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Chapitre VI – Des réponses « individualisées » selon les profils de chaque jeune

IX.1 Un décrochage multifactoriel

Un consensus s’est dégagé des entretiens autour du fait que le décrochage scolaire peut être lié à une grande variété de facteurs. Arnaud et Monsieur Clément décrivent même directement le décrochage comme un processus « multifactoriel »37. Pour Virginie, « y aurait plusieurs facteurs qui pourraient être derrière tout ça, quoi ». Axelle m’explique que « souvent c’est une jonction de plusieurs facteurs, d’ailleurs, enfin ça peut être un, deux, trois, en fait ». Odile souligne par ailleurs que la diversité possible des origines du décrochage scolaire rend le phénomène encore plus difficile à aborder : « Mais c’est vrai que y a pas qu’une raison, donc c’est ce qui rend aussi des fois… je veux dire, l’approche du décrochage difficile ». Somme toute, ce que chacun des interviewés a mis en avant, c’est donc qu’il n’existe pas un décrochage mais des décrochages pouvant être liés à un ensemble d’éléments dans la trajectoire d’un jeune.

Ce constat est partagé par la recherche, qui a souvent abordé le décrochage scolaire sous l’angle des facteurs de risque. Dans cette perspective, deux grands ensembles de facteurs peuvent être distingués : des facteurs sociaux et des facteurs scolaires (Bernard, 2011). Dans un ouvrage collectif de 2012 consacré aux alliances éducatives, Jean-Luc Gilles, Pierre Potvin et Chantal Tièche Christinat détaillent plus précisément les différents déterminants du décrochage en quatre catégories : des « déterminants organisationnels et structurels liés à la sphère scolaire », des « déterminants liés aux interactions entre enseignants et élèves », des « déterminants familiaux et sociaux » et des « déterminants internes aux jeunes qui décrochent » (Gilles et al., 2012, pp.8-10). Cependant, cette approche par les facteurs de

37 L’utilisation de ce terme précis n’est probablement pas anodine, puisqu’il est largement présent

dans les textes institutionnels et dans la littérature scientifique consacrée au décrochage scolaire. Or, Arnaud, en tant que coordonnateur MLDS, et Monsieur Clément, en tant que proviseur adjoint et animateur du réseau FoQualE de Nantes, sont tous deux des représentants directs de l’institution, mais également des spécialistes du décrochage. À diverses reprises, leur discours a ainsi pu laisser transparaître un côté très académique, très conforme aux textes officiels, mais surtout une grande connaissance et une grande maîtrise de la thématique du décrochage scolaire et des ouvrages scientifiques y étant dédiés.

68 risque présente le danger d’essentialiser le phénomène et de laisser de côté les dimensions subjectives du décrochage scolaire tel qu’il est vécu par les jeunes. Pour pallier cette difficulté, Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut préconisent d’aborder la question sous l’angle des motifs du décrochage scolaire, et de donner la parole aux jeunes pour mieux comprendre la manière dont eux-mêmes expliquaient leur décrochage (Bernard & Michaut, 2015). Ne disposant pas de matériau me permettant d’appréhender directement le ressenti des jeunes pris en charge au sein de l’Alliance Éducative, il m’est impossible de questionner les motifs du décrochage tels qu’ils sont perçus par les élèves. En revanche, en m’appuyant sur les propos des enquêtés, il a été possible de distinguer trois grandes catégories de motifs du décrochage, qui recoupent en grande partie les ensembles de facteurs distingués par les auteurs mentionnés précédemment : des motifs institutionnels ayant trait à l’orientation des élèves en fin de troisième, des motifs liés au contexte social d’origine des jeunes ou encore des motifs concernant l’expérience scolaire des jeunes. L’étude de tous les motifs du décrochage n’étant pas le centre de ce travail, je ne les évoquerai que brièvement ici38.

L’un des motifs de décrochage les plus régulièrement évoqués dans les entretiens concerne l’orientation ou l’affectation des jeunes. Ce problème a systématiquement été rapportée aux élèves inscrits en filière professionnelle par les enquêtés, qui y voient là la conséquence directe d’une institution scolaire française très élitiste, au sein de laquelle la voie professionnelle est largement dévalorisée au profit des voies générales. Ainsi, pour les acteurs interrogés, les jeunes affectés à la voie professionnelle seraient souvent ceux qui ne présentent pas un niveau scolaire suffisant pour s’inscrire en voie générale, alors même que la voie professionnelle n’est pas nécessairement la solution la plus adaptée pour ces derniers. L’orientation pourrait jouer dans le processus de décrochage à deux niveaux, soit parce que l’orientation dans la voie professionnelle plutôt qu’en voie générale ou technologique est subie et ne convient pas au jeune, soit parce que l’élève a été affecté dans une filière de l’enseignement professionnel dans laquelle il ne parvient pas à se plaire. L’enquête réalisée par Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut auprès de 762 décrocheurs de l’Académie de Créteil a permis de montrer que l’orientation constitue en effet un motif de décrochage scolaire important puisque « globalement, la moitié des décrocheurs se déclarent insatisfaits de leur dernière formation, davantage encore lorsqu’ils se retrouvent dans une formation qu’ils n’avaient pas choisie. » (Bernard & Michaut, 2015, p.3).

38 Pour une étude plus détaillée des motifs pouvant expliquer le décrochage scolaire, il est possible de

renvoyer ici à de nombreux travaux qui traitent la question en profondeur (Bernard & Michaut, 2015 ; Gilles et al., 2012 ; Bernard, 2011 ; Millet & Thin, 2005, etc.).

69 Depuis la massification scolaire, de nombreuses études ont mis en lumière l’intrication entre inégalités sociales et inégalités scolaires (par exemple : Bourdieu & Passeron, 1970 ; Dubet & Martuccelli, 1996). Il n’est donc pas surprenant de voir que

l’origine sociale des jeunes est également souvent identifiée comme un motif possible de

décrochage par les enquêtés. Selon eux, dans certains contextes sociaux éloignés du monde scolaire, en raison de contraintes aussi bien symboliques que matérielles, il serait plus difficile pour l’enfant de s’approprier les codes de l’école. Ces jeunes auraient donc plus de mal que d’autres à exercer correctement leur « métier d’élève »39, conçu comme une disposition à « devenir l'indigène de l'organisation scolaire, devenir capable d'y tenir son rôle d'élève sans troubler l'ordre ni exiger une prise en charge particulière » (Sirota, 1993, p.89). Ce décalage pourrait les mener à décrocher. On peut alors se demander si ce facteur d’explication du décrochage appartient au registre social ou au registre scolaire. En effet, comme l’explique Pierre-Yves Bernard, « Si la question du décrochage est donc largement une question sociale, l’école est également interrogée dans sa difficulté à renverser le poids de déterminants qui interviennent tôt dans la vie des individus. » (Bernard, 2011, p.70).

Ainsi, si les contextes sociaux peuvent effectivement être déterminants, il est essentiel de prendre en compte l’expérience scolaire des jeunes pour comprendre les trajectoires de décrochage. En effet, de nombreux éléments liés à la structure de l’école, au lien enseignant/élève ou encore au rapport des jeunes à l’apprentissage peuvent avoir un impact direct sur l’enclenchement du processus de décrochage, comme le confirme l’enquête de Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut, dont les résultats ont montré que 60% de leur échantillon rapportent leur parcours de décrochage à des motifs reliés à l’école (Bernard & Michaut, 2015, p.12). La plupart des entretiens mettent par exemple en avant le fait que les situations d’échec scolaire provoquent un sentiment d’incompétence chez l’élève qui peut perdre toute confiance en lui et commencer à décrocher. Les enquêtés soulignent aussi souvent que certains jeunes ne parviennent pas à donner du sens à leurs apprentissages et en viennent donc à perdre intérêt pour tout ce qui a trait au scolaire. En mettant en avant l’importance prise par des facteurs scolaires dans les processus de décrochage, les professionnels interrogés soulignent donc bien la responsabilité de l’institution scolaire dans le phénomène.

À partir des propos des enquêtés, il a été possible de distinguer une grande variété de motifs et de profils de décrochage scolaire au sein même de ces catégories, qu’il ne serait pas

39 Notion empruntée à PERRENOUD P. (1984), « La fabrication de l'excellence scolaire : du

70 nécessaire de développer ici puisque l’objet n’est pas d’étudier le public de l’Alliance Éducative, mais bien les modalités d’action privilégiées au sein du dispositif. Montrer que le décrochage scolaire est identifié par l’ensemble des enquêtés comme un processus multifactoriel pouvant être lié à une grande variété de motifs est ici suffisant pour introduire notre propos sur les différences de réponses proposées au sein de l’Alliance Éducative.

IX.2 Construire des réponses différenciées selon les difficultés des jeunes : à quel