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Leurs spécificités par rapport aux émotions de base

Dans le document De l'embarras à l'attention portée à soi (Page 31-35)

Chapitre 1 : L’embarras, émotion sociale et réflexive

II. Les émotions réflexives

2. Leurs spécificités par rapport aux émotions de base

spécifiquement humaines9, liées aux capacités de réflexivité et de métacognition, contrairement aux émotions de base qui seraient, au moins pour certaines, partagées avec les animaux (Ekman, 1992). Elles impliquent la capacité du sujet à a) se décentrer de lui-même et se percevoir comme une entité distincte des autres et b) s’évaluer et se comparer à autrui ou à un concept de Soi idéal (Higgins, 1987), ce qui implique c) d’avoir acquis et internalisé des normes sociales et des principes moraux (Lewis, 2000). En outre, elles sont liées à une blessure ou un renforcement du Soi10 (Harter, 1999). Les émotions réflexives sont de deux sortes : les émotions comparatives (envie, jalousie), qui impliquent la comparaison avec les qualités, résultats ou objets possédés par autrui, et les émotions liées à l’évaluation du Soi

(embarras, honte, culpabilité, fierté, orgueil) qui sont basées sur la comparaison du Soi avec des standards personnels, sociaux ou moraux11.

Nous allons dans le paragraphe suivant présenter plus précisément ce qui les distingue des émotions de base.

2. Leurs spécificités par rapport aux émotions de base

L’une des façons les plus simples de définir les émotions réflexives est probablement de montrer en quoi elles se distinguent des émotions de base. Quatre différences fondamentales entre ces catégories d’émotions vont être présentées : leurs antécédents et le locus de la cause attribuée, leur expression, leur acquisition au cours du développement, et enfin les structures cérébrales impliquées.

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Ou, pour certaines comme l’embarras ou la fierté, partagées avec certains primates possédant des représentations de soi, tels que les chimpanzés ou les orangs-outangs (Hart & Karmel, 1996; Russon & Galdikas, 1993).

10 Nous reviendrons de façon plus détaillée sur la notion de Soi dans les Chapitres 4 et 5.

11 Pour d’excellentes synthèses, nous renvoyons le lecteur au Chapitre 3 de l’ouvrage de Niedenthal et ses collaborateurs (2008) (voir aussi Tangney, Miller, Flicker, & Barlow, 1996 ; Tracy & Robins, 2004).

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2.1. Antécédents et locus de la cause attribuée

D’une part, contrairement aux émotions de base qui sont biologiquement déterminées, les émotions réflexives sont socialement construites, fondées à la fois sur des normes sociales et des principes moraux. Ainsi, les antécédents des émotions de base sont supposés universaux, tandis que ceux des émotions réflexives sont variables selon les contextes sociaux, historiques ou culturels, (et notamment selon la construction du Soi indépendante vs

interdépendante, ou le type de structure sociale égalitaire vs hiérarchisée ; Haidt, 2003). Par exemple, dans certaines communautés non occidentales, le simple fait de se trouver en présence d’une personne de rang plus élevé que soi génère une forme de honte, « protohonte » nommée « lajya » en Inde (Menon & Shweder, 1994) ou « hasham » chez les Bédouins d’Egypte (Abu-Lughod, 1990).

D’autre part, la cause d’une émotion de base peut être attribuée à l’individu lui-même ou à un élément extérieur, alors que la cause d’une émotion réflexive est toujours attribuée au Soi, autrement dit à une cause interne ; on parle d’ailleurs d’émotions « auto-conscientes »

self-conscious »), c’est-à-dire étroitement liée à la capacité de conscience de soi. Par exemple, la colère et la culpabilité se produisent toutes deux en réaction à des causes considérées comme contrôlables, mais la culpabilité est typiquement dirigée vers le Soi (par exemple, on se sent coupable d’avoir menti), tandis que la colère est dirigée vers quelqu’un d’autre (par exemple, on est en colère quand on découvre que quelqu’un nous a menti) (Weiner, Graham, & Chandler, 1982).

2.2. Expression

Alors que chaque émotion de base se caractérise par une expression faciale spécifique (Ekman, 1992), il en va autrement pour les émotions réflexives. Ces dernières ne se seraient pas associées de façon fixe et stéréotypée à une expression faciale particulière (voir par

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exemple Izard, 1977, pour la honte ou la culpabilité). Leur expression serait à prendre dans un sens plus large, c’est-à-dire incluant a) l’ensemble du corps, notamment les gestes, la direction du regard, l'inclinaison de la tête, la posture générale (voir par exemple Shariff & Tracy, 2009, pour la fierté) et b), la séquence temporelle dans laquelle elle s'inscrit, contrairement aux émotions de base qu'une expression faciale, même « figée », permet de reconnaître (voir, pour l’embarras, notre Chapitre 2).

Par ailleurs, alors que les expressions faciales des émotions de base sont supposées universelles, à la fois dans leur production et dans leur reconnaissance, l’expression des émotions réflexives varie selon le contexte culturel, historique ou social. Par exemple, le

« tongue bite » est un claquement de langue reconnu comme manifestant de l’embarras en

Inde, mais très peu aux Etats Unis (Keltner & Anderson, 2000).

2.3. Acquisition développementale de la capacité à éprouver, exprimer et reconnaître chez autrui ces émotions

2.3.1. Une acquisition plus tardive

Les enfants peuvent éprouver des émotions de base dès 6-8 mois (Robbins & Parlavecchio, 2006), puisqu’ils auraient à disposition dès la naissance les catégories mentales correspondant à ces émotions. Universelles et biologiquement déterminées par des « programmes d’action » déjà présents à la naissance (Tomkins, 1962), ces émotions ne requerraient pas de capacités cognitives développées (Izard, 1971, 1994). De la même façon, l'expression et la reconnaissance chez les autres des expressions faciales associées aux émotions de base seraient préprogrammées (e.g. Repacholi, 1998).

A l’inverse, les émotions réflexives s'acquièrent beaucoup plus tardivement, à partir de 2-3 ans. Un enfant de 2 ans confronté à une tâche éprouvera de la tristesse s’il échoue et de la joie s’il réussit. Mais à partir de 3 ans, l’échec à une tâche facile (par rapport à une tâche

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difficile) suscitera plutôt de la honte, tandis que la réussite à une tâche difficile (par rapport à une tâche facile) engendrera plutôt de la fierté (Lewis, Alessandri, & Sullivan, 1992 ; voir aussi Robbins & Parlavecchio, 2006). En outre, l’acquisition de cette capacité à éprouver des émotions réflexives liées à l’évaluation du Soi se fait en parallèle avec le développement d’une théorie de l’Esprit et de la capacité à se décentrer de son propre point de vue (Bennett & Matthews, 2000 ; Colonnesi, Engelhard, & Bögels, 2010).

2.3.2. Une acquisition fondée sur des indices différents

Des émotions de base comme la joie, la tristesse, la colère ou la surprise s’acquièrent essentiellement à partir des expressions faciales qui leur sont associées, et dont la reconnaissance est immédiate (Russell & Widen, 2002 ; Widen & Russell, 2003). En revanche, Widen et ses collaborateurs (Widen, Pochedly, & Russell, 2015 ; Widen & Russell, 2010) ont montré que des émotions réflexives comme l’embarras, la fierté ou la honte s’acquièrent davantage sur la base de « scripts émotionnels », c’est-à-dire des scénarios qui mentionnent les antécédents de l'émotion, son nom et le sentiment subjectif associé. Ainsi, il s’agit d’émotions plus complexes, s’appuyant sur une narration et un contexte, et de nature relationnelle puisque les scripts permettant leur acquisition impliquent au moins deux personnes et sont centrés sur leur relation.

2.4. Structures cérébrales impliquées

De façon générale, les émotions de base activent un grand nombre de zones du cerveau, parmi lesquelles l’amygdale, le thalamus, le mésencéphale supérieur et l’insula12

(Berthoz, Armony, Blair, & Dolan, 2002 ; Moll, Oliveira-Souza, Eslinger, Bramati, Mourao-Miranda, Andreiuolo, & Pessoa, 2002). Ces mêmes auteurs ont aussi étudié les substrats

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Et dans certains cas le cortex orbitofrontal (dont l’Aire 47 de Brodmann), le gyrus frontal médian et le sillon temporal supérieur postérieur.

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cérébraux d’émotions réflexives. Ils ont montré qu’elles englobaient de plus vastes régions cérébrales, parmi lesquelles : a) des régions temporales telles que le sillon temporal supérieur gauche et le gyrus fusiforme ; b) des régions préfrontales, comme l’Aire 9 de Brodmann, le cortex préfrontal médian (en lien avec les émotions dites « prosociales » ; Moll & de Oliviera-Souza, 2007 ; Moll, Zahn, de Oliviera-Oliviera-Souza, Krueger, & Grafman, 2005) et c) des régions frontales : les Aires 8 (cortex prémoteur ou préfrontal dorsomédial), 6 et 47 (cortex orbitofrontal, pour l’embarras le cortex préfrontal ventrolatéral) de Brodmann.

Bien que moins présentes dans la littérature que les émotions de base, les émotions réflexives possèdent toutefois des caractéristiques qui ont été précisément documentées. Hormis la fierté, on note que la plupart d’entre elles sont à valence négative. Centrons-nous à présent sur trois d’elles, négatives et liées à l’évaluation du Soi (Niedenthal, Krauth-Gruber, & Ric, 2008).

3. Embarras, culpabilité, honte : Comparaison de trois émotions

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