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Constellation Eisenstein

2.5.3 Insuffisances historiques et dialectiques

a) Historiques

Noël Burch, dans sa Lucarne de l’infini, fait la mise en garde suivante : pour analyser un film, on ne peut se satisfaire d’une approche purement généalogique ou esthétique. « Le langage du cinéma n’a rien de naturel, il a une histoire et il est le produit de l’histoire » (1991, p. 20). Effectivement, nous ne pouvons nier cet ancrage fondamental du cinéma. Il est à tout instant, même des plus fictionnels, archive et manière d’archiver. D’un film à l’autre, cette puissance archivistique variera, elle possèdera un intérêt plus ou moins important selon les matériaux impliqués, selon leur contexte, etc. Nous pouvons admettre, avec Ishaghpour, que mis à part les images de synthèse, le cinéma et ses films sont toujours au moins « les témoins documentaires de leur tournage ; les films portent les traces visibles de leur temps, et sont marqués d’historicité » (Ishaghpour, 2004, p. 10). Sans être historique sur un plan générique, le film peut posséder des « marques d’historicité » qui situent le regard du spectateur : pour entrer dans la narration supposée, pour en sortir par la distance critique. Ce qui fera dire à Christian Delage que « la cinéphilie ne peut que précéder le métier d’historien » (Vertigo, n° 16, 1997, p. 14 et p. 21-22). Les fondements historicistes du cinéma ne sont donc pas remis en cause, ni même la capacité qu’il a de marquer l’histoire, de faire œuvre historique ou historienne. Nous disons seulement que la méthode historiciste n’est pas la plus résistante, elle n’est pas celle qui révèle le mieux les forces de résistance qui dynamisent une image, un film, une œuvre. Surtout qu’avec la recrudescence des études historiques en cinéma, on nous offre justement des contre-exemples de choix. Ces études ont sans aucun doute leur intérêt et leur importance pour l’appréhension théorique du cinéma ou même pour l’âme cinéphilique. Il ne s’agit toutefois pas d’une méthode de travail qui sied suffisamment à notre démarche.

Nous le voyons très bien lorsqu’il s’est agit d’aborder l’œuvre eisensteinienne. Un ouvrage tel que Film et histoire de Jérôme Bimbenet12, outre ses qualités à la fois de panorama et de synthèse, en est lui aussi rendu à épingler l’œuvre d’Eisenstein comme modèle de propagande dans l’histoire, assez importante d’ailleurs pour lui accorder un chapitre presque complet (2007, p. 151-183). Ou encore, dans ce numéro spécial de Vertigo, déjà cité, qui questionne avec un peu d’ironie le cinéma « face à l’histoire » : la dernière partie est justement intitulée, à l’interrogative, « Résistance à l’histoire ? » (1997, p. 146-180). Y sont convoqués, à titre d’exemples, des films et des cinéastes tout ce qu’il y a de plus « politiques » : films qui mettent en scène la Résistance historique durant la Seconde Guerre, avec L’Armée des ombres de Melville ; les grands représentants du genre politique que sont devenus Costa- Gavras et, plus à l’Est, Andrej Wajda ; le genre marginal et incompris par excellence, le grand Autre cinématographique, c’est-à-dire le cinéma expérimental ; et pour compléter le tableau, l’on convoque les figures de l’insaisissable vidéographique, celles que l’on ne peut vraiment catégoriser, en Chris Marker et Marcel Hanoun, celui-là même qui nous avait pourtant prévenu que nommer l’expérimentalité, catégoriser ainsi le travail du cinéma, c’était le réduire un peu plus au silence, c’était l’empêcher d’un peu mieux résister (Cinéma cinéaste, 2001, p. 47). Et que serait ce portrait d’ensemble sans que s’y soit glissé notre bon patriarche russe, Eisenstein (Vertigo, n° 16, 1997, p. 160). Bien sûr, ce regroupement est intéressant à plus d’un titre, notamment parce qu’il nous apparaît symptomatique de ce que l’on croit être politique au cinéma. Mais il faudrait peut-être entendre « résister à l’histoire » autrement : il faudrait effectivement tenir compte de cette historicité fondamentale du septième des arts, mais ne pas l’aborder historiquement, c’est-à-dire de façon un peu rigide et chronologiquement. S’il y a des risques, comme l’affirme effectivement Noël Burch, d’appréhender le film et son analyse par la voie généalogique, alors ce sera à nous de mieux définir ce qu’implique une telle

12 BIMBENET, Jérôme. Film et histoire. Coll. « U. Histoire contemporaine », Paris : Armand Colin, 2007, 286 pages.

méthode. Il faudra, nous le verrons, se souvenir que la généalogie nietzschéenne ne s’oppose en rien à l’Histoire, voire qu’elle tient même compte de ses trois modalités – la monumentale, l’antiquaire et la critique – pour mieux les déplacer, pour mieux les parodier et, ainsi, les faire résister. La généalogie « s’oppose au contraire au déploiement métahistorique des significations idéales et des indéfinies téléologies. Elle s’oppose à la recherche de « l’origine ». » (Foucault, 2001(1), p. 1005).

Pour ce faire, Michel Foucault remontera, pour mieux les récuser, trois postulats de l’origine intégrés à trop de méthodes qui se veulent historiques, tel que l’avait formulé Friedrich Nietzsche, principalement dans sa Généalogie de

la morale. Nous verrons qu’il y aura certains recoupements avec ce qui a déjà

été vu chez Didi-Huberman. Le premier postulat consistait à retrouver dans le passé, à l’aide de l’histoire, quelque chose comme l’essence d’une chose, son « cela même ». Le second désignait un point dans le passé comme « foyer de perfection », indépassable, avant qu’il n’y eut passage corrosif du temps. Enfin, le troisième postulat, lié aux deux autres, parlait de cette origine comme du « lieu de la vérité, antérieur à toute connaissance positive » (Foucault, 2001(1), p. 1006-1008). À cette approche historique comme recherche d’un point originaire immaculé et idéal, Nietzsche et, plus tard, Foucault vont proposer cette autre appréhension de l’histoire, peut-être plus bouffonne et plus « grise », mais dont la production de vérité sera davantage arrimée à cette « réalité documentaire » du réel. Ce sera bien sûr la généalogie, qui aura donc besoin également de l’histoire, pour « conjurer la chimère de l’origine » (Foucault, 2001(1), p. 1008). Si l’histoire possède effectivement ses événements – c’est-à- dire « non pas une décision, un traité, un règne ou une bataille ; mais un rapport de forces qui s’inverse » (Foucault, 2001(1), p. 1016) –, il faut savoir les reconnaître, nous dit Foucault, comme étant ce qu’ils sont, des « secousses » et des « surprises », des « maladies » et des « fêlures », des « défaillances » et des « intensités », c’est-à-dire « les résistances d’un corps », « le corps même du devenir » (2001(1), p. 1008).

Nietzsche ne récusait ainsi qu’une forme précise d’histoire, celle qui suppose un point de vue au-delà de l’histoire ou « supra-historique » : « une histoire qui aurait pour fonction de recueillir, dans une totalité bien refermée sur soi, la diversité enfin réduite du temps – histoire sous forme de réconciliation, avec un point d’appui hors du temps » (2001(1), p. 1014). Or, l’histoire que Foucault qualifie d’« effective » ne s’appuie dans les faits sur aucune constance, intérieure ou extérieure. Et elle est effective dans la mesure où la discontinuité est introduite « dans notre être même ». En cela, nous retrouvons une préoccupation méthodologique partagée par plusieurs, mais qui fut, nous l’avons vu, particulièrement bien résumée par Georges Didi-Huberman.

Au fait, pourquoi faut-il tant introduire ou réintroduire cette « discontinuité dans l’être » historique et, éventuellement, dans l’être cinématographique ? Foucault nous le dit très clairement : « les forces qui sont en jeu dans l’histoire n’obéissent ni à une destination ni à une mécanique, mais bien au hasard des luttes ». Le hasard, ici, n’est pas envisagé comme un tirage au sort, mais plutôt comme « le risque toujours relancé de la volonté de puissance qui à toute issue du hasard oppose pour le maîtriser le risque d’un plus grand hasard encore » (2001(1), p. 1016). C’est le fameux coup de dés nietzschéen, geste de résistance par excellence, ce que l’interprétation deleuzienne fait de l’Éternel Retour. Ce coup de dés « qui n’abolira jamais le hasard » est celui qui affirme tout le hasard ou tout le devenir en une seule main : « Lancer unique…numériquement un mais formellement multiple » (Deleuze, 1968, p. 152 ; 1962 p. 29-31 et Zourabichvili, 1994, p. 76-77). Ainsi, nous ne pouvons faire autrement que de suivre Deleuze dans sa description de l’histoire d’une chose chez Nietzsche, lorsqu’il affirme qu’elle est « la succession des forces qui s’en emparent, et la coexistence des forces qui luttent pour s’en emparer » (Deleuze, 1962, p. 4). Il n’y a effectivement histoire – et c’est ce que nous disait également Françoise Proust – que des rapports de forces qui se trament et de tendent, qui luttent et qui renversent à chaque moment les

formes de pouvoir, il n’y a d’histoire que de ces jeux de résistance. Le cinéaste capable de restituer ou de révéler concrètement dans des formes sonores et visuelles, ne serait-ce que partiellement, la dynamique de ces forces, ce cinéaste sera alors lui-même généalogiste. Parce qu’il aura su faire éclater la pluralité du sens historique, qu’il aura rendu manifeste les résistances historicistes au-delà de la chaîne causale, chronologique et successive des « événements » ; bref, il n’aura pas refermé sur soi les forces du temps, mais aura plutôt permis leur libre expression. Quel pourrait bien être ce cinéaste, sinon Eisenstein lui- même : par le caractère éclaté de ses réflexions et de ses méthodes de travail, au-delà du désir de synthèse, il libère des forces du temps.

b) Dialectiques

Le dernier élément qui nous manquerait pour effectuer ce saut méthodologique évoqué plus haut, qui nous ferait passer d’une dialectique ouverte à une généalogie, nous l’avons mentionné à quelques reprises, c’est la critique de la négativité. On l’aura maintenant compris, ce qui noue la dialectique, ce qui sert de moteur à son articulation, c’est cette négativité comme puissance de la contradiction. Et c’est de cette façon largement répandue qu’est généralement conçu par tout un chacun le concept de résistance et ses différents rapports, entre les choses comme entre les êtres. Untel pose une action qui installe un certain ordre des choses, et parce que cet état nie certaines forces incarnées chez tel autre, celui-ci résiste en niant la négation première, en vue de la détruire et de rendre également possible une nouvelle configuration : créer, d’une situation de double négation, un inédit positif. Ainsi pensée, la résistance en sera toujours réduite à jouer les seconds violons du possible. Or, nous l’avons vu dans notre introduction générale, cette conception réductrice, parce qu’essentiellement réactive, de la résistance ne peut tout simplement plus tenir depuis que les travaux de Foucault, Deleuze et Françoise Proust nous ont permis de penser autrement ces relations. La dialectique rend possible une

résistance méthodique, certes, mais elle reste en déficit d’effectivité ; elle pense, en premier lieu, les différents rapports de forces de la nature en termes dichotomiques de pro ou contra, et elle tente de résoudre ce conflit par une synthèse qui permettrait son dépassement. Mû ainsi par la contradiction, « le processus dialectique fait passer les deux termes l’un en l’autre jusqu’à les mener à une unité synthétique plus haute rachetant les limitations de la thèse et de l’antithèse » (Bergen, 2009, p. 16). Or, si l’on se réfère à ce qui a été vu en introduction, c’est que les forces de résistances sont ontologiquement premières et qu’elles ne cessent à tout moment, comme dans toute image, d’affirmer en elles-mêmes leur propre différence, même si cette affirmation s’avère partielle ou éphémère, et qu’elle oblige un déplacement, une transformation des forces et/ou des rapports de leur composition. Cette différence méthodologique n’a pas que des conséquences en ce qui concerne la manière d’aborder un problème – par exemple, la façon de concevoir l’image cinématographique, son rapport avec d’autres images et sa charge politique. C’est tout une appréhension et une aperception du monde, ainsi, qui diffèrent. Pour reprendre l’expression de Deleuze et Guattari, il ne s’agit plus, comme la dialectique, de peindre sur soi le monde, mais de peindre plutôt le monde sur soi (Deleuze et Guattari, 1980, p. 244). Même le renversement marxien d’une dialectique idéaliste en un matérialisme dialectique – tout comme celui de Didi-Huberman, d’une dialectique synthétique à une dialectique ouverte – ni changeront rien à l’affaire (Deleuze, 1962, p. 101 et p. 186). Les forces rencontrées et la dynamique d’attraction réciproque doivent, pour résister au mieux, affirmer leur propre

différence, leurs propres attitudes et postures créatrices, et le faire à nouveau,

sans cesse. Parce qu’elle « trouve son élément spéculatif dans l’opposition et la contradiction », la dialectique reflète une image différentielle fausse, inversée. Et en réponse à cette méthode d’une pensée immuable qui ne fait que conserver l’état des choses plus qu’elle ne le renverse, Nietzsche créera sa propre méthode. Ainsi, posera-t-il « la légèreté de ce qui affirme, contre le poids du négatif ; les jeux de la volonté de puissance, contre le travail de la dialectique ;

l’affirmation de l’affirmation, contre la fameuse négation de la négation » (Deleuze, 1962, p. 224-225).

De son côté, Véronique Bergen nous demandait de ne pas réduire la démarche dialectique aux clichés par lesquels elle était devenue, de libérer le schéma dialectique « d’une série de motifs qui le grève ». Elle souligne, avec raison, certaines forces dialectiques toujours aussi efficaces pour la pensée, pour la création (Bergen, 2009, p. 16-17). C’est de cela dont il était question tout au long de notre marquage de la démarche eisensteinienne : la méthode dialectique lui permet, plus d’une fois et de plus d’une façon, de résister. Or nous avons en partie cherché à démontrer que, s’il est finalement entendu que la question de la négativité s’avère n’être qu’un faux problème (Zourabichvili, 1994, p. 48 sq.), une pente de résistance plus prononcée est également à l’œuvre dans la démarche d’Eisenstein. Ce qui s’avère encore efficace chez lui, le véritable moteur de sa création, ce n’est pas une contradiction de surface, mais, plus profondément, un réel « sentiment empirique de la différence » qui impulse toute sa théorisation du montage.