étant au moins celle du « vide » (quantitatif ou gualitatif) que l’action remplirait. L’action divine créatrice à l’égard de l’étant est tellement directe que rien (au sens de

ex nihilo) n’est préexistant avant elle : « L'extrême puissance de Dieu, précisément,

fait qu'il agit sans intermédiaire en toutes choses, et ainsi rien n'est éloigné de lui comme si Dieu en était absent »4.

Nous voyons donc que l’extériorité et la présence, la transcendance et l’immanence de Dieu vis-à-vis des créatures ne peuvent pas être envisagées selon un modèle spatial, lequel sert d’ordinaire à imaginer toutes ces notions. Si saint Thomas affirme que Dieu est « dans » (in) les choses, ce n’est que « par analogie avec le monde corporel »5. Dieu n’est pas dans les étants comme l’eau dans un verre, puisque le lieu lui-même, en tant qu’étant, et donc modèle spatial comme tel, est fondé par Dieu. La présence de l’ipsum esse subsistens dans l’ens est telle, qu’elle n’est nullement concurrentielle à tout ce que l’ens contient6. C’est que l’ipsum esse

subsistens est cet « indivisible, qui échappe à tout l'ordre du continu » et qui donc « ne

1« Dieu est au-dessus de toutes choses, par l'excellence de sa nature », Summa theologica, I, q. 8, a. 1,

ad. 1. C’est ainsi qu’est évité le piège du panthéisme. Dieu n’est pas l’être même de l’étant, mais la source (actus) de cet être.

2« Actualitas actuum » ou « perfectio omnium perfectionum », dit saint Thomas dans De Potentia, q. 7,

a. 2, ad. 9. La notion de actus essendi exprime la même idée, cf. Summa theologica, I, q. 3, a. 4.

3

« L'être est en chaque chose ce qu'il y a de plus intime et qui pénètre au plus profond, puisque à l'égard de tout ce qui est en elle il est actualisateur, nous l'avons montré. Aussi faut-il que Dieu soit en toutes choses, à leur intime », ibid., q. 8, a. 1, resp.

4Ibid., ad. 3. Cette intimité de la présence divine dans les étants peut être éclairée aussi à partir du

rapport que Dieu a avec les choses non-existantes : « La relation de la volonté divine à la chose non existante s’établit avec elle selon qu’elle est dans sa nature propre », Summa contra Gentiles, I, c. 79, § 8.

5 Summa theologica, I, q. 8, a. 1, ad. 2. 6

s'applique pas au continu comme s'il en faisait partie, mais comme y appliquant son action »1, à savoir en donnant être à tout continu comme tel. Cet « indivisible » opposé au « continu » n’est pas traité par saint Thomas uniquement quant à l’espace. Nous avons rencontré déjà cette notion d’indivisible en parlant du temps. Vis-à-vis de ce continu qu’est le temps, l’indivisible qui lui octroie son être est l’éternité. L’ipsum

esse subsistens qui fonde l’étant est l’éternité qui fonde le temps, puisque tout étendu

comme tel est fondé dans l’indivisible ; ainsi le temps est fondé dans ce « tout à la fois » qu’est l’éternité2.

L’éternité est donc présente dans le temps à la façon de cette présence particulière de l’ipsum esse subsistens dans l’ens. Et comme l’intimité de l’étant est cet « endroit » unique dans lequel nous pouvons chercher ce qui y est en la transcendant absolument, ainsi l’intimité du temps est la seule piste, pour nous, d’accéder à l’éternité3. L’indivisible éternel est dans chaque moment du temps, non pas comme sa partie ou comme sa perfection essentielle, mais comme acte donateur d’où surgit continuellement son être. Eternité et temps sont donc à la fois simultanés (immanence)4 et radicalement hétérogènes (transcendance)5. De telle sorte, nous pouvons comprendre l’éternité dans le temps, mais en enlevant tout ce qui est temporel, tout comme nous pouvons accéder à l’ipsum esse subsistens dans l’ens (modus concretionis), mais en enlevant tout ce que nous connaissons de l’ens6. Nous

accédons (temps, immanence) donc à l’éternité, à l’ipsum esse subsistens, mais

uniquement comme à un mystère absolu (transcendance)7.

1Ibid., ad. 2.

2Notons bien que le mot « indivisible » est une forme négative. Ce mot ne dit donc rien positivement

sur ce qu’il désigne, il indique juste que ce de quoi il s’agit n’est pas « divisible », « continu ».

3

Nous revenons sans cesse vers cette déclaration programmatique de l’Aquinate : « Sicut in cognitionem simplicium oportet nos venire per composita, ita in cognitionem aeternitatis oportet nos venire per tempus », ibid., q. 10, a. 1, resp.

4Ibid., q. 16, a. 7, ad. 2. De Veritate, q. 2, a. 12, resp. : «La vision de la science de Dieu est mesurée par

l’éternité qui est toute entière en même temps et qui cependant inclut la totalité du temps et n’est absente à aucune partie du temps ».

5Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 1. 6Cf. De Potentia, q. 7, a. 2, ad. 7. 7

c) Le temps comme mode d’accès à l’ipsum esse subsistens

En continuant sa réflexion sur la présence de Dieu dans la création, l’Aquinate souligne que « Dieu est spécialement dans la créature raisonnable, lorsqu'elle le connaît »1. En effet, Dieu est présent dans les créatures non seulement comme cause de leur être, mais aussi, dans le cas des créatures intellectuelles, comme objet de leur connaître et de leur désir2. Même si saint Thomas rattache cette présence spéciale d’abord à l’action de la grâce, rien ne nous interdit de la considérer au sein de la vie intellectuelle comme telle, indépendamment de l’ordre théologique. Cette considération paraît même indispensable, puisque, comme nous le verrons lors de la discussion sur la distinction entre intellectus et ratio, l’intellectus humain, même quand il se réalise en tant que la ratio, participe d’une certaine manière à l’intellectus divin et cette participation est son essence même. Notons que cette présence spéciale de Dieu dans l’âme raisonnable n’est pas « externe » à la présence divine fondamentale dans l’étant créé comme tel. En effet, l’intellect consiste justement dans le pouvoir de saisir l’acte d’être de l’étant et à participer en quelque sorte à sa création, comme nous le verrons en détails. Cela veut dire que l’acte intellectuel surgit au sein même de l’acte d’être de l’étant, qu’il est une dimension de celui-ci, lors de sa création. « C'est par mode d'efficience que Dieu est la vie de l'âme »3. C’est pourquoi, l’acte intellectuel, corrélat de « la vie de l’âme », porte simultanément sur deux « premiers connus », qui se situent comme à l’extrémité l’un de l’autre, mais qui en même temps sont comme ancrés l’un dans l’autre4: l’étant mondain5et l’être6. Dans le processus de la connaissance, la référence à l’étant mondain ne cesse jamais7, ce qui répond à la perpétuité de l’action créatrice (conservatio) participée par l’intellectus. J.-B. Lotz résume ainsi la dialectique des « deux premiers connus » : « Les choses du monde donnent accès à l’être et sont ainsi, de ce point de vue, le premier – qui précède l’être. En revanche, l’être est le fondement de possibilité qui d’abord nous rend capable de

1Summa theologica, I, q. 8, a. 3, resp. 2Ibid.

3

Ibid., II-II, q. 23, a. 2, ad. 2.

4De Veritate, q. 1, a. 1, resp. 5Ibid., I, q. 76, a. 5.

6Ibid., I-II, q. 94, a. 2, resp. 7

saisir l’objet de l’intuition sensible en tant qu’étant, et qui confère à la perception sa forme spécifiquement humaine ; de ce point de vue l’être est premier »1.

Or, tout connaître humain est connoté par le temps. Nous avons vu précédemment, en effet, une sorte de communauté ontologique qui unit le mouvement, l’âme et le temps. Au sein de cette communauté nourrie par l’acte d’être, la constitution de l’étant physique (mouvement au sens le plus universel comme passage de la puissance à l’acte) n’est possible que par l’activité de l’âme raisonnable laquelle coïncide avec l’apparition du temps. Dès lors le temps doit être considéré comme l’horizon constitutif de l’étant comme tel. Or, l’étant comme tel étant objet de la création divine, c’est-à-dire œuvre de l’ipsum esse subsistens, le temps peut être traité sous l’angle de sa participation à l’action créatrice. Grâce à cette participation, « le temps se manifeste comme la médiation possibilisante qui introduit l’être dans la connaissance-de-la-chose, alors seulement constituée comme savoir. Le temps rend donc possible la communication de l’être à l’homme, et ainsi la connaissance de l’étant en tant que tel » 2 . Nous considérerons d’abord le temps comme accomplissement de l’étant, avant d’entamer une réflexion sur la participation du temps à l’action de l’ipsum esse subsistens, c’est-à-dire sur sa participation à l’éternité.

d) Le temps comme horizon de l’accomplissement de l’étant

Nous avons montré précédemment comment le temps, dans ses trois extases, est constitué par l’activité de l’âme mesurant le mouvement. En vérité, ni le mouvement, ni l’âme ne peuvent être vus comme des entités qui précèdent le temps, comme si celui-ci apparaîssait postérieurement à ceux-là. Le postulat de la communauté de l’acte d’être du mouvement, de l’âme et du temps, exige de les

1LOTZ J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, op. cit., pp. 36-37. Encore : « En ce que l’homme

ne rencontre jamais l’être qu’à partir de l’étant visible, il ne saisit d’abord celui-ci que sous l’aspect que l’être y revêt, à savoir de l’aspect d’ ‘ens’ ou comme con-cretum : comme con-crétion du participant et du participé. Cela ne l’exclut pas de l’ ‘ipsum esse’ ou de l’être lui-même, mais au contraire lui donne

relation à l’être. Relié par l’ ‘ens’ à l’ ‘esse’, l’homme est dans sa situation humaine grâce à laquelle il

n’est ni perdu dans l’ ‘ens’ sans avoir part à l’ ‘esse’, ni immédiatement auprès de l’ ‘esse’ sans ‘ens’ », ibid., p. 81.

2

considérer simultanément tous les trois. Nous devons maintenant donc montrer comment le temps, apparaissant à partir du mouvement et de l’âme, constitue à son tour l’âme et le mouvement, c’est-à-dire l’être essentiel de tout étant. C’est ainsi que la « mesure » du mouvement apparaîtra comme une dimension constitutive de ce même mouvement, c’est-à-dire de l’être de l’âme et de l’étant. A partir de là, se manifestera clairement le sens ultime de l’expression « l'être des choses corruptibles, étant changeant [c’est-à-dire étant soumis à la dynamique de l’être et du non-être], est mesuré par le temps »1.

Dans l’âme rationnelle, les trois extases du temps ne se réalisent jamais séparément. Lors des analyses de la constitution du temps, nous avons souligné cette unité foncière. Le présent est inclus dans le passé, tous les deux étant englobés par l’avenir. En effet, les données des sens (présent) sont constitués par l’impact qu’ils reçoivent de la part de l’imagination et de la rétention (passé), sachant que l’imagination et la mémoire se nourrissent elles-mêmes des donnés sensibles. Mais cette unité des sens et de l’imagination mémorative est à son tour déterminée par le pouvoir proprement rationnel2, c’est-à-dire le pouvoir qui projette (avenir). Ce pouvoir ne pourrait pourtant jamais avoir lieu sans le concours des données sensibles et retenues dans l’imaginaire, sans oublier la sphère émotive qui est influencée par l’imagination mémorative et qui influence à son tour la ratio. Or, si on jette un regard global sur ce processus cognitif, on voit ressortir la structure même de l’âme humaine, comme l’unité des sens, de l’imagination, des passions et de la ratio. C’est ainsi que les activités de l’âme qui constituent le temps ne peuvent se dérouler elles-mêmes que dans l’horizon du temps.

Or, l’âme n’est jamais seule : étant substantiellement unie au corps, elle ne peut réaliser aucune activité sans se rapporter à un étant externe. Seul un étant mondain, en effet, peut fournir aux sens, et donc à l’imagination, aux passions et à la ratio, la « matière » de leurs activités. Si l’on regarde le résultat de ces activités de l’âme pour l’étant mondain lui-même, on doit constater que c’est son essence même, au sens de la

quiddité, qui est constituée. L’aspect sensible de l’étant (présent) acquiert une forme

1Summa theologica, I, q. 10, a. 4, ad. 3 ; cf. Summa contra Gentiles, I, c. 15, § 3. 2

lors de la rétention dans l’imagination (passé)1et connote un sens quidditatif lors de la projection de la ratio (avenir). La ratio particularis élabore la substantia particularis2 (image-essence d’un étant particulier, tel homme, tel arbre, etc.), alors que la ratio

universalis représente l’essence générale contenue dans le concept3. La dimension de l’avenir de l’activité de la ratio ressort du fait que celle-ci sélectionne, parmi les données sensibles que lui présentent l’imagination mémorative, ceux qui sont aptes à