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Chapitre IV – Construction de l’Alliance Éducative : des opérations de traduction

VII.2 Formation de l’Alliance : un double-mouvement de traductions

La mise en place de l’Alliance Éducative de Sophie-Germain peut en fait être considérée comme un « réseau de traduction », que Callon définit comme étant « à la fois un processus (celui des traductions qui s’enchevêtrent) et un résultat (celui toujours provisoire des équivalences réussies) » (Callon, 2006a, p.235). Considérer l’Alliance Éducative sous l’angle de la sociologie de la traduction permet d’envisager l’émergence de cette action collective dans un mouvement, un processus. Pour comprendre sa structuration, il faut alors chercher à analyser les opérations de traduction qui l’ont petit à petit mise en forme. Quels acteurs sont parvenus à intéresser et enrôler de nouveaux acteurs et par quels moyens ?

Il est difficile de déterminer qui, des enseignants d’EPS ou du Proviseur adjoint, est à l’origine de l’idée de départ du dispositif, puisque les avis sont contradictoires à ce sujet. En croisant les informations et en cherchant à reconstituer la genèse de l’Alliance Éducative, j’en suis parvenue à la conclusion que l’Alliance Éducative est née d’un double mouvement de traduction. Un mouvement parti du bas, dans lequel se sont inscrits Olivier et Yves-Marie, et un mouvement parti du haut dans lequel Monsieur Clément29 (Proviseur adjoint) a joué un rôle primordial. Ainsi, sans prétention à l’exhaustivité, j’ai esquissé un historique de l’Alliance Éducative que j’ai choisi de faire commencer en 2015.

En 2015, donc, Olivier et Yves-Marie auraient conçu l’idée de monter un dispositif à la suite des événements terroristes ayant touché Paris en janvier. Ainsi, Olivier explique avoir « demandé à mettre en place ce dispositif-là, qui s’appelait Comité Vivre-Ensemble, l’année dernière, suite aux événements de Charlie, là ». Ils seraient alors parvenus à obtenir des moyens de la part de la direction pour mettre en place un dispositif nommé « Comité Vivre- Ensemble ». En évoquant la naissance du comité, Yves-Marie rajoute : « Et il est vrai aussi qu’avec Éric, on connait pas mal de collègues et puis… », ce qui laisse sous-entendre que cette proximité avec d’autres enseignants leur avait aussi donné la possibilité de mobiliser un certain nombre d’acteurs à leurs côtés. Ils semblent donc avoir opéré la première traduction nécessaire à la mise en place d’un réseau (Akrich, Callon & Latour, 2006). En partant d’une idée, ils auraient réussi à intéresser et enrôler l’équipe de direction, d’une part, et des collègues de l’établissement, d’autre part, autour de leur projet. Le dispositif ainsi conçu

29 Monsieur Clément est le seul que je n’ai pas anonymé en lui attribuant un prénom. Je ne cherche

pas par-là à le valoriser par rapport aux autres, mais plutôt à refléter les rapports sociaux observés au sein du dispositif. En effet, les acteurs interrogés se connaissent tous et entretiennent pour certains des liens d’amitiés avec les autres membres de l’Alliance. Au cours des entretiens, ils ont tous naturellement fait référence à leurs collègues en les nommant par leurs prénoms. En revanche, à chaque fois qu’il a été question du Proviseur adjoint, tous les enquêtés l’ont désigné par son nom, en utilisant le terme « Monsieur ». Il m’a donc semblé plus logique de mettre en évidence cette distinction dans mon travail, opérée par les enquêtés eux-mêmes.

52 s’adressait principalement à des jeunes présentant des rapports conflictuels à l’autorité, comme le dit Monsieur Clément : « l’objet, c’était essayer de mieux canaliser les élèves à problèmes de comportement ». Ce dispositif n’avait donc officiellement pas de lien assumé avec la question du décrochage. Néanmoins, Monsieur Clément explique que celui-ci prenait en réalité en charge de nombreux jeunes dont les profils se rapprochaient de ceux des « décrocheurs » suivis au sein de l’Alliance Éducative. L’Alliance Éducative qui existe aujourd’hui au sein de l’établissement reprend d’ailleurs un grand nombre de personnes qui étaient préalablement investies dans le Comité Vivre-Ensemble. Beaucoup d’acteurs l’ont ainsi considéré comme un « pré-projet » d’Alliance Éducative. Axelle déclare par exemple « enfin moi, je le suis depuis deux ans, parce que l’année dernière, y avait déjà un pré-projet ». Odile date même de l’année précédente la naissance de l’Alliance Éducative : « Et puis depuis l’année dernière, on a remis en place, avec la direction, donc, l’Alliance Éducative. Et qui a été pilotée, finalement, par les professeurs d’EPS. ». Ainsi, la plupart des acteurs de l’Alliance Éducative auraient finalement été enrôlés par le biais du Comité Vivre- Ensemble.

À la suite de cette année 2015/2016, le Comité Vivre-Ensemble laisse la place à l’Alliance Éducative. Ce basculement est principalement dû à une volonté de l’équipe de direction, représentée dans ce cadre précis par Monsieur Clément. Comme je l’ai déjà signalé, le terme « Alliance Éducative » s’inscrit en correspondance directe avec le programme national « Tous mobilisés pour vaincre le décrochage scolaire », qui incite à la création d’ « alliances éducatives ». Somme toute, le changement de nom du dispositif pour « Alliance Éducative » semble en fait indiquer la volonté de la direction de Sophie-Germain de s’appuyer sur un réseau déjà institué au sein de l’établissement pour le rapprocher des orientations institutionnelles.

L’année 2016/2017 voit donc s’opérer une forme de passation de pouvoir entre les enseignants d’EPS, qui semblaient jusque-là être les porte-paroles principaux du réseau du Comité Vivre-ensemble, et le Proviseur adjoint, qui va progressivement prendre la main sur le dispositif pour établir des ponts entre celui-ci et les orientations institutionnelles. Cette logique s’inscrit totalement dans les nouvelles missions des cadres de l’éducation, qui ont fortement évolué ces dernières années dans le cadre des nouvelles politiques de décentralisation de l’action éducative dont j’ai parlé en première partie de ce travail. Comme l’ont montré Yves Dutercq et Hélène Buisson-Fenet (2015), ces derniers doivent désormais faire face à la difficile tâche de concilier un travail visant à « mettre en œuvre des actions s’inscrivant dans le cadre d’une politique et d’objectifs définis par la hiérarchie supérieure et

53 supposant l’action collective et l’innovation » avec « la nécessité, pour y parvenir, de mettre à contribution des acteurs locaux » (Dutercq & Buisson-Fenet, 2015, p.10).

La place de Monsieur Clément dans la construction de l’Alliance Éducative est en ce sens tout à fait centrale. Par une nouvelle opération de traduction, celui-ci est parvenu à intéresser et enrôler les acteurs du réseau préexistant autour de la question du décrochage scolaire, l’inscrivant de ce fait dans un réseau plus large, le réseau national de lutte contre le décrochage. Les coordonnateurs MLDS du lycée, Arnaud et Cédric, ont alors été invités à participer au dispositif de manière très étroite, ce qui a élargi le réseau à de nouveaux acteurs. Par la suite, ces derniers ont eux-mêmes joué un rôle crucial dans la mobilisation de nouveaux acteurs en leur qualité de spécialistes du décrochage scolaire qui leur a permis de sensibiliser et de former de nouveaux personnels, devenant à leur tour des « traducteurs ». Olivier et Yves-Marie, nommés « référents décrochage scolaire » depuis cette année, ont par exemple reçu une formation spéciale des coordonnateurs MLDS, à l’image des tuteurs du dispositif.