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Constellation Eisenstein

2.5.1 Les grandes traversées de l’Histoire

Il n’y a nul doute possible qu’Eisenstein soit particulièrement attentif à l’Histoire avec un grand H ; elle fut son seul véritable thème et il l’a traité avec très peu d’effets intermédiaires, jouant des thèmes secondaires comme s’il s’agissait simplement des veines et veinules d’un même organe. Ce qui n’est nullement surprenant, sachant que l’Histoire ne peut s’envisager, se penser, ni se travailler sans abords méthodologiques adéquats.

Avançons d’abord ceci, quitte à devoir le modifier en cours de route : Eisenstein n’a cessé dans ses œuvres de réactualiser au temps présent ce que pouvaient – pour son peuple en premier lieu – les réserves historiques du passé, cherchant méthodiquement à forger du même coup un art cinématographique encore à inventer. Ce passé était abordé tantôt comme co-présent (La grève), tantôt il était simplement reconstitué (Alexandre Nevsky), sinon carrément re- légendé (Le Cuirassé Potemkine). À chacun de ses films, l’Histoire se révélera

à la fois comme agent et comme source, à la fois canal privilégié de questionnement et de re-mise en scène, et matériaux concrets dont il faut révéler la teneure politique par l’entremise de ce qui fait événement au présent (Ferro, 1977, p. 12). Ainsi l’Histoire avec un H majuscule doit nécessairement en passer par des histoires au h minuscule pour parvenir jusqu’à nous, spectateurs de toutes classes et de tous horizons. C’était le cœur de la proposition godardienne dans ses Histoire(s) du cinéma et l’une des grandes forces du cinéma de ce point de vue. Seulement, ces rapports à l’Histoire sont, pour Eisenstein, encore un peu plus compliqués que ne le suppose une telle articulation à deux niveaux : il s’agit moins, ici, des histoires du cinéma comme intrigues narratives et dramatiques par lesquelles, par exemple, Hollywood a fondé sa puissance et entretenu ses ascendances sur le reste des mythologies du monde, que d’un mélange – et des interrelations qu’il oblige – entre « évolutions » sociales, techniques, esthétiques et subjectives. Ainsi, chaque œuvre doit éventuellement et d’une certaine manière « fondre l’histoire personnelle de l’auteur, l’histoire sociale et l’histoire du développement des matériaux expressifs » (Ishaghpour, 1982, p. 47 – ce sera également le credo de notre dernière constellation).

L’intérêt manifeste d’Eisenstein pour certains événements historiques, pour certains sédiments laissés là en vue d’un temps futur, ne concerne pas directement, comme il y aurait lieu de s’attendre, cette idée d’une simple reconstitution. Il est vrai qu’Octobre fut pensé et créé en hommage aux événements de 1917, que le projet était né d’un désir d’immortaliser ce moment charnière pour la jeune société soviétique, qu’il est en fait un « condensé des grèves d’avant 1917 » et « un modèle de la société industrielle à une certaine phase de son développement » (Ferro, 1977, p. 134). Si bien que, faute de documents d’archive valables et tangibles, l’œuvre fictive d’Eisenstein élaborée comme une reconstitution historique a pris dans les mémoires l’espace dévolu

normalement à l’événement lui-même. Le film s’est substitué aux faits mais

non de l’histoire, mais du cinéma lui-même : la fusillade sous une bâche, le massacre de l’escalier d’Odessa, ne sont pas des faits historiques mais une invention, « une idée géniale de metteur en scène » (Chris Marker dans Le

tombeau d’Alexandre, 1993). D’un travail de reconstitution, l’on passe plus

directement à une restitution, fut-elle fabulée. Plus qu’un emblème, le film devient ainsi le signe même d’une révolution cristallisée, puis enseignée et remémorée telle. L’histoire est toujours contemporaine, disait Benetto Croce, c’est-à-dire politique, de rajouter Gramsci (cités l’un par Ferro, 1977, p. 96-97, l’autre par Traverso, 2005, en exergue p. 9).

Il est également vrai que ses dernières œuvres, Eisenstein les a consacrées à la vie de deux grandes figures historiques russes – Nevsky et le tsar Ivan – et qu’il a ainsi cherché à faire dialoguer ces vies avec les événements politiques se déroulant au présent : la montée du fascisme, du nazisme, de l’antisémitisme, l’inévitable Guerre et l’alliance avec l’Ouest, etc. Pourtant, ce n’est pas tant l’Histoire de ces temps plus ou moins anciens qui intéresse Eisenstein, tout comme ce n’est pas non plus son propre temps – le présent – qui stimule en premier lieu sa réflexion et son travail de penseur- cinéaste. Ce sont davantage les traversées que l’on fait en ces temps, qui priment à ses yeux. « Nous appartenons à notre temps, mais avant tout aux grandes idées que notre peuple est en train de faire passer dans la vie » (Cahiers

du cinéma, no 226-227, p. 110). Les luttes qu’engageraient les films avec

certains événements politiques sont secondaires, du moment que ce sont les différents processus de résistance engagés dans et par ces films qui tiennent concrètement le haut du pavé. Quelles sont les idées fortes de notre temps et comment permettent-elles au peuple de lui faire face, de l’appeler ? Comment sera-t-il possible de peut-être même le devancer, ce temps, afin de mieux le transformer ? C’est l’intempestif, nous le verrons, qui intéresse Eisenstein : ce qui va venir, qu’on entrevoit, mais qui demande à être actualisé dans une forme concrète qui en garderait la charge transformatrice.

Voici hypothétiquement les questions premières que l’Histoire suscite chez Eisenstein, mais surtout les modalités permettant ses traversées. Si une image créée ne peut être dissociée « de l’agir global des membres d’une société », ni « du savoir propre à une époque », celle-ci dépend également d’un

croire qui se décline tant individuellement que collectivement (Didi-Huberman,

2002, p. 49). En ce sens, Sergeï Mikhaïlovitch Eisenstein est bien de son temps, il marque profondément de ses travaux et réflexions son époque, tout comme est-il très influencé par elle, de multiples façons différentes. Mais par ces investigations méthodologiques qui lui sont propres, par la façon assez complexe qu’il aura de dialectiser les temporalités historiques et « historiennes », il existera une manière toute eisensteinienne d’être à la fois intemporel et intempestif. Ainsi garde-t-il pour nous son entière efficace : de la manière dont il a façonné la mémoire collective de la Russie et dont il intervient encore dans la nôtre (Proust, 1997, p. 101, p. 113).

C’est dire que le rapport qu’entretient Eisenstein avec l’Histoire est également dynamique, que celui-ci – comme les fragments constitutifs du montage cinématographique, comme les éléments composant le cadrage d’un plan – est pensé dynamiquement. À partir d’éléments d’un passé plus ou moins lointain ou plus ou moins rapproché, s’engage une dialectique mémorielle faite à partir du temps présent, mais par-delà ce que celui-ci renferme et propose en lui-même. À première vue, le passé est convoqué en tant que fonction possible du présent. Et ce qui sera significatif au bout du compte, ce seront les passages entre ces différentes temporalités ; comment le passé fera jouer du présent et

vice versa, en vue du temps qui vient. C’est ainsi que son cinéma n’est pas

reconstitution, mais restitution et fabulation, ce que nous révélait l’exemple soulevé par Marker au sujet du Cuirassé Potemkine. Comme l’affirme Youssef Ishaghpour : « Il ne s’agit pas seulement de ce qui du maintenant éclaire et réveille le passé, mais de ce qui, dans cette rencontre avec le passé, se révèle du présent » (2004, p. 14). Il ne s’agit donc pas non plus, pour nous, de faire fi de l’histoire et de ce que recèle le temps passé, dont celui d’Eisenstein à tel ou tel

moment, mais de saisir le caractère transitoire et hautement subjectif de la connaissance historique qui nous est livrée. Elle doit être toujours, pour le sujet- historien du cinéma, un moyen de connaissance et non une fin.

« Les marques extérieures du film historique (décors, costumes, ambiances, dialogues) ont beau être visibles de tous, être données comme gages d’un genre et d’un jeu sur le passé, la portée du film est le plus souvent liée au rapport que le passé reconstitué entretient avec le présent de la conception, fabrication, réception de l’œuvre » (de Baecque, 2008, p. 43). Dans son ouvrage Le passé, mode d’emploi, Enzo Traverso aborde de front cette (souvent délicate) question de la mémoire collective et ses implications politiques au présent. Dans un premier temps, il y a les matériaux du passé que l’historien ira creuser ; ensuite il y a la mémoire, la sienne et celles archivées, mais aussi celles cohabitant à son époque et qui doivent nécessairement intervenir dans ce rapport au passé.

« Les souvenirs sont constamment élaborés par une mémoire inscrite au sein de l’espace public, soumis aux modes de pensée collectifs (…). Cela a donné lieu à des hybrides (…) qui permettent à la mémoire de revisiter l’histoire en soulignant ses points aveugles et ses généralisations hâtives…» (2005, p. 29). Curieusement, alors qu’il existe une obsession mémorielle débordant un peu partout, « puissamment amplifiée par les médias » et « souvent régentée par les pouvoirs publics » (commémorations, « topolâtrie », invention d’une tradition, réifications du passé sous différentes formes), il semble que notre modernité soit plutôt marquée par un déclin général de la transmission (en référence aux thèses de W. Benjamin ; Traverso, 2005, p. 11-12). L’obsession dont fait l’objet tout événement qui impressionne la mémoire collective – cette façon maladive que l’on a de qualifier d’« historique » tout événement un peu spécial, anticipant de manière plutôt « hystérique » ce que l’on croit être une rupture véritable dans la suite des choses – cette obsession, donc, s’avère symptomatique de ce déclin, justement, et prête ainsi foi à l’idée avancée par plusieurs selon laquelle « l’histoire est une mise en récit, une écriture du passé selon les modalités et les règles d’un métier…qui essaie de répondre à des

questions de mémoire » (cela va, disons, de Ricoeur à Rancière, à Ferro et Didi- Huberman). L’Histoire réelle, comme cette discipline que l’on dit historique, naissent donc de la mémoire subjective, pour éventuellement s’en affranchir en mettant à distance le passé que l’on investit, en l’objectivant en quelque sorte, tout comme on réifiera à son tour la mémoire : la mémoire deviendra elle-même objet d’investigation historique. Aux risques de tomber dans ce que Traverso qualifie de « présentisme », il faudra tout de même comprendre que « l’advenu est dans une large mesure façonné par le présent, puisque c’est la mémoire qui « établit » les faits » (2005, p. 20-21). Toute lecture historiciste est ainsi trouée, à l’instar de la mémoire, mais aussi contaminée, de par sa nature subjective, par ses contextes de recherche et d’expression, par une multitude de facteurs divers. Et « pour prendre son essor, l’historiographie exige[ra] une mise à distance, une séparation, voire une rupture avec le passé, tout au moins dans la conscience des contemporains » (2005, p. 43), à l’aide notamment de « fractures symboliques » telles qu’ont été pour le XXe ces repères chronologiques : 1914, 1917, 1933, 1945, 1968…