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CHAPITRE 1 - CADRE THÉORIQUE

1. Les théories de l’action

Je débute ce chapitre par une forme de contextualisation des approches théoriques que je vais mobiliser par la suite. Les théories de l’action sont des fondements. D’une part pour le pouvoir d’agir : en effet dans « pouvoir d’agir », il y a agir, donc action. D’autre part, à propos de la pratique sociale du bénévolat, peut-on l’imaginer sans action ?

Ce qui suit n’est nullement une synthèse des théories de l’action. Je reprends, sans approfondir, ce qui me parait important pour ancrer la suite du cadre théorique.

1.1. B

REF PANORAMA

Au niveau philosophique, une distinction s’est opérée, dans les conduites humaines, entre un événement décrit par Georg Henrik von Wright (1971) comme « un système clos de comportements » et des conduites qui peuvent aussi « comporter un aspect d’intervention intentionnelle, qui justifie qu’on les qualifie d’action » (Bronckart, 2010, p. 13). Selon Jean-Michel Baudouin et Janette Friedrich (2001), « évoquer des actions, c’est évoquer nécessairement des intentions, des buts, des raisons d’agir, des motifs, des agents, des responsabilités » (p. 9).

La question de l’intentionnalité apparait donc comme une dimension constitutive de l’action. Pour Paul Ricoeur, l’intention est l’effet escompté du faire (Bronckart, 2010, p. 14). En abordant l’intention, on touche au sens même de l’action. L’intentionnalité renvoie aussi à la formation des valeurs qui justifient l’action. A ce titre, les travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (1991) autour de la justification offrent une clé de lecture très riche. En amont, l’agir communicationnel de Jürgen Habermas (1987) introduit l’idée de trois mondes (objectif, social et subjectif) à partir desquels les individus agissent (agir téléologique, régulé et dramaturgique).

L’agir communicationnel est […] pensé comme principe de discernement de trois sphères d’évaluation de l’action : l’agir téléologique, centré sur un but, propre au monde objectif et fondé sur des critères de vérité et d’efficacité ; l’agir régulé par des normes, propres au monde social, fondé sur des critères de justesse et de légitimité ; l’agir dramaturgique, propre au monde subjectif, fondé sur des critères d’authenticité et de véracité. (Baudouin & Friedrich, 2001, p. 11)

L’intérêt de cette approche, selon Jean-Paul Bronckart (2010), est de « montrer que la réalisation d’un agir s’effectue nécessairement au regard des systèmes de déterminations divers,

éventuellement en conflit, et non en tant que trajectoire rectiligne qui ne serait déterminée que par les propriétés définissant la responsabilité de l’agent » (p. 19).

D’un point de vue sociologique, les travaux de Marie-Noëlle Schurmans (2014) mettent en évidence trois focales dans les manières de considérer l’action : l’action contrainte, l’action motivée et l’action réciproque.

L’action contrainte, dont l’accent est mis sur le poids de la structure, est issue de la réflexion d’Emile Durkheim et plus tard de Pierre Bourdieu. Les critiques quant au déterminisme associé à Bourdieu manquent de nuance. En effet, ce dernier, sans renier les mécanismes de reproduction sociale et sa notion d’habitus (manière d’agir et de penser héritée), ouvre les possibles avec la fonction du dévoilement (fruit du travail du sociologue). Les individus peuvent donc, par l’intermédiaire d’une socioanalyse, transformer leur habitus (Schurmans, 2014, p. 101) et par là, s’émanciper4.

L’action motivée, principalement portée par Max Weber et Raymond Boudon, se focalise sur les significations qui sous-tendent l’action. Ainsi pour Weber, la signification qu’un individu attribue à son comportement « transforme le comportement en action » (Schurmans, 2006, p. 54). Dit autrement, attribuer une finalité (action rationnelle en finalité), c’est attribuer une signification interprétable par autrui, c’est en cela notamment que Weber est considéré comme le père de la sociologie compréhensive.

Enfin l’action réciproque, ou l’interaction, renvoie aux travaux de Georges Herbert Mead. Pour ce dernier, l’action des individus est éminemment sociale dans le sens où elle est un processus constant de coordination, qui permet l’acte social. Ce sont ses travaux qui sous-tendent l’interactionnisme historico-social, défini par Schurmans (2008) :

Cette perspective pose comme point de départ l’activité collective, c’est-à-dire les modalités pratiques d’organisation des groupes humains. Cette activité génère, à travers l’échange langagier, des représentations portant sur les modalités de fonctionnement du collectif, et elle engage par conséquent la constitution de normes actionnelles, ainsi que, par appropriation, la construction des représentations individuelles. C’est sur cette toile de fond que sont évaluées les actions singulières, et c’est donc à partir de cette évaluation que s’oriente l’action individuelle. (p. 72)

La citation qui précède montre bien comment l’action individuelle s’inscrit dans l’activité collective et comment la dimension sociale ne peut être ignorée pour comprendre ce qui pousse un individu à agir. Ma recherche traite justement de ces singularités au sein de l’activité collective.

Du côté des sciences de l’éducation, plus spécifiquement dans les travaux autour de l’ergonomie et de la didactique professionnelle, je trouve pertinent de relever la distinction opérée par Renan Samurçay et Pierre Rabardel (2004) entre les deux dimensions de l’activité humaine :

- La dimension productive : en agissant, le sujet transforme le réel (matériel, social et symbolique).

- La dimension constructive : en transformant le réel, le sujet se transforme lui-même.

Enfin, « la typologie des ressources cognitives ou ingrédients de l’action » construite par Michel Grossetti (2004) et reprise par Claire Bidart (2009), offre une clé de lecture intéressante à mobiliser pour comprendre l’engagement dans l’action.

4 Comme en témoigne Didier Eribon (2009) dans son livre « Retour à Reims ».

Ces ingrédients peuvent être activés ou non et combinées entre eux […]

- Les finalités : elles rassemblent les intentions, projets, objectifs, buts motifs... Ce sont des ressources que les acteurs cherchent à contrôler. [Elles sont instables].

- Les affects : ils témoignent de l’intensité émotionnelle, de l’intimité... Ce sont des relations qui s’avèrent pertinentes pour l’action, [mais qui sont très soumises aux aléas des interactions].

- Les théories : ce sont les « allant-de-soi », les représentations, les catégories de pensée, les typifications qui sont mobilisées. Elles permettent à l’acteur de catégoriser les événements et leurs relations. [Elles peuvent être discutées et amendées, mais ont beaucoup d’inertie].

- Les routines : elles relèvent des traditions, des dispositions, des conventions, des rôles…

Elles opèrent des réitérations du passé. [Elles se forgent avec le temps].

- Les valeurs : elles engagent les grandeurs, normes, conventions, jugements… ce sont des modes de hiérarchisation de l’action. [Elles sont difficiles à faire évoluer et sont sensibles aux changements dans l’entourage relationnel des personnes]. (pp. 228-229)

1.2 A

GENT ET

A

CTEUR

Après avoir brièvement esquissé quelques-unes des conceptions de l’action, j’en viens à l’individu et à sa marge de manœuvre dans l’action. J’aimerais d’abord relever une première particularité terminologique. La conception de l’agent varie selon les auteurs et leur arrière-fond théorique.

Albert Bandura (1997) par exemple, parle d’agency (traduit par agentivité en français) comme la

«capacité d’intervention sur les autres et sur le monde [qui] est à la fois d’essence sociale et médiatisée par un système cognitif de conceptions qui ressort d’un soi authentiquement singulier » (cité par Carré, 2004, p. 38). Baudouin (2013) évoque aussi cette notion d’être « l’agent de sa propre destinée », sous-entendu, d’être son propre destinataire (i. e. c’est l’individu qui décide, ce n’est pas quelqu’un ou la structure qui décide à sa place). Il s’agit du « pouvoir biographique du sujet sur son parcours de vie » (Baudouin, 2010, p. 3). L’ambiguïté du terme agent est d’ailleurs thématisée par Baudouin (2010) qui relève que

dans le langage ordinaire, le terme d’agent renvoie non pas […] à la capacité d’affranchissement ou d’initiative de la personne, mais au contraire à une stricte observance de l’exécution d’une action ou d’un plan d’action définis antérieurement dans un cadre réglementaire à caractère administratif (agent de l’Etat, agent de la fonction publique, etc.).

(pp. 5-6)

Cependant, à la suite des travaux en philosophie analytiques dont Ricœur se réclame, « il s’agit de stabiliser un concept d’action ou l’agent définit un rôle clé, puisqu’il est l’instance à laquelle on

« ascrit » l’action, c’est-à-dire à laquelle on l’impute » (Baudouin, 2010, p. 5). Ainsi le terme agentivité subsiste et est décrit ainsi :

L’agentivité définit de manière élémentaire et primordiale la capacité d’agir de la personne, quels que soient les champs d’actions concernés et quelles que soient les questions que l’on peut se poser sur l’autonomie ou l’indépendance de cet agir par rapport aux contextes culturels dans lesquels il se déploie. (p. 5)

Ricœur (2005) décrit l’agentivité comme la « puissance personnelle d’agir », mais il emploie également « pouvoir agir ».

Par «pouvoir agir», j’entends la capacité de produire des événements dans la société et la nature. Cette intervention transforme la notion d’événements, qui ne sont pas seulement ce qui arrive. Elle introduit la contingence humaine, l’incertitude et l’imprévisibilité dans le cours des choses. (p. 1)

On retrouve cette distinction citée plus haut entre événement et action.

Schurmans (2001) va privilégier le terme d’acteur et d’actorialité versus agent, agentité (et non agentivité) : «L'agentité caractérise les situations dans lesquelles la source d'un acte se considère comme étant agi, soit par autrui, soit par des circonstances aléatoires », tandis que « l'actorialité [c’est] lorsque l'acteur s'auto-attribue le statut d'auteur », ce qui amène le constat suivant :

« l'humain est indissociablement agent et acteur, dans la mesure où il est tout à la fois produit et producteur du social » (p. 164).

En ce qui me concerne, et pour ce travail, je préfère utiliser le terme d’acteur, pour éviter la confusion avec agent.