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La Loi de 1887, ou petit Sénatus-consulte

Chapitre II : L'époque coloniale ou la dépossession des producteurs de

B. L'arsenal juridique comme instrument de la dépossession

4) La Loi de 1887, ou petit Sénatus-consulte

Cette loi ne fut pas modificatrice mais rectificatrice car, dans l'esprit du législateur, il s'agissait de renforcer et d'étendre les droits conférés aux Européens par la Loi Warnier.

Consciente des erreurs qui étaient apparues lors de l'application de la Loi de 1873, celle de 1887 décide la reprise des opérations du Sénatus-consulte de 1863... C'est la raison pour laquelle elle est dénommée "petit" Sénatus-consulte, bien qu'elle ait porté sur des superficies beaucoup plus importantes que lors de la première opération.

Cette reprise signifie la poursuite du démantèlement des tribus en douars non encore touchées en 1870, ainsi que la délimitation et la reconnaissance de la propriété, le classement de ces divers groupes de biens en "communaux", "domaniaux", "Melk" et "Arch", préalablement à la constitution de la propriété individuelle.

On peut alors se poser la question : Pourquoi ce retour en arrière ?

Pour des raisons pratiques, essentiellement. Sur le terrain, il s'est avéré extrêmement difficile de constituer la propriété au sein des tribus où le statut des terres n'avait pas été défini, c'est à dire là où les opérations du Sénatus-consulte n'avaient pas eu lieu. Il fallait, d'abord, classer les immeubles en propriété privée, collective, communale ou domaniale.

C'était également un excellent moyen pour l'Etat d'agrandir son domaine. Ce qui fut fait puisque, en territoire "collectif", on préleva ce qui fut jugé excéder "les besoins

Selon R. Ageron (1), le "petit Sénatus-consulte" enleva aux fellahs plus de terres que la colonisation elle-même. Si nous tentons de faire un bilan de l'application du Sénatus-consulte, il apparaît, selon Calvelli (2), que, de 1900 à 1934, 180 douars ont été constitués dans 113 tribus. La superficie des terres touchées étaient de 8 722 587 hectares.

Au total, de 1887 à 1934 : 12 468 320 hectares ont été "sénatus-consultées". Si nous ajoutons les résultats des premières opérations de 1863, nous avons 19 352 131 hectares de terres touchées sur les 20 963 581 hectares des territoires du Nord.

Dans le département de Constantine, ces opérations se sont achevées en 1911. Il restait encore 1 460 128 hectares dans 19 tribus du département d'Alger et d'Oran à sénatus-consulter en Décembre 1934.

Le deuxième point important de cette loi est la mise sur pied des enquêtes partielles. Les enquêtes générales furent estimées trop lentes et trop limitées. En conséquence les Européens pouvaient acquérir, sous forme de promesses de vente, des immeubles en terres Arch, à charge pour l'une des parties d'obtenir le titre de propriété. Les terres collectives étaient désormais ouvertes à la colonisation et donc à toutes les convoitises.

« Le moment est venu, disait le député Boucher, de permettre à l’Européen de pénétrer partout ». Et effectivement cette loi lui permettait d’acquérir partout. Pour les Européens, les portes étaient grandes ouvertes à la circulation des terres, renforcée en cela par la soumission entière de la propriété algérienne à la loi française.

Alors qu'en 1873, le droit de Chefâa était réduit à un simple retrait successoral, en 1887 il est aboli :

"Il ne pourra être procédé que dans les conditions et les formes de la loi

française, aux cessions, licitations et partages de droits successifs portant sur des immeubles" (3).

Il s'ensuit un fait nouveau, mais de taille : tout copropriétaire, tuteur, curateur, créancier, pouvait demander la licitation (article 11).

1 ) AGERON, R., op. cit. p. 740 et suivantes.

2 ) CALVELLI, M., Etat de la propriété rurale en Algérie, Ed. Heintz, Alger, 1835, p. 44

La Loi de 1887 fut donc à l'origine d'une véritable "braderie" de la propriété algérienne au profit des Européens pour qui tous les moyens étaient bons pour l'acquisition des terres. L'essentiel était que les terres se dégèlent et qu'elles puissent "circuler" dans le sens partial et discriminatoire que sous-entendent les textes. Si, sur le plan économique, les termes "circuler" et "circulation" sont des catégories abstraites, donc neutres, sociologiquement elles sont pleines de sens. Cette circulation se voulait à sens unique et était un véritable accaparement de la terre. Dans l'esprit de la colonisation, il fallait à tout prix activer le marcher foncier qui ne pouvait se faire qu'en transformant la terre en une marchandise "librement" aliénable au profit de la population européenne. Ceci ne manqua pas d'être à l'origine d'une formidable dépossession qui va se traduire sur le terrain par la ruine accélérée des petits propriétaires algériens, et par la constitution d'un "sous-prolétariat" qui pourrait être une source de troubles possibles. Ainsi pensait l'autorité coloniale, à la fin du XIX° siècle, en termes de sécurité.

Les lois de 1873-1887 ont permis d’abord à l’Etat de se saisir d’immeubles domaniaux au titre de biens du beylik ou de biens vacants.

De 1873 à 1892, période durant laquelle cette législation fut appliquée, 309 891 ha sur 2 239 095 ha soumis aux procédures d’enquêtes furent réunis aux Domaines, soit environ 14%, pourcentage obtenu lors des opérations du Sénatus-Consulte de 1863. La loi reconstitua et même étendit les réserves domaniales là où les concessions accordées pour la colonisation étaient épuisées. Mais la loi permit surtout aux spéculateurs de liciter les propriétés musulmanes indivises et d’acquérir à bon compte des propriétés individuelles.

Le phénomène se généralisa : ventes judiciaires, licitations et saisies de propriétés musulmanes se multiplièrent.

Pendant les années 1885-1889, il y eu 1087 ventes judiciaires, 343 licitations, 666 saisies. Le gouverneur Tirman, qui avait laissé faire, dut reconnaître en 1891 devant le Sénat, que cette législation avait surtout servi à dépouiller les propriétaires Algériens de leurs biens.

C'est la raison pour laquelle la question de la propriété fut remise à l'ordre du jour, en 1890, par la brusque décision d'interrompre l'application de la Loi de 1873/ 1887.