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Chapitre VI – Des réponses « individualisées » selon les profils de chaque jeune

IX.3 Les pratiques éducatives entre individus et collectifs

En plus de ces interrogations concernant les modules du dispositif, qui pourraient pernicieusement participer à stigmatiser certains élèves, des avis contradictoires ont émergé quant à l’individualisation des pratiques éducatives que tend à encourager l’Alliance Éducative. Pour la plupart des enquêtés, ce mouvement de recentrement sur l’individu est bénéfique, voire primordial. C’est par exemple l’un des éléments qu’Aurélia apprécie le plus à la MLDS, qui offre selon elle un cadre plus propice au suivi individualisé des jeunes. Selon elle, l’individualisation permet de mieux prendre en compte l’élève en tant que personne et ainsi de mieux l’aider à progresser : « on est tous pareils, quand on s’occupe plus de nous, quand on voit plus nos besoins et qu’on nous aide plus là où on pêche, c’est là qu’on peut le mieux évoluer, je pense ». En revanche, Axelle est plus dubitative quant à cette modalité d’action très centrée sur les individualités. Pour elle, en effet, il est important de maintenir les élèves dans une dimension collective. Elle s’inquiète de la multiplication des « parcours individualisés », qui conduit selon elle à perdre de vue le projet socialisateur de l’école : « Et on va dans l’individualisation de la société, or je pense que c’est très important qu’on reste dans le collectif. Qu’on soit tous ensemble et qu’on… voilà, qu’on cherche ensemble des solutions. Or là, c’est : « mon enfant, il est comme ça, il a jamais aimé l’école et ça changera pas ». Enfin voilà. Ou tel jeune : « oh non, mais t’as vu, il vient jamais en cours ce gars-là ». Bon, et donc : « oh, bah oui, tiens, la solution, c’est de lui créer un parcours, à lui tout seul ». Bon, je suis pas très favorable à tout ça, moi. ».

73 En ce sens, l’Alliance Éducative réveille un débat important concernant le rapport des institutions aux individus dans les sociétés contemporaines. Dans un ouvrage de 2008, Christian Le Bart s’attache à étudier les dynamiques ayant participer à promouvoir un « individualisme de différenciation » en France ces dernières années (Le Bart, 2008, p.26). Il explique qu’avant le tournant des années 60, la société française favorisait une « individuation » de la société, dans le sens où l’individu y était « en quelque sorte tenu de l’intérieur par des croyances, des prescriptions de rôle, des références universelles, un statut, un habitus » (Le Bart, 2008, p.25). Ce mouvement d’individuation, hérité du projet révolutionnaire, tendait davantage à former des personnages sociaux qu’à encourager à la découverte d’un « soi intérieur » immanent, et s’accompagnait d’un « programme institutionnel très exigeant en matière de socialisation et d’intériorisation du social » (Le Bart, 2008, p.154). Le chercheur affirme qu’un basculement s’opère vers la fin des années 60, en lien avec la montée du projet néolibéral, qui participe à faire émerger un nouveau mouvement « d’individualisation », au travers duquel les individus demandent le droit d’être eux-mêmes et cherchent à s’émanciper des rôles sociaux qui leur sont assignés indépendamment de leur volonté. Ce second temps de l’individualisme marquerait donc en quelque sorte le déclin du programme d’individuation des institutions, et notamment de l’institution scolaire. Ainsi, l’école ne serait « plus à même de fournir aux individus […] l’identité centrale sinon totale qui organiserait, à la manière d’un habitus, l’ensemble de leurs pratiques ». (Le Bart, 2008, p.191).

En examinant les propos des enquêtés à la lumière de cette analyse de Le Bart, on peut noter qu’Aurélia adhère pleinement au modèle de société prédominant à l’heure actuelle, fondé sur un individualisme de différenciation qui reconnaît pleinement le droit de chacun à être « soi-même » et qui encourage les institutions à fonctionner au « cas par cas ». À l’inverse, Axelle manifeste une forme de résistance face au passage à une société de l’individualisation, qui annihilerait selon elle toute la dimension socialisatrice et unificatrice de l’École républicaine, à laquelle elle fait d’ailleurs directement référence à un autre moment de l’entretien. Néanmoins, son discours ne consiste pas à défendre le projet d’individuation institutionnelle aux dépens des spécificités de chaque individu. Bien au contraire, Axelle estime que tout le monde possède une intelligence qui lui est propre, et que l’école devrait reconnaître davantage la diversité des profils d’élèves auxquels elle est confrontée. Pour autant, elle considère qu’une des missions de l’institution scolaire reste celle de fédérer tous

74 ces individus autour de valeurs communes41. À l’image d’Axelle, Cédric souligne qu’il est particulièrement important de travailler la question du collectif et du vivre-ensemble avec les jeunes décrocheurs. Il explique que l’adolescence constitue en règle générale une période de repli identitaire, pendant laquelle les jeunes ont naturellement tendance à adopter des comportements très individualistes. Pour lui, cette tendance est particulièrement exacerbée dans le modèle de société actuel : « donc là, c’est vrai qu’on sent qu’il y a quand-même un déficit du vivre-ensemble dans le pays, globalement, hein. Les classes sont… enfin, les gens sont de plus en plus opposés les uns aux autres ». Face à cette situation qui survalorise les particularités individuelles, risquant de polariser les relations sociales, il estime que l’école doit permettre de maintenir en vie l’esprit du vivre-ensemble.

Devant la diversité des profils de décrochage que l’Alliance Éducative est amenée à traiter, différentes modalités d’action ont donc été conçues pour offrir des réponses adaptées aux besoins spécifiques des jeunes. À l’image de ce qui était préconisé dans le plan national de lutte contre le décrochage scolaire, l’Alliance permet ainsi de proposer des parcours personnalisés aux élèves, combinant du tutorat avec une intégration à un ou plusieurs modules. Ce mode opératoire est jugé nécessaire par la plupart des enquêtés, qui estiment globalement tous qu’il est primordial de différencier les approches selon les profils des jeunes suivis. Néanmoins, certaines réserves ont pu être émises par certains professionnels craignant qu’une différenciation poussée à l’extrême ne stigmatise les élèves ou que l’individualisation des pratiques éducatives n’induise un recul des valeurs du collectif à l’école. Dans le cadre de la lutte contre le décrochage scolaire, Axelle estime donc qu’il serait probablement plus pertinent de réformer en profondeur l’institution scolaire et de s’orienter vers une logique de prévention structurelle en agissant dans les classes, afin de s’adresser à l’ensemble des élèves et non pas à un jeune en particulier ou à une petite catégorie de jeunes en difficulté.

41 On peut imaginer que la divergence de points de vue entre Aurélia et Axelle soit liée à une

différence d’ancienneté au sein de l’Éducation Nationale. Aurélia est en effet tout juste sortie de ses études, et a intégré le milieu scolaire au travers de la MLDS l’année précédente en stage. Elle est aujourd’hui présente au lycée en tant que volontaire en service civique. En ce sens, elle n’est pas membre de l’institution scolaire à proprement parler, là où Axelle exerce en tant que CPE depuis 15 ans. Il est donc possible de supposer qu’Axelle est davantage imprégnée d’une idéologie institutionnelle relativement plus ancienne, là où l’opinion d’Aurélia semble moins influencée par celle-ci.

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