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Constellation Eisenstein

2.1.1 Les trois sphères méthodologiques

Durant les dernières années de sa vie, le corps malade et le cœur ruiné, mais la tête encore survoltée, Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein s’atèle à mettre sur papier tout ce qu’il peut de son expérience personnelle et cinématographique à peine passée, avec, comme toujours dans chacun de ses écrits, ce curieux mélange de souvenirs plus ou moins intimes, d’anecdotes du métier, d’exégèses culturelles et d’envolées tout autant théoriques que lyriques. Tantôt mémoires, tantôt exposés conceptuels, cette somme de connaissances Eisenstein ressent semble-t-il un vif besoin de les regrouper dans plusieurs livres à caractère didactique et destinés aux artistes du cinéma qui viendront après lui : Régissoura, Mémoires, Montage, La non-indifférente Nature et d’autres, formant tous ensemble un projet d’Esthétique générale mûri depuis longtemps. Mais parmi ces ouvrages – tous irréalisables de part leur taille et leur ampleur, tous laissés inachevés ou sous forme d’esquisses – il est un ouvrage qui s’impose dans l’esprit d’Eisenstein comme plus important. Ce livre, s’il ne devait finalement qu’en avoir un, longtemps a-t-il pensé l’intituler

Grundproblem. Or, ce « problème fondamental » était déjà bien identifié, et

c’est ainsi que, finalement, ce livre se serait intitulé : Méthode.1

1 Barthélémy Amengual, dans sa préface à EISENSTEIN, S.M. Le mouvement de l’art. Coll. « 7e art », Paris : Cerf, 1986, p. 7 ; Aumont, 2005 [1978], p. 264, n. 4 ; Aumont, préface aux

La question de la méthode fut, dès ses premiers écrits et jusqu’à la toute fin de sa vie, la grande obsession de S.M. Eisenstein, ce qu’il reconnaît lui- même en 1943, ayant toujours en vue « l’incarnation d’une idée finale : l’obtention de l’unité » (Cahiers du cinéma, no 226-227, p. 28). Il a été plusieurs fois démontré à quel point son travail et sa pensée ont eu besoin de multiplier les angles d’attaque, à travers une grande variété de formes et de contenus, les films eux-mêmes n’étant qu’un des éléments, certes important, d’une chaîne créatrice plus large. Il a été également dit maintes fois que l’évolution intellectuelle du grand Soviétique ne craignit jamais de cumuler contresens et contradictions, du moins en apparence, et qu’en cela résiderait justement son mouvement propre, si particulier et sans cesse foisonnant. Encore une fois, lui-même le reconnaît, tantôt l’assumant, tantôt le déplorant. Que de

post-scriptum qui s’accumulent, de souvenirs ramifiés, de hors sujets qui

gâchent, selon lui, son style « d’écriture sérieuse » : « toutes sortes d’impétueux verbiages » (Eisenstein, 1989, p. 653). Mais malgré ce fort caractère protéiforme de l’œuvre, malgré le foisonnement de références culturelles, scientifiques ou théoriques – écrit, comme il dit, « à la Joyce » – malgré le très large spectre conceptuel qui vient irriguer tout le processus créatif de son cinéma, demeure une seule et véritable constante, sorte d’invariable dans l’idée mais d’une grande malléabilité selon le contexte et les problèmes rencontrés : nous voulons toujours dire la méthode.

Bien entendu, cela mènera directement à un autre concept, ce par quoi il a été tant célébré dans les manuels d’histoire : celui de montage. À certains moments, les deux concepts se superposent presque entièrement pour ne créer qu’une seule entité appelée « méthode de montage », comme c’est le cas dans

Montage 1938. Dans ce texte, il est fait mention d’une technique d’assemblage

des images comme « méthode de montage » qui aurait à articuler un contenu (celui d’une séquence donnée). Eisenstein parlera même plus loin de « méthode de montage de l’acteur et du spectateur », se référant à diverses techniques ou processus intérieurs de création (d’un personnage) et de réception (d’une scène,

d’une émotion, d’un film). Au début de sa réflexion, à partir des années vingt, il semble pour Eisenstein n’y avoir de méthode que de montage, et nul montage

possible ni pensable sans méthode (Eisenstein, 1958, p. 70, p. 87 sq., 92).

Cette idée aura une longue histoire : elle se compliquera passablement et se déclinera d’une multitude de manières bien distinctes tout au long de son parcours. Le problème de la méthode demeurera toutefois le point nodal de tous les instants, même lorsque sa réflexion déborde le cinéma lui-même et qu’il n’est plus question des enjeux ou des effets du montage proprement dit : lorsque vient le temps d’écrire ses mémoires, de donner ses cours, d’argumenter et d’alimenter une polémique ou de critiquer – à tort ou à raison – la démarche de l’un de ses contemporains. Le principal reproche fait à Vertov : méthode ; la principale avancée esthétique retrouvée tant chez Dickens que chez Griffith, mais en même temps leur limite commune : méthode ; ce que le savoir-faire japonais a à nous apprendre : méthode ; ce qu’il aura manqué à son maître et mentor, Meyerhold : méthode. Chacun des principaux enjeux de sa démarche ou bien sont lancés ou bien atterrissent pratiquement toujours en territoire méthodologique. Il faudra éventuellement nuancer. Il faudra savoir de quelle méthode parlons-nous au juste et, plus précisément, qu’est-ce qui est contenu sous ce terme toujours un peu trop vague et, à plusieurs égards, bien commode. Mais voilà sans contredit, pour nous, la grande avancée d’Eisenstein dans ce qu’elle offre de résistance pour le cinéma, celui que lui-même promouvait, théorisait ou combattait, et celui qui se fait encore actuellement et pour le temps qui vient. Si le cinéma écrit et filmé d’Eisenstein résiste encore et toujours aujourd’hui, c’est en grande partie à cause de cette fameuse question de la méthode, tout à la fois le squelette, le cœur et les poumons de son œuvre, de sa pensée. Eisenstein nous aura fait comprendre que résister au cinéma, par le cinéma, ne se fait pas sans méthodologie ni sans méthodes. Son travail relèvera bien des deux : une série méthodologique englobante, liant irrémédiablement le contenu à une forme qui se veut inédite ; et une panoplie de méthodes spécifiques qui répondent, chacune, à la dimension précise d’un problème. Que

la méthode de travail au cinéma devienne méthode de production par-delà le cinéma (Eisenstein, 1976 (2), p. 17-18).

Nous voulons dissiper un double malentendu, fortement ancré, qui vient fixer pour mieux catégoriser l’œuvre d’Eisenstein : d’abord il y a l’opinion tant répandue à l’effet qu’Eisenstein serait le père d’un cinéma de propagande et qu’il s’agirait là de son principal, sinon du seul véritable héritage qu’il nous laisse ; ensuite, et cela découle de ce qui précède, son cinéma est identifié comme étant politique essentiellement par les « sujets » et les thèmes qu’il aborde (les révolutions de 1917, certaines figures de pouvoir importantes, le désir d’émancipation de la classe prolétarienne, l’affirmation de valeurs spécifiquement socialistes, etc.). Pour les spécialistes d’Eisenstein, il est évident que ce sont là deux erreurs de lecture, tout au moins partielles, même s’il est accordé que ces deux assertions ne sont pas factuellement fausses (il est vrai qu’il a fait des films sur ces sujets).

Néanmoins, si nous prenons le temps de bien suivre les indications et les explications de l’œuvre du Soviétique dans ce qu’elle offre toujours aujourd’hui de vivacité, d’« efficience » (maître mot selon Aumont) et de consistance – en un mot, de résistance – il s’avère encore plus clair pour nous que cette œuvre cinématographique n’est pas d’abord politique par ce qui constitue sa matière thématique, mais bien par l’ensemble de son articulation, par le tissage hétérogène de ses différents matériaux pensés selon des procédés particuliers et précis. Suivant cela, si nous considérons son travail comme effectivement politique, c’est que l’œuvre entière se façonne en fonction de sa réception par une multitude de spectateurs, mais non d’abord, comme s’il s’agissait d’une simple propagation d’idées qui seraient, elles, plus ou moins « télégrammées » par d’obscures hautes instances du Parti. Il y a une grande force du cinéma, pratiquement indépassable par rapport aux autres arts, du fait que celui-ci s’adresse à l’esprit de masse et qu’il produit « cette intensification extrême de l’emprise émotive sur le public » (Eisenstein, 1974, p. 149), avec tous les

risques de dérive que cela suppose et dont le XXe siècle fut en grande partie le triste théâtre. Eisenstein n’est donc pas politique par le « script » de ses films, mais parce qu’il saisit et la force de persuasion, et le danger de propagande du cinéma. Il fait du pouvoir et de cette menace un enjeu central de tous ses films. C’est qu’on ne « triture » pas ainsi impunément le réel « dans tous les sens ». « Car le montage est si fort que, dans une certaine mesure, il rafle à son profit toute la puissance expressive du cinéma » (1976 (2), p.135). Nous tenterons de voir en cours de route s’il ne peut être également politique pour une autre raison, qui serait à venir, et que nous retrouverons sans doute à l’œuvre chez Syberberg et Welles.

Eisenstein, avant que d’être propagandiste ou cinéaste politique, est le dernier artiste romantique du XIXe siècle. Et nous affirmons ceci malgré la dure lumière stalinienne qui vient éclairer cette partie de son œuvre dite tardive. Nous voulons pour preuve cette idée avancée par sa principale biographe, Oksana Bulgakowa, selon laquelle il y a un profond apolitisme chez Eisenstein (déjà dans la préface, p. xi). Nous entendons ici politique en un sens, disons, premier et communément admis, celui que Jacques Rancière nomme plutôt

police : « l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le

consentement des collectivités, l’organisation des pouvoirs, la distribution des places et fonctions et les systèmes de légitimation de cette distribution » (Rancière, 1995, p. 51). S’il y a du politique chez Eisenstein, et c’est bien sûr le cas, au-delà d’un certain conformisme vis-à-vis des directives officielles et de la pression idéologique qu’elles exercent sur le créateur, ce politique émergera forcément ailleurs et autrement, selon nous, précisément dans ces capacités de résistances qui lui sont propres, et que nous tenterons d’exposer ici.

Or pour cela, nous n’élèverons pas, en ces pages, de statue au « génie » d’Eisenstein, ni ne chercherons à cerner l’essence du système théorique proprement eisensteinien : une totalisation de son œuvre est la dernière des tâches possibles, pour les raisons déjà brièvement évoquées et pour d’autres qui

suivront. Nous approcherons tout au plus certains fragments de son œuvre qui nous permettent d’aborder avec le plus de perspicacité possible certains processus de résistance de son cinéma, mais à partir d’une entrée bien particulière, celle dont nous parlons depuis le début, c’est-à-dire à partir de l’entrée méthodologique. Ce qui fait que, parce que ces fragments sont capitaux pour notre argumentation, leur liaison constellée se doit inévitablement de porter le nom propre d’Eisenstein. Ce ne sera pas vraiment le nom de l’auteur qui sera retenu, maître de l’unité du sens et de ses thèmes, mais le nom propre d’une individuation singulière résistante.

Ni culte ni monographie, cette constellation nous permettra d’exposer dans un premier temps les différents éléments constitutifs de la méthode eisensteinienne, pour en arriver à mieux présenter la nôtre, théorique et généalogique, à l’œuvre dans cette thèse. Cette constellation agira donc comme le passage entre une méthode de création et de pensée adoptée par un cinéaste, à une méthode pour penser le cinéma et les cinéastes.