• Aucun résultat trouvé

Chapitre VI – Des réponses « individualisées » selon les profils de chaque jeune

IX.2 Construire des réponses différenciées selon les difficultés des jeunes : à quel prix ?

Je viens de montrer que les enquêtés identifient tous le décrochage comme un processus multifactoriel. Comme je l’ai expliqué dans le chapitre précédent, les entretiens mettent également en avant la diversité des comportements adoptés par les élèves en situation de décrochage au sein du dispositif, qui présentent en ce sens des profils différents. Face à cette situation, la plupart des enquêtés ont mentionné la nécessité d’apporter des solutions adaptées au profil des jeunes suivis au sein de l’Alliance Éducative. Premièrement, ils considèrent tous qu’il est nécessaire de s’adresser différemment aux « décrocheurs » qu’au reste des élèves. Deuxièmement, ils s’accordent globalement sur la nécessité de prodiguer un suivi différencié aux jeunes accompagnés par le dispositif selon les motifs qui ont poussé ces derniers à s’engager dans un processus de décrochage. Le fonctionnement même du dispositif répond à cette volonté de personnaliser l’accompagnement des élèves suivis au sein de l’Alliance. Les entretiens d’accueil avec les référents du dispositif, Oliver et Yves-Marie, doivent en effet permettre d’établir un diagnostic initial visant à construire un parcours individualisé pour chaque jeune, en fonction des besoins repérés au préalable par la cellule de veille et des échanges établis avec l’élève. Le tutorat et les différents modules de l’Alliance constituent alors autant de réponses éducatives différentes sur lesquelles orienter les jeunes. Les différentes propositions peuvent ainsi être combinées pour construire des projets d’accompagnement personnalisé qui permettent d’aborder les difficultés des élèves de manière transversale.

Pour étudier ce positionnement, il est intéressant de prendre en compte un débat qui met en tension deux grandes tendances traversant les politiques éducatives, entre prévalence du principe d’égalité ou priorité accordée au principe d’équité. Pendant longtemps, l’institution scolaire française s’est structurée autour d’un principe d’égalité formelle en « mettant l’accent sur la capacité des individus à modifier leur destin grâce à leur mobilisation scolaire » (Van Zanten, 2014, p.28). Néanmoins, ce modèle très méritocratique commence à faire l’objet de critiques dans les années 1960. Celles-ci mettent en évidence le fait que les

71 élèves ne sont pas égaux face au savoir académique valorisé à l’école, et que l’égalité formelle mise en avant par l’institution scolaire induit en réalité de nombreuses inégalités dans les faits. La dénonciation du caractère reproducteur de l’école entamée par Bourdieu & Passeron (1970) et remise en perspective par la suite par de nombreux chercheurs a progressivement induit un basculement en matière de politiques éducatives. Au fil des années, le principe de l’équité a largement progressé au sein de l’institution scolaire. De nombreuses mesures spécifiques sont aujourd’hui directement adressées à des publics dont on suppose que les conditions sociales compliquent la réussite scolaire40. Depuis les années 2000, cette rupture idéologique s’est même accentuée en faveur d’une individualisation croissante de l’action éducative. Comme l’explique Agnès Van Zanten, « les élèves en difficulté se voient quant à eux offrir des « programmes personnalisés » ou des contrats éducatifs visant, en principe tout au moins, à leur faire acquérir les connaissances et les comportements requis par l’école » (Van Zanten, 2014, p.31). L’Alliance Éducative semble en ce sens s’inscrire directement dans une tendance à l’individualisation de l’éducation. En effet, non seulement celle-ci s'adresse à une petite catégorie des élèves du lycée Sophie-Germain, mais elle prodigue également un accompagnement différencié aux jeunes pris en charge au sein même du dispositif.

Or, si tous les enquêtés s’accordent pour affirmer qu’une différenciation des approches est nécessaire, certains professionnels soulignent néanmoins que cette différenciation, si elle implique d’extraire des élèves présentant des profils particuliers pour leur apporter un suivi personnalisé, peut induire des effets contre-productifs. Comme Pierre- Yves Bernard le signale, le décrochage scolaire est parfois désigné par certains chercheurs comme une forme d’ « étiquetage ». Selon ce point de vue, « des élèves considérés comme posant problème peuvent faire l’objet d’un marquage social qui les incite à entamer une carrière déviante » (Bernard, 2011, p.19). ». Dans cette optique, le simple fait de qualifier certains élèves de « décrocheurs » et de les rassembler dans un même dispositif peut créer des effets stigmatisants qui encourageraient à terme les jeunes à se conformer à leur image « déviante ». Sans aller jusqu’à remettre en cause l’existence du dispositif, certains de ses membres se demandent si le système de modules mis en en place au sein de l’Alliance n’entraîne pas un tel processus de stigmatisation des élèves. Le problème est par exemple souligné par Axelle à propos du module « Estime de soi ». Elle explique que ce module,

40 Ce basculement idéologique transparaît par exemple clairement des politiques concernant

l’éducation prioritaire, qui attribuent des moyens supplémentaires aux établissements localisés dans des territoires considérés comme socialement défavorisés (Van Zanten, 2014).

72 destiné à des « décrocheurs discrets », s’adresse exclusivement à des élèves mal dans leur peau, moqués, prenant souvent peu soin de leur apparence physique. Selon elle, il est donc « un peu bizarre » d’avoir regroupé tous ces jeunes au sein d’une même action, car elle estime que ces derniers « savent pourquoi ils ont été choisis quand-même ». Réunir ces élèves dans un même module pourrait en ce sens accentuer le sentiment d’exclusion des jeunes pris en charge et contribuer à leur mise à l’écart. Pour Axelle, la même question se pose avec les jeunes présentant des profils plus violents, tous orientés sur un module « Rapport à l’autorité » : « C’est comme les élèves d’ailleurs qui sont violents avec l’institution scolaire, on les regroupe aussi, dans le système Alliance Éducative. Mais est-ce que c’est vraiment bénéfique ? ». Elle suggère alors que le fait de réunir des jeunes présentant un rapport conflictuel à l’autorité dans un même groupe peut produire un phénomène de surenchère et desservir la finalité du module.