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Chapitre IX – L’Alliance comme un réseau

XIX.2 Des liens qui ne se font pas

Au sein du réseau sur lequel s’appuie l’Alliance Éducative, que je viens de décrire, il est possible d’observer que certains acteurs sont particulièrement centraux et présents dans plusieurs des cercles sociaux imbriqués au sein du dispositif. Il s’agit par exemple d’Olivier et Yves-Marie, présents dans cinq des six cercles distingués, ou bien Arnaud et Cédric, présents dans quatre d’entre eux. En revanche, d’autres professionnels n’entretiennent pas de relations

53 Extrait d’un compte-rendu de réunion du Comité d’Éducation à la Santé et à la Citoyenneté du

lycée, rédigé le 19 octobre 2015.

54 Virginie déclarait avoir tenté de mettre en place un module avec Arnaud dans le « pré-projet »

d’Alliance Éducative, mais expliquait que celui-ci n’avait finalement pas réussi à voir le jour. Je ne la considère donc pas comme membre de ce cercle.

100 aussi variées avec les autres membres du dispositif de l’Alliance, ce qui fait que le lien avec certains professionnels est très ténu et créé parfois même des « trous » au sein du réseau55.

Jérémy, bien que plus investi dans l’Alliance que d’autres enseignants-tuteurs puisqu’il a décidé de s’engager dans la création du module « Communication », semble être un peu « hors-cercle ». Arrivé l’année précédente au sein du lycée, celui-ci n’a pas encore pris toutes ses marques dans l’établissement et dit à plusieurs reprises regretter la bonne entente qui régnait dans son établissement précédent : « Et c’était… c’était simple, en fait, c’était simple parce qu’en fait, y avait pas… des collègues, parfois, c’était des amis aussi, et du coup on travaillait beaucoup, beaucoup, beaucoup en communication, on savait ce qui se passait dans chaque cours, chaque… enfin voilà, le moindre truc qui se passait en cours, on y arrivait. ». Reconnaissant qu’il n’a pas encore nécessairement eu suffisamment de temps pour construire des liens de sociabilité avec les membres de la communauté éducative de Sophie- Germain, il explique néanmoins que certaines caractéristiques du lycée ne facilitent pas l’intégration et la communication entre les professionnels.

Premièrement, il note qu’une partie de l’équipe éducative de l’établissement est en poste depuis longtemps dans l’établissement et maintient une posture un peu « vieille- école » : « Tu vois, t’as des personnes, aussi, un peu plus anciennes qui sont plus ancrées, parfois, c’est peut-être plus compliqué aussi d’avoir… d’avoir bah de la communication entre les… entre les personnes. Y en a, tu sais, y a aussi la… entre guillemets la « Vieille École », où certains bah [inspire pour montrer qu’il y a difficulté] voilà, c’est mon cours et je mets des murs un peu avec ma salle de cours et j’essaye pas de… d’extérioriser ce qui se passe dans mon cours parce que… parce que si je dis que j’ai un problème quelque part dans mon cours, eh bah ça veut peut-être dire que je suis mauvais ou… Tu vois ce que… enfin… et ça, parfois, y en a qui arrivent pas à… à faire cette séparation. ». Jérémy précise plus tard qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un écart de génération, mais plus souvent d’une différence entre des professionnels n’ayant pas connu d’autres établissements que celui dans lequel ils sont en poste et d’autres qui choisissent de s’inscrire dans le « mouvement » de l’institution scolaire. Les personnes ayant été amenées à travailler dans des établissements différents auraient plus tendance à accepter de travailler en équipe car elles seraient moins soumises au poids des habitudes. En revanche, les enseignants bien « ancrés » dans un établissement s’en tiendraient à faire « leurs petits trucs » et n’auraient « pas envie de faire plus ».

55 La référence au concept de « trous structuraux », développé par Ronald Burt, est ici inévitable,

101 On retrouve ici l’image d’une école encore très cloisonnée, au sein de laquelle l’enseignant ne communique pas autour de ce qui se passe au sein de sa classe. Cette vision est partagée par d’autres enquêtés, tels que Monsieur Clément, qui explique que « ils [les enseignants] sont surtout très cloisonnés, y a très peu de concertation pédagogique en France ». Selon Maroy, ce manque de concertation entre les enseignants est directement lié au découplage opéré par les acteurs de l’institution scolaire entre les activités réelles et les règles institutionnelles. Ce phénomène induirait l’émergence d’une « logique de confiance » au sein de l’école qui amènerait les enseignants à développer « des stratégies d’évitement de conflit (avoidance) », « des stratégies de voilement des activités (discretion) », ou « des stratégies de minimisation des incidents et problèmes (overlooking) » (Maroy, 2007, p.18).

Par ailleurs, Jérémy souligne que la taille du lycée fait qu’il est presque impossible de connaître tout le monde : « Ici, c’est un gros lycée, je connais pas les… je connais… si je connais la moitié des collègues, c’est bon quoi. ». Il regrette notamment une division des espaces au sein du bâtiment du lycée Sophie-Germain, qui rend « techniquement impossible » le fait d’aller passer du temps avec des collègues autres que les enseignants de carrosserie. En effet, la salle générale des professeurs, où la majorité des professeurs de Sophie-Germain se retrouvent lors des pauses, est située dans un bâtiment très éloigné de celui de l’atelier de carrosserie, au sein duquel les enseignants de cette discipline disposent d’un petit espace aménagé pour se reposer entre les cours.

Si au cours de l’entretien, Jérémy a déclaré pouvoir bien échanger avec les « enseignants d’EPS », il semble néanmoins qu’il ait été confronté à des problèmes de communication similaires, au sein de l’Alliance Éducative, à ceux auxquels il était confronté de manière générale dans le lycée. En effet, lors de la réunion de cadrage du 16 décembre 2016, celui-ci a manifesté son désarroi face à la situation dans laquelle il se trouvait, expliquant s’être demandé pendant longtemps si on lui avait assigné un jeune en tutorat ou non, car il ne disposait d’aucune information.

Il n’est pas le seul à se sentir à l’écart du dispositif. Axelle souligne qu’elle est bien investie dans l’Alliance, à l’image des autres CPE, mais « de très loin, quand-même »56. Virginie se montre bien plus virulente et tient des propos assez négatifs vis-à-vis de l’Alliance, estimant « qu’il y a pas du tout de relais avec les infirmières ». Elle explique même qu’elle n’a pas l’impression de faire partie du dispositif, tant elle manque

56 Pourtant, Axelle fait partie de 3 cercles sociaux sur les 6 distingués dans l’Alliance Éducative, et le

reste de son discours au cours de l’entretien laisse transparaître une implication relativement importante dans le dispositif.

102 d’informations à ce sujet : « Ah bah rien, rien du tout, quoi. Pour moi, j’en fais pas partie, quoi. Parce qu’on n’a pas de retour. Donc nous, on s’occupe de nos élèves en phobie scolaire, mais là, l’Alliance Éducative, moi je m’en occupe pas. Bah non. Donc c’est les profs… ». Sa seule implication effective au sein du dispositif concerne le module « Estime de soi » qu’elle a contribué à mettre en place avec les membres du cercle « compétences psychosociales », qui rassemble par ailleurs exclusivement certains membres de la cellule de veille, le seul autre cercle auquel elle est rattachée de facto. Si le lien est donc bien présent avec ces membres du dispositif, la disparité de ses connexions avec les autres acteurs du réseau de l’Alliance, et en particulier avec les enseignants, semble effectivement mettre Virginie dans une position distante au sein du dispositif.

Enfin, Aurélia, intégrée depuis cette année à l’équipe de la MLDS, présente un cas un peu particulier, du fait de son statut de service civique qui lui impose a priori de ne rester qu’une année au sein de l’établissement. Elle ne peut donc être rattachée à certains cercles sociaux qu’à titre « temporaire », et de manière peut-être un peu plus distendue que d’autres acteurs. Néanmoins, sa mission dans l’Alliance Éducative est celui d’assurer la communication entre tous les membres du dispositif, ce qui suppose qu’elle entretienne des liens avec chacun d’entre eux. Je reviendrai sur son cas plus avant dans ce travail.

Certains enquêtés, moins liés aux autres membres du dispositif par des liens de sociabilité, et surtout plus éloignés des acteurs centraux du réseau, se sentent donc mis à l’écart de l’Alliance Éducative. Ces cas spécifiques révèlent un manque de communication au sein du réseau, qui induit de fait un manque de coordination globale.