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ambitions d’envergure et changements ratés

Paragraphe 1 la voie altruiste

B. Les principes mis à l’épreuve

1. Les waqfs

Le Waqf qui signifie étymologiquement « l’emprisonnement d’un bien légué dans le but de l’exploiter à des fins autres que son propre usage », est l’immobilisation d’un bien pour le faire fructifier et en donner le bénéfice à une œuvre d’utilité publique, pieuse ou charitable. Le bien donné en usufruit est dès lors placé sous séquestre et devient inaliénable. En d’autres termes, le Waqf est une sadaqa ou aumône continue dont les récompenses, l’utilité et les effets qui en découlent augmentent durant la vie du donateur et continuent après sa mort ; ses bénéfices étant distribués chaque année.

Selon divers hadiths, le Prophète lui-même, à Médine, aurait encouragé ses premiers disciples à effectuer des donations de cette nature287.

En témoigne la réponse qu’il fit à l’un de ses compagnons, Omar ibn al-Khattâb, qui l’interrogeait pour savoir comment il devait utiliser une terre qu’il avait acquise, et s’il fallait la donner en aumône : le Prophète lui conseilla d’immobiliser le fonds et de donner en aumône le produit qu’il en retirerait288.

En fait, la pratique des donations waqfs n’a véritablement commencé à se répandre qu’après la mort du Prophète et s’est progressivement généralisée. Il pouvait s’agir de dons de terres, voire de grands domaines, de jardins, mais aussi de maisons d’habitation, de boutiques, de fours, de bains, de pressoirs, d’écuries, de caravansérails, d’auberges, etc.289.

Donation faite à perpétuité, et inaliénable, le waqf demeure toutefois la propriété du donateur (waqif) durant sa vie, et fictivement après sa mort. Dans tous les cas, il est conseillé de constituer la donation devant le qadi. Le waqf doit être géré par un administrateur qui doit utiliser les profits de la fondation

287 Joseph Schacht, An introducation to islamic law, Oxford, Clarendon press, 1964, p. 14. 288 Louis Gardet, La cité musulmane : vie sociale et politique, Paris : J. Vrin, 1954, p. 85.

289 Juridiquement, le waqf constitue une catégorie à part entre la terre de kharâdj (propriété domaniale), et la propriété milk (privée). Les auqâf (pluriel de Waqf) «sont des biens religieux de mainmorte, immobilisés et frappés de séquestre au profit des fondations créées dans un but pieux ou d’utilité publique». Le bien ou l’ensemble des biens waqf d’une région ou d’une même fondation est, de par sa nature même, dotée de la personnalité civile.

conformément aux volontés des donateurs. Cet administrateur peut être le qadi, la personne qu’il aura nommée à cet effet, voire celle qu’aura désignée le donateur.

D’un strict point de vue juridique, si la redistribution des revenus est clairement établie, les juristes des différentes écoles ne s’accordent cependant pas sur le statut de la nue-propriété. Selon Abou Hanifa* et

Malék*, elle continue d’appartenir au donateur et à ses héritiers, mais ils ne peuvent pas en disposer.

Suivant Ibn Hanbal*, la propriété devrait revenir au bénéficiaire de la fondation. De leur côté, les tenants de l’école shafiite (Par rapport à son fondateur Al-Shafi’i*), rejoints plus tard par les hanéfites, considèrent que la propriété du waqf, «sacralisée» par la donation qui en est faite, appartient tout simplement à Dieu.

À l’origine, le waqf ne s’appliquait qu’aux biens immeubles. Une controverse s’est ensuite développée à propos des biens meubles : faisaient-ils ou non partie de la donation ? Y étaient-ils attachés juridiquement ? La question était d’importance, car elle concernait le mobilier courant et professionnel, les outils, et même les esclaves attachés au fonds... Abou Hanifa ne le pensait pas, mais ses disciples ne l’ont pas suivi et se sont trouvés, à quelques nuances près, en fonction des coutumes locales, en accord avec les tenants de l’école malékite qui assuraient que les biens immeubles faisaient partie du waqf. C’est l’opinion qui a généralement prévalu290.

290 Voir: Louis Milliot, Introduction à l’étude du droit musulman, 2ème éd., Paris : Dalloz, 2001, et Gardet, op. cit.

(*)Abou Hanifa, Malék, Ibn Hanbal et Al-Shafi’i, sont les fondateurs des quatre principales écoles juridiques musulmanes (appelées encore Mazhab) :

1. L’école Malékite ou le Malékisme par rapport à sa fondateur l’Imam Malék, Elle est actuellement majoritaire en Afrique du Nord et d’une partie de l’Afrique de l’Ouest. Suivie par environ 20% des musulmans, c’est la troisième école en nombre de pratiquants, et très suivie en France qui est la première école de ce pays.

Elle diffère essentiellement des trois autres écoles par les sources qu’elle utilise pour déterminer la jurisprudence. Si les quatre écoles utilisent le Coran, la Sunna, ainsi que l’Ijma (le consensus des experts) et les analogies (qiyas), le Malékisme utilise également les pratiques des habitants de Médine comme sources de la jurisprudence.

2. L’école Chaféite ou le chaféisme par rapport à sa fondateur l’Iman Al-Shafi’i est pratiqué en Indonésie, Turquie, Thaïlande, aux Comores, aux Philippines et en Inde et est la religion d’État au Brunei, Darussalam et en Malaisie, environ 25% des musulmans appliquent ses préceptes.

Adoptant l’opinion des traditionalistes, cette école limita la sunna aux seules traditions attribuées formellement à Mahomet, elle n’accepte le Qiyas que lorsque aucune indication n’a été fournie par les trois premières sources (Coran, Sunna, Ijma) et elle rejette catégoriquement l’opinion personnelle.

3. L’école Hanbalite ou le Hanbalisme par rapport à son fondateur l’imam Ibn Hanbal, est le socle du traditionalisme, est parfois présenté comme l’école le plus conservatrice de l’Islam sunnite. Les Hanbalites ne reconnaissent que l’Ijma à côté des trois premières sources (Coran, Sunna, Ijma).

Bien que minoritaire dans la population musulmane mondiale (8.5%), le Hanbalisme est prédominant dans la péninsule arabique. 4. L’école Hanafite ou le Hanafisme par rapport à son fondateur l’imam Abou Hanifa est la plus anciennes des quatre écoles musulmanes sunnites. Elle est la principale école de l’Islam depuis l’époque de la dynastie des Omeyyades. Elle est

particulièrement rependue en Turquie, où l’Empire ottoman l’officialisa. Elle représente actuellement 30 des musulmans. Aussi appelée école de la libre opinion ou «rationaliste», par opposition aux traditionalistes, c’est la plus libérale des quatre écoles dans le sens où elle a recourt à l’analogie (qiyas) pour déduire des principes, l’opinion du juge et la réflexion y tenant une large place. Cette école a été «manifestement influencé par les règles du droit romain de la tutelle et de la curatelle» (d’après : François-Paul Blanc,

Les waqfs dans le monde arabo-musulman

Les Waqfs ont pris une grande ampleur dans tout le monde arabo-musulman à partir du V° siècle de l’Hégire. Ils concernaient des fondations religieuses (mosquées, zâwiyas), des madrasas291, des hôpitaux,

et des donations diverses (terres, bâtiments, etc.)

Les biens waqf se multiplièrent : «Les maîtres et les étudiants en firent autant à cause des traitements attachés à ces organismes. Aussi y venait-on, d’Irak et du Maghreb, pour y faire ses études. Les marchés du savoir y étaient très fréquentés et l’océan des connaissances coulait à pleins bords.»292

En Espagne musulmane, à l’apogée de la dynastie omeyyade, dans la seule cité de Cordoue, on dénombrait quelque 500 hôpitaux et 400 écoles issues de Waqfs. Ces fondations permirent de financer, entre autres, les travaux scientifiques et médicaux d’Ibn-Rushd (Averroès), d’Al-Kazi, d’Ibn Sînâ (Avicenne) et de l’ophtalmologue Ali Ibn Isa, puisque, comme à peu près dans toutes les medersas, les étudiants étaient pris en charge par le waqf.

Ailleurs, les fonds des waqf ont été utilisés pour la construction de l’hôpital et l’école de médecine de Dar al-Shifa en Égypte en 875 AH293, du complexe médical Mouristân à Bagdad et l’hôpital Mansouri,

pour les bénéfices desquels Ibn Annafiss (celui qui découvrit le système circulatoire) donna sa maison et sa bibliothèque comme waqf.

En Perse, à Ispahan, à Hérat, ainsi qu’à Boukhara et à Samarquand, de même que dans l’Inde, des fondations identiques avaient été effectuées.

Une grande partie des donations concernait aussi des terres. Dans la Turquie ottomane, les waqf occupaient les trois quarts des surfaces cultivées, en Algérie au milieu du XIXe la moitié, en Tunisie et au Liban le tiers294.

291 Madrasas c.à.d école.

292 Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle, éd. Par Vincent Monteil, t.3, collection UNESCO d’œuvres représentatives, Beyrouth : Commission internationale pour la traduction des chefs-d’œuvre, tome II, p. 897.

293 AH c.à.d Après Hijra ou bien le calendrier Hégire (musulman), sachant que l’année 875 AH correspond à l’année 1470. 294 Milliot, op. cit, p. 543. Pour le Liban voir : Louis Massignon, « Les travailleurs agricoles et artisans urbains en Syrie et au Liban », dans : Le Monde coloniale illustré, VI, 1929 p. 141, et M. Jouplain, La question du Liban : études d’histoire diplomatique et de droit

Les Waqfs au Liban

Il est clair que le waqf était une tradition musulmane, mais elle a trouvé son chemin vers les autres communautés religieuses au Liban, surtout la communauté chrétienne295.

Ces Waqfs étaient réservés pour des différentes causes, même parfois pour des causes inattendues. On cite, à titre d’exemple, les grandes catégories des causes et des bénéficiaires des Waqfs au Liban:

• Les Waqfs pour les bibliothèques publiques, réserver aux bibliothèques publiques et à l’achat des livres pour les étudiants pauvres.

• Les Waqfs pour les hôpitaux.

• Les Waqfs pour les handicapés, aveugles, invalides, les voyageurs, les endettés, les veuves et les orphelins.

• Les Waqfs pour les Khans296 des voyageurs.

• Les Waqfs pour le forage des puits.

• Les Waqfs pour acheter les suaires et enterrer les pauvres.

• Les Waqfs des bougies, pour distribuer des bougies aux pauvres297.

295 On note ici l’existence d’un autre point de vue plus radical sur l’extension des waqfs chrétiennes au Liban présenté par Paul Noujaim, op. cit. qui aborde cette question dans sa thèse : « Les congrégations ont, à travers les siècles, acquis des bien considérables. Elle jouissaient de l’immunité en matière d’impôts et étaient exemptes des corvées, du logement des émirs et cheiks, et de toutes les autres prestations. Beaucoup de paysans, pour échapper aux impôts et aux exactions de Mokatedjis, se sont jadis placés sous la protection des couvents, et leur ont donné leurs terres, pour les recevoir ensuite en fermage. Sous la dépendance des moines et des couvents, ils vivaient dans une sûreté relative, car les biens monacaux et les biens des couvents étaient entourés d’un grand respect. Les seigneurs dans leurs guerres privées, évitaient de les dévaster et de les piller; les bandes qui, pendant les guerres civiles, pendant les luttes atroces entre Qaisites et Yamanites, désolaient la montagne, ne touchaient pas aux couvents, ni à leurs biens. Cette sécurité relative a donc, pendant des siècles, déterminé beaucoup de paysans à se placer sous la dépendance d’un couvent. Mais ce dernier, une fois en possession du sol, le gardait définitivement et l’englobait dans la mainmorte. [...] Les moines, dans leurs couvents, ont toujours mené une vie simple. Leurs dépenses, pour les besoins matériels, ont été assez restreintes et n’ont jamais absorbé qu’une petite partie des revenus des couvents. Ceux-ci ont ainsi pu, rapidement, se constituer, outre la fortune immobilière, une grande fortune mobilière. Ils s’en sont servis en partie pour acheter de nouvelles terres. En effet, de nombreuses guerres, l’insécurité qui, trop souvent, régnait dans la montagne, les exactions de la noblesse, des gouverneurs, des pachas ottomans ont jeté beaucoup de paysans dans la misère. Ils ont été obligés de s’endetter et, finalement, ils ont vendu leurs biens. Les émigrants, tous les ans, depuis plus d’un siècle, ont fait de même. Ce sont les couvents qui ont acheté ces terres. Ils en ont acquis d’autres, pour arrondir leurs domaines. Aux pauvres fellahs dont ils convoitaient le champ, ils ont offert de l’argent que dans sa gêne, il a accepté, Idem, pp- 563-564.

296 Khans c.à.d auberges.

Pour mieux comprendre comment cela fonction en réalité, on donne quelques exemples des œuvres financées par les waqfs au Liban dans la deuxième moitié du XIXe siècle:

• Le waqf du khanjy298 à Tripoli, réserver aux étrangers et aux pauvres de la ville, dans lequel ils

trouvaient de quoi manger, boire et dormir gratuitement299.

• Les Waqfs du pain300, pour en acheter et distribuer aux pauvres de la ville de Beyrouth301.

• Le waqf du sohfeh302 à Tripoli, consacrer à payer les prix des assiettes cassés par les employés

lorsqu’ils sont envoyés pour acheter quelque chose, pour ne pas être licenciés303.

• Un Waqf similaire existait à Beyrouth, celui des cruches304.

• Le waqf du Khan Al-Khiyatin305 consacré pour financer le Bimarestan306 des fous qui existait à

Tripoli307.

• Le waqf de Adhami308 à Tripoli, consacré pour l’achat des suaires pour les pauvres309.

• Le waqf des chiens, consacré à la nourriture des chiens et chats errants dans les rues de Tripoli310.

• Le waqf du lait, consacré à l’assistance pécuniaire aux enfants des femmes qui allaitent et aux veuves311.

Chacun de ces œuvres profitait de l’exploitation d’une série des biens immobilisés comme waqf à son profit. Par exemple, le Waqfs du pain profitait de l’exploitation de cinquante-trois bien Waqfs312 (Voir

annexe J).

298 Khanjy est un nom de famille.

299 Riyad Dablize, Tripoli d’antan, traditions et coutumes, Tripoli, Imprimerie Al Hadara, 1980, p. 147. 300 En arabe: waqf kofet el khobez.

301 Hallak, op. cit, p. 31.

302 Sohfeh ou Sahen, c.à.d. Assiette. 303 Dablize, op. cit, p. 147.

304 En arabe: waqf al ibriq, Hallak, op. cit, p. 33.

305 Khan c.à.d. une auberge, Al-Khiyatin c.à.d. couturiers, ce Khan existe toujours à Tripoli. 306 Bimarestan c’est l’ancien nom de l’hôpital.

307 Dablize, op. cit, p. 148. 308 Adhami est un nom de famille. 309 Idem. , p. 148.

310 Idem, p. 148. 311 Hallak, op. cit, p. 32. 312 Idem, pp. 84-87.

Nous avons cité dans cette section des exemples des œuvres charitables financés par les Waqfs, tandis que les œuvres qui profitaient des Waqfs touchaient les différents domaines de la vie dans la société libanaise313 à tel point qu’on a considéré, à juste titre, que «si nous faisons la comparaison entre l’action

des autorités publiques, selon la conception moderne de l’État providence, dans les domaines sanitaires et sociaux, on trouve qu’un budget assez important est réservé à ce genre d’intervention, tandis que la plupart des œuvres de ces domaines étaient financées par les Waqfs.»314.