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L’embarras comme émotion prosociale

Dans le document De l'embarras à l'attention portée à soi (Page 69-73)

Chapitre 2 : Les effets sociaux de l’expression de l’embarras

III. Les vertus sociales propres à l’expression de l’embarras

1. L’embarras comme émotion prosociale

De façon générale, nous avons vu dans le Chapitre 1 le rôle social ou moral des émotions réflexives et leurs spécificités. Plus spécifiquement, éprouver de l’embarras joue un rôle double dans la régulation sociale et la gestion des incidents, et ce à court et à long terme. Examinons chacun de ces cas.

1.1. A court terme : Eprouver de l’embarras favorise la réparation et l’apparition de comportements altruistes

En tant qu’émotion réflexive, l’embarras amplifie le niveau de conscience de soi, autrement dit l’attention que l’on porte au Soi. Or de façon générale, un niveau élevé de conscience de soi favorise l’apparition des comportements prosociaux. Ainsi, les comportements d’aide augmentaient chez des participants qui se savaient filmés par des

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caméras de sécurité (Van Rompay, Vonk & Fransen, 2009), photographiés (Hoover, Wood, & Knowles, 1983) ou qui pouvaient visionner leur image sur un écran de télévision (Duval, Duval, & Neely, 1979). De la même façon, dans une expérience d’Abbate et Ruggieri (2008), la probabilité pour un mendiant de recevoir de l’argent de la part de passants augmentait s’il portait à son cou un miroir plutôt qu’un simple carton. Ce lien entre conscience de soi (ou attention portée à soi) et conduites prosociales a également été observé chez des enfants dès 3-4 ans (Ross, Anderson, & Campbell, 2011).

Parmi les émotions réflexives, la culpabilité a été abondamment documentée comme étant associée à des tendances à la réparation et à l’altruisme (e.g. Ketelaar & Au, 2003). Qu’en est-il de l’embarras ? Certains travaux ont induit de l’embarras chez des participants (par exemple, en les faisant chanter ou danser devant un public ; les principales méthodes d’induction de l’embarras seront présentées au Chapitre 3), puis observé dans quelle mesure cette induction affectait la fréquence de comportements d’aide ultérieurs. L’expérience princeps d’Apsler (1975) a montré que les participants chez qui on avait induit un fort embarras ont apporté plus fréquemment leur aide (i.e. avaient accepté davantage de participer à une petite enquête menée par un compère différent de l’expérimentateur ayant induit l’embarras) que les participants chez qui l’embarras induit était faible. Apsler (1975) faisait également varier l’identité de l’émetteur de la demande d’aide. Dans la moitié des cas, il s’agissait d’un compère ayant vu le participant effectuer la tâche embarrassante, tandis que pour l’autre moitié des participants, le compère qui émettait la requête n’était pas présent lors de l’induction d’embarras. Dans cette expérience, l’identité de l’émetteur de la requête n’affectait pas la tendance du participant à venir ou non en aide. Ce résultat amène à penser que dans cette expérience, le comportement d’aide ultérieur visait davantage un objectif intrapersonnel qu’interpersonnel. Plus précisément, il avait ici pour objectif de rehausser

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l’estime de soi et de rétablir un état émotionnel satisfaisant (Cialdini, Darby, & Vincent, 1973) plutôt que de susciter une impression favorable et de « redorer son image » auprès d’autrui. Avec une opérationnalisation très différente, Cann et Goodman Blackwelder (1984) observaient également une augmentation de la fréquence des comportements d’aide due à l’embarras induit : 80% des participants embarrassés acceptaient de répondre à une requête d’aide contre seulement 45% chez les participants non embarrassés. Dans la même veine, en mesurant la tendance (disposition) des individus à éprouver facilement de l’embarras, Feinberg Willer, & Keltner, 2012, Etudes 1a et 1b) ont observé que celle-ci était corrélée positivement au caractère prosocial des individus (mesuré au jeu du dictateur et sur les items évaluant l’altruisme issus du NEO-PIR ; McCrae & Costa, 1992).

1.2. A long terme : L’embarras comme contrôle social intériorisé

De manière générale, les émotions réflexives agissent comme des renforcements positifs ou négatifs et visent à éviter les comportements déviants moralement (culpabilité, honte) ou socialement (embarras).

Comme nous l’avons vu, elles apparaissent beaucoup plus tardivement, au cours du développement, que les émotions de base. Chez l’enfant, cette acquisition va de pair avec la socialisation, c’est-à-dire à la fois la décentration de soi et l’acquisition des normes sociales. D’une part, bien que réflexives et par conséquent tournées vers le Soi, elles impliquent la capacité à évaluer le Soi « de l’extérieur ». En cela, elles nécessitent la capacité à se décentrer de soi et à prendre en considération le point de vue d’autrui (Colonnesi et al., 2010 ; Widen & Russell, 2010). D’autre part, l’acquisition progressive de l’embarras va ainsi de pair avec l’acquisition des normes sociales, et ce dans un double mouvement. C’est parce que l’enfant assimile les normes sociales qu’il est petit à petit capable d’évaluer son propre comportement comme étant déviant ou non par rapport à ces normes, et ainsi éprouver de l’embarras en cas

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de transgression. Mais c’est aussi parce que l’embarras est une émotion désagréable éprouvée lors de transgressions que l’enfant intériorise de façon aussi efficace ces normes. On peut reprendre la métaphore proposée par Harris (2006) : à la manière de la douleur physique qui prévient l’organisme d’une menace à son intégrité physique, l’embarras est une émotion douloureuse (à valence négative) qui empêche ou minimise la déviance et permet ainsi le maintien de « l’intégrité sociale » de l’individu.

Ainsi, l’embarras constitue un outil de contrôle social intériorisé (Chekroun & Nugier, 2011, pour les émotions réflexives ; Parrott & Harré, 1996 ; Semin & Papadopoulou, 1990), bénéfique d’un point de vue social puisqu’il pousse les individus à respecter les normes. En cela, il est vital pour l'ordre social car garant d’une certaine stabilité (Goffman, 1956, 1974 ; Miller, 2013). De façon plus générale, être capable de se montrer réflexif sur soi-même est d’ailleurs un trait de personnalité socialement valorisé (Auzoult & Hardy-Massard, 2014).

On peut toutefois nuancer notre propos en mentionnant les aspects potentiellement délétères de l’embarras. Si une fois éprouvé il favorise certains comportements socialement bénéfiques tels que les comportements d’aide, en revanche son anticipation conduit plutôt à une inhibition de l’action. En effet, la peur de se trouver dans l’embarras peut avoir un effet inhibiteur sur les comportements dès lors que ceux-ci sont perçus comme potentiellement

embarrassants (e.g. Van Boven, Loewenstein, & Dunning, 2005). Ce mécanisme peut être socialement positif puisqu’il est le garant de certains comportements de politesse ou de civilité, par exemple. Toutefois, il peut aussi être délétère lorsque cette inhibition de l’action concerne des comportements utiles individuellement ou socialement, tels que des examens médicaux (Consedine, Krivoshekova, & Harris, 2007 ; Harris, 2006), l’utilisation des préservatifs (Leary, 1995 ; Leary & Dobbins, 1983) ou des comportements d’aide à autrui (Edelmann, Childs, Harvey, Kellock & Strain-Clarck, 1984 ; Edwards, 1975 ; Foss &

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Crenshaw, 1978 ; voir aussi Sabini, Siepmann, & Stein, 2001 ; Zoccola, Green, Karoutsos, Katona, & Sabini, 2011)26.

Ainsi, l’embarras en lui-même constitue une émotion intrinsèquement prosociale : à court terme, il permet de motiver la personne embarrassée à réparer le tort causé par une bévue, et à plus long terme, il vise à dissuader la répétition de la transgression. Examinons à présent le caractère prosocial de l’expression de l’embarras.

2. L’expression de l’embarras, un moyen de maintenir des relations

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