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Chapitre II : L'époque coloniale ou la dépossession des producteurs de

B. L'arsenal juridique comme instrument de la dépossession

3) La Loi Warnier

Le Général Allard, exposant les motifs du Sénatus-consulte affirmait :

"Le Gouvernement ne perdra pas de vue que la tendance de sa politique

doit, en général, être l'amoindrissement de l'influence des chefs arabes et la désagrégation de la tribu" (2).

Jusque là, la colonisation n'avait pas touché à l'organisation des tribus. Certaines avaient été dépouillées d'une partie de leurs terres, d'autres refoulées sur des terres ingrates ce qui, économiquement, les avait ébranlées. Cependant les fondements de la tribu n'étaient pas encore profondément entamées. Ce travail fut entrepris lors du Sénatus-consulte de 1863. Le démembrement des tribus en différents douars constituait la première et décisive étape vers la désagrégation sociale. A ce stade, le Droit coutumier était toujours respecté. Les principes de l'indivision et de l'inaliénabilité de la terre existaient toujours. Le Lois de 1873 et 1887 devaient en arriver à bout.

3) La loi Warnier

a) Les raisons de la remise en cause du Sénatus-consulte

Les milieux ultra sous-estimèrent les capacités destructrices du Sénatus-consulte et ne virent en lui qu'un instrument de renforcement du "communisme arabe", et un moyen de retarder indéfiniment la constitution de la propriété privée individuelle librement aliénable. Ils ne retinrent du Sénatus-consulte que la première opération qui reconnaissait aux tribus le droit de propriété des terres qu'elles occupaient.

La chute de l'Empire, en 1870, profita aux milieux ultra qui arrêtèrent l'application du Sénatus-consulte et adoptèrent une loi qui se présenta comme un anti Sénatus-consulte. Mais, entre l'arrêt du Sénatus-consulte en 1870 et l'adoption de la Loi Warnier en 1871, un évènement d'une importance majeure se produisit et

1 ) Cité par ADDI, L., in De l'Algérie pré-coloniale à l'Algérie coloniale, op. cit. p. 55.

dont les conséquences furent néfastes pour les populations rurales algériennes : l'insurrection de 1870 et le séquestre qui s'ensuivit.

b) L'insurrection d'El Mokrani et le séquestre

L'institution du séquestre remonte à 1845. Elle touche aussi bien les collectivités que les personnes.

Officiellement le séquestre de 1871, comme celui de 1845 d'ailleurs, était une réponse de l'administration coloniale à une révolte qui a touché les trois quarts de l'Algérie du Nord. Mais en fait, le but essentiel de cette mesure était, d'abord et surtout, de porter un coup fatal aux populations rurales pour s'assurer leur soumission, et cela par leur appauvrissement systématique. La seule manière d'y parvenir était la confiscation de leurs terres.

D'autre part, la récupération de ces terres répondait à une demande accrue de la colonisation, due à une situation particulière : A la suite de la guerre franco-allemande de 1870, les Alsaciens-Lorrains optant pour la France s'étaient vu promettre 100 000 hectares de terres en Algérie. La corrélation entre la répression des insurgés et la venue des Alsaciens-Lorrains est frappante : Le 21 Juin 1871, l'Assemblée votait l'attribution de 100 000 hectares aux Alsaciens-Lorrains ; le 15 Juillet (soit trois semaines après) le gouverneur général arrêtait le séquestre. Ce séquestre touchait aussi bien les individus que les tribus. En plus d'un impôt de guerre très lourd, soit 64 739 075 francs-or qui furent versés et qui représentaient 70 % du capital des tribus (1), ce séquestre permit également à l'Etat d'acquérir une réserve de terres importantes destinée à la colonisation. En effet, en terres, le séquestre collectif avait fourni 611 130 hectares et le séquestre nominatif : 54 461 hectares.

Déduction faite des terres données en compensation aux collectivités dépossédées au-delà de leur part contributive, il restait 446 406 hectares estimés à 18 696 000 francs-or (2).

Le nombre de tribus ou douars atteints par le séquestre fut de 313, dont 132 tribus se trouvant dans le département d'Alger, et 181 dans celui de Constantine (3) . Peyrimhoff remarquait à ce propos :

"Le gouvernement s'assurait ainsi, en même temps, des terres de première

qualité dans des régions qu'en toute autre circonstance, la colonisation aurait

1 ) SARI, D., La dépossession des fellahs, SNED, Alger, 1978, p. 39.

2 ) PEYRIMHOFF, op. cit., p. 47.

eu des difficultés à pénétrer et les moyens financiers de s'en procurer ailleurs"

(1) .

C'est ainsi que l'impôt de guerre servit essentiellement à l'achat de terres dans des régions non touchées par l'insurrection, en particulier l'Oranie.

C'est dans ce contexte de dépouillement des communautés rurales que la Loi Warnier fut promulguée.

c) La loi de 1873

La Loi de 1873 répond plus directement aux intérêts des colons et également à ceux de l'Etat qui avait tendance à substituer l'initiative privée, à la colonisation officielle. En effet, elle fondait le principe de la propriété privée individuelle :

"L'établissement de la propriété immobilière en Algérie, sa conservation et la

transmission des immeubles et droits immobiliers quels que soient les propriétaires, sont régis par la Loi française. En conséquence sont abolis tous droits, servitudes ou causes de résolutions quelconques, fondés sur le Droit musulman ou kabyle, qui seraient contraires à la Loi française" (2) .

Ainsi cette loi soumettait la propriété musulmane à l'emprise du Droit français et, plus exactement, au Droit colonial. C'est là un point fondamental. Les différentes lois et ordonnances promulguées jusque là, telles que celles d'Octobre 1844 et Juin 1851, étaient loin de mettre fin à l'instabilité du régime de la propriété foncière. En effet elles stipulaient qu'en matière immobilière, les litiges mettant en cause l'Etat français ou un Européen, seraient soumis à la loi française, tandis que la loi applicable aux autres conflits serait déterminée par la personnalité des parties.

Par conséquent ces textes soumettaient les biens meubles et immeubles de l'Algérie à un statut mixte. Cette situation était peu compatible avec le développement de la colonisation. Il était nécessaire de fixer le statut immobilier de l'Algérie. Tel fut l'objet, en grande partie, des Lois de 1873 et de 1887.

A partir de là, tout ce qui concernait la propriété était régi par le Code Civil français. Ce fut une atteinte directe à l’indivision et au droit de Chefâa, bastion le plus solide du Droit musulman. En effet, la Loi de 1873 présente le droit de Chefâa comme l'équivalent, en Droit musulman, du retrait successoral, mécanisme bien connu du Droit français, régi par l'article 815 du Code Civil.

Cet article stipulait :

"Nul n'est tenu de rester dans l'indivision"

1) Ibidem, p. 44

Il suffisait d'avoir une part infime dans une propriété, pour pouvoir demander la licitation (*) . Le droit de Chefâa étant abrogé, rien ne pouvait éliminer cette éventualité.

Les objectifs de cette "francisation" (1) de la propriété musulmane sont affirmés dès le départ :

"...cette loi autorisera la vente, interdite ou tout au moins impraticable jusqu'à ce

jour, des propriétés arabes ; elle va mettre dans la circulation, de très vastes étendues, elle facilitera le moyen d'acquérir avec sécurité et à des conditions avantageuses... les transactions ouvriront à l'initiative privée une si vaste carrière que quiconque a les moyens d'acquérir n'aura plus de raison pour demander des concessions de terres ou la mise en vente par l'Etat des étendues dont il disposera" (2) .

Le but de cette loi est donc de faire de la terre une marchandise qui puisse circuler à volonté, conformément aux revendications des colons. Pour que cette terre puisse circuler sans entrave, la loi prescrivait des "enquêtes générales" ()3 qui feront la "constatation de la propriété privée" partout où elle existe déjà, mais également la "constitution de la propriété individuelle" sur les terres dites "collectives". Le collectif, ici, vise aussi bien les terres Arch que les terres Melk indivises. Toutes les formes de propriétés ne devaient pas résister à cette loi, que le président de la section colon des Délégations Financières devait appeler sans fard : « la loi des colons ».

Cette constitution de la propriété se fera par l'attribution, aux ayant- droit, d'un ou plusieurs lots, et aussi par la délivrance d'un titre de propriété. Néanmoins l'Etat ne renonce pas, non plus, à s'accaparer des terres puisqu'ils est expressément recommandé de n'attribuer que les surfaces dont chaque ayant droit a la jouissance effective. Le surplus devait revenir, soit au douar, soit à l'Etat. C'est en définitive, le cantonnement et autres ordonnances, mais vus sous un autre angle.

D'une façon générale, cette loi a été une arme terrible entre les mains des colons, par l'utilisation abusive des licitations qui seront encore plus facilitées par la Loi de 1887.

(*) Licitation : Vente aux enchères d'un bien indivis.

1 ) "La francisation" est l'opération juridique qui a pour principal effet de soumettre définitivement au Droit français un immeuble, quel que soit le statut personnel des titulaires de droit sur cet immeuble.

2 ) Circulaire de Borély la Sapie du 17 Juillet 1872. Citée par NOUSCHI, A., op. cit. p. 434.

3 ) Enquêtes d'ensembles : procédures d'enquêtes en vue de déterminer les propriétaires des terres d'un douar entier ou d'une partie de douar.

Cependant cette loi rencontra, sur le terrain, d'énormes difficultés, surtout lorsqu'elle visait des terres dont le statut n'avait pas été défini par le Sénatus-consulte.

Elle fut donc revisitée et renforcée par la loi du 22 Avril 1887, dont le but proclamé était : « de favoriser la cessation de l’indivision familiale et de faciliter les

mutations immobilières entre indigènes et européens ».