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La variabilité de l’attention portée à soi

Dans le document De l'embarras à l'attention portée à soi (Page 175-180)

Chapitre 4 : Les effets de l’expérience de l’embarras sur l’attention portée à soi

I. Le Soi et l’attention qu’on y porte

2. La variabilité de l’attention portée à soi

La « conscience de Soi » (Auzoult, 2012 ; Rimé & Le Bon, 1984), autrement dit la capacité de devenir l’objet de sa propre attention, est une capacité métacognitive que nous partageons avec très peu d’espèces animales (Hyatt & Hopkins, 1994 ; Povinelli & Prince, 1998)41. Dans une perspective de psychologie cognitive, nous nous intéresserons plus spécifiquement à l’« attention portée à soi » (« self-focused attention » ; e.g. Auzoult, 2012 ; Fejfar & Hoyle, 2000 ; Morin, 2011), c’est-à-dire la quantité de ressources attentionnelles allouées à la fois à ses propres états internes mais aussi aux éléments de l’environnement se rapportant à soi.

2.1. La distinction entre « self-consciousness » et « self-awareness »

Dans la littérature, l’attention portée à soi renvoie à deux notions distinctes («

self-consciousness » et « self-awareness ») qui varient selon leur chronicité.

La notion de « self-consciousness » renvoie à la conscience de Soi en tant que propriété humaine (conscience de sa qualité d’être humain et de ses caractéristiques propres). Elle désigne aussi, de façon plus spécifique, une disposition stable, renvoyant à la tendance générale d’un individu à focaliser son attention sur des aspects publics et privés de lui-même

41 Certains auteurs (Hoyle, Kernis, Leary, & Baldwin, 1999; Sedikides & Skowronski, 1997) la considèrent même comme étant spécifiquement humaine.

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(e.g. Auzoult, 2013 ; Buss, 1980 ; DaSilveira, DeSouza, & Gomes, 2015)42. Au même titre qu’un trait de personnalité, elle peut ainsi se mesurer par le biais d’échelles43

. Toutefois, si l’individu a la capacité générale à porter attention au Soi, au quotidien celle-ci n’est pas toujours à l’œuvre avec la même intensité. La situation sociale et/ou cognitive peut la faire varier. Ainsi, la notion de « self-awareness » désigne ainsi l’activité de prise de conscience de soi, et renvoie à un état de focalisation momentanée de l’attention sur soi (Auzoult, 2013 ; Duval & Silvia, 2001 ; Duval & Wicklund, 1972), qui fluctue pour un même individu au cours du temps44.

C’est dans ce second sens, situationnel et non dispositionnel (état temporaire ou «

self-awareness ») que nous aborderons dans la suite de ce chapitre la notion d’« attention portée à

soi ».

2.2. La manipulation expérimentale de l’attention (situationnelle) portée à soi

Dans son sens situationnel, l’attention portée à soi est susceptible de varier selon les contextes, et a ainsi été manipulée dans de nombreux travaux. De façon générale, selon Rimé

42 On distingue la conscience de soi publique, qui concerne le Soi comme objet social, et la conscience de soi

privée, qui réfère au Soi comme entité interne. 43

Parmi elles, la plus couramment utilisée est la Self-Consciousness Scale (Fenigstein, Scheier, & Buss, 1975; pour des versions françaises validées, voir Cyr, Bouchard, Valiquette, Lecomte, & Lalonde, 1987; Rimé & Le Bon, 1984). La formulation des items de cette échelle s’avérant relativement complexe, Scheier et Carver (1985) en ont proposé une version révisée, plus simple, comportant les mêmes dimensions: consciences de soi privée, publique, et anxiété sociale (traduite et validée en français par Pelletier & Vallerand, 1990). D’autres auteurs ont introduit des distinctions plus fines parmi les trois dimensions initiales de Fenigstein, Scheier et Buss (par exemple, réflexivité sur soi/conscience de ses états internes, Burnkrant & Page, 1984; réflexion/rumination, Trapnell & Campbell, 1999) (voir aussi Takishima-Lacasa, Higa-McMillan, Ebesutani, Smith, & Chorpita, 2014, pour une version révisée utilisable chez les enfants, ou Kiropoulos & Klimidis, 2006).

44 Parmi cette notion de « self-awareness », certains auteurs (Duval & Silvia, 2001; Duval & Wicklund, 1972; Wicklund, 1975) ont opéré une distinction entre état de conscience de soi objective et subjective. La première (objective self-awareness, autrement dit la prise de conscience de soi « en tant qu’objet ») désigne un état psychologique particulier où le Soi, dans une situation sociale donnée, est perçu par l’individu lui-même comme un objet social et apparaît particulièrement saillant. A noter que dans un sens plus restreint, la prise de conscience de soi objective est très souvent associée à un état émotionnel à valence négative, particulièrement à l’œuvre lors de l’expérience d’émotions réflexives aversives comme la culpabilité, la honte ou l’embarras. Cet état s’oppose à la prise de conscience de soi subjective (subjective self-awareness, c’est-à-dire « en tant que sujet »), lorsque l’attention de l’individu est orientée vers l’expérience subjective individuelle qui est liée à l’action et à la perception du monde.

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et Le Bon (1984) « tout facteur environnemental qui rappelle à l'individu son statut d'objet

d'observation pour autrui est propre à induire chez lui l'état de conscience de soi » (p. 537).

Trois types d’événements quotidiens seraient particulièrement susceptibles d’amener l’individu à porter son attention à soi : un éveil physiologique (par exemple lié à une douleur physique), la présence d’autrui ou un contact visuel (Carver & Scheier, 1981). Nous allons voir que les ingénieux dispositifs expérimentaux utilisés par les chercheurs s’inspirent largement de cette proposition, en visant à rendre saillant un aspect de l’individu, le faire se sentir distinct des autres, ou encore amorcer le concept de Soi (pour une revue exhaustive des méthodes d’induction de l’attention portée à soi, voir la méta-analyse de Fejfar & Hoyle, 2000).

2.2.1. Rendre saillant un aspect de l’individu

Le point commun majeur des techniques utilisées est que le fait que toutes dirigent l’attention de l’individu vers un aspect particulier de lui-même.

Pour induire une attention sur soi publique, autrement dit attirer l’attention de l’individu sur l’image qu’il renvoie aux autres, il est fréquent de placer le participant devant un miroir qui fait toute la hauteur du corps (e.g., Dijksterhuis et van Knippenberg, 2000 ; Geller & Shaver, 1976 ; Mathews & Green, 2010, Expérience 2 ; Phillips & Silvia, 2005 ; Webb, Marsh, Schneiderman, & Davis, 1989, Expérience 4), une caméra (Alden, Teschuk, & Tee, 1992 ; Geller & Shaver, 1976), un écran sur lequel est projeté son image (Arkin & Duval, 1975), un compère ou un public qui l’observe (e.g., Brockner & Hulton, 1978 ; Carver & Scheier, 1978 ; Froming, Walker, & Lopyan, 1982), ou encore d’induire l’idée de divin en lui demandant de décrire Dieu (ce qui produit des effets comparables au fait d’être observé par autrui ; Gervais & Norenzayan, 2012).

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Pour induire une attention sur soi privée, c’est-à-dire faire en sorte que l’individu focalise son attention sur des aspects intimes de lui-même (sentiments et pensées personnelles, états internes…), différentes techniques ont été utilisées : lui poser des questions sur lui (Ellis & Holmes, 1982 ; Webb, Marsh, Schneiderman, & Davis, 1989, Expérience 3), lui faire écrire une petite histoire qui l’implique personnellement (Fenigstein & Levine, 1984) ou un petit journal intime (Davis & Franzoi, 1999), l’exposer à sa photographie (Duval & Wicklund, 1972) ou à un petit miroir qui montre seulement la tête et les épaules (Carver & Scheier, 1978 ; Duval & Wicklund, 1973 ; Froming, Walker, & Lopyan, 1982 ; Govern & Marsch, 1997 ; Silvia, 2002a ; Silvia & Phillips, 2013, Expérience 2 ; Paulus, Annis, & Risner, 1978), lui faire écouter un enregistrement de sa propre voix (e.g., Carver & Scheier, 1987 ; Ickes, Wicklund, & Ferris, 1973 ; Wicklund & Duval, 1971 ; voir aussi Hass, 1984) ou de ses battements cardiaques (Fenigstein & Carver, 1978), lui faire visionner une vidéo dans laquelle il apparaît, lui demander de prêter attention aux modifications physiologiques engendrées par un exercice physique (Jakymin & Harris, 2012) ou encore lui faire lire un texte avec pour consigne d’encercler tous les mots « je » « moi » ou « mon/ma » (Fenigstein & Levine, 1984).

A noter que des variations culturelles importantes existent dans l’efficacité de ces procédures d’inductions d’attention portée à soi (voir Heine, Takemoto, Moskalenko, Lasaleta, & Henrich, 2008, pour une analyse de la procédure classique du miroir).

2.2.2. Faire en sorte que l’individu se sente distinct des autres

Mais faire varier l’attention portée à soi ne nécessite pas forcément de dispositifs expérimentaux aussi sophistiqués. En effet, pour l’induire il faut et il suffit que l’individu se sente distinct des autres sur au moins un aspect de lui-même (Snow, Duval, & Silvia, 2004), mais pas obligatoirement sur un aspect qu’il considère comme important ! Même triviale, une

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distinction perçue entre soi et les autres amplifie la conscience de soi. Ainsi le simple fait de se percevoir, au sein d’un groupe, comme différent (Gibbons, 1990) ou inférieur (Mullen, 1983 ; Wegner & Schaefer, 1978 ; Wicklund & Hormuth, 1981) suffit à augmenter le niveau d’attention portée à soi. Mayer, Duval, Holtz et Bowman (1985) ont ainsi amplifié l’attention portée à soi de leurs participants simplement en leur faisant croire, à partir de leur date d’anniversaire, que leur pattern astrologique (alignement des planètes au moment de leur naissance…) était très atypique (c’est-à-dire partagé par seulement 1% de la population) vs

tout à fait commun (partagé par plus de 50% de la population). Eichstaedt et Silvia (2003) et Silvia et Eichstaedt (2004) ont proposé eux un questionnaire en ligne demandant aux participants d’écrire en quoi ils pensaient se distinguer des autres (des membres de leur famille, de leurs amis, et des autres en général). Enfin, Snow et ses collaborateurs (2004) ont simplement projeté aux participants un symbole lié au soi au premier plan d’une figure, au milieu d’autres symboles.

2.2.3. Amorcer le concept de Soi

Enfin, certaines études se sont contentées d’amorcer une focalisation attentionnelle sur soi en projetant aux participants de façon subliminale des mots associés au Soi ou non (e.g., Bry, Follenfant & Meyer, 2008 ; Schubert & Häffner, 2003), comme leur propre prénom (Macrae, Bodenhausen, & Milne, 1998 ; Silvia, Jones, Kelly, & Zibaie, 2011 ; Silvia & Phillips, 2013). Dans la recherche de Silvia et Phillips (2013), ce type d’induction implicite

conduisait aux mêmes effets, en termes de régulation comportementale et d’ajustement à une norme, que ceux générés par une induction explicite telle que la confrontation à un miroir.

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