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Le bénévolat comme sphère « à part »

CHAPITRE 5 - DIMENSIONS CONSTITUTIVES DU POUVOIR D’AGIR

4. Inscription du bénévolat dans les autres sphères

4.1 Travail salarié versus Travail bénévole

4.1.3 Le bénévolat comme sphère « à part »

Le quatrième rapport d’engagement au regard de la vie professionnelle identifié par Simonet-Cusset indique une activité bénévole qui compenserait une activité professionnelle jugée peu épanouissante. Ceci est particulièrement le cas d’Ariane :

Pour moi c’est deux mondes différents quoi. Y a le monde du travail où je fais un job qui m’intéresse pas et puis auquel je crois pas, et puis le monde du bénévolat où je fais quelque chose qui m’intéresse et auquel je crois. (p. 8, l. 9-12)

La situation d’Ariane a déjà été évoquée au point 2.2 de ce chapitre. Elle évoque une frustration par rapport à sa vie professionnelle, par rapport à ses études d’ingénieure qu’elle n’a pas pu terminer, un décalage profond entre ses valeurs et celles de l’institution où elle travaille, et finalement ce besoin de respiration et de cohérence entre ses valeurs et ses actions. La sphère bénévole devient alors un

lieu d’investissement subjectif particulièrement important pour elle ; elle y mobilise toute son énergie, mais s’y épuise aussi. Il est frappant de constater à quel point la sphère bénévole devient une forme de substitut de sa vie professionnelle, d’ailleurs elle en parle ainsi :

Quand je devais organiser les trucs, faire les flyers, parce qu’avec les parents, machin, c’était, enfin, c’était du boulot quoi. C’était un 20 pourcents d’un travail normal quoi. (p. 6, l. 39-41) On est loin de la « respiration » recherchée au début de son engagement. Lorsque ce bénévolat devient trop lourd pour elle, elle cherche quelqu’un pour la remplacer. Ne trouvant personne dans un premier temps, elle s’accroche et reprend son activité de responsable jeunesse :

J’ai repris quoi. J’ai repris parce que moi je voulais pas que ce groupe il meurt quoi. Et puis hem, ça m’a demandé beaucoup d’efforts (gorge serrée, larmes). […] parce que j’en avais marre quoi, et pis, et pis niveau personnel j’avais plus d’énergie pour ça, et le travail ça allait pas, y avait plein de choses qui allaient pas, et pis c’est devenu une contrainte plutôt qu’un plaisir, mais d’un autre côté c’était aussi tout un truc que j’avais monté moi, j’y tenais, c’est mes malheurs, j’y tiens, et puis voilà j’ai repris ça quoi. (p. 5, l. 23-31)

Ce qu’Ariane évoque n’est pas loin de ressembler à une forme d’épuisement professionnel ; la charge émotionnelle contenue dans ces passages en témoigne. On sent toute la tension entre l’envie d’arrêter et vouloir à tout prix que ce qu’elle a construit perdure. C’est typiquement ce qui arrive quand des personnes ne lâchent pas leurs postes, quitte à s’épuiser, car ils savent pertinemment que ce qu’ils y ont développé va s’écrouler après leur départ. Lorsqu’Ariane trouve finalement une remplaçante de confiance, elle éprouve un immense soulagement :

Maintenant je suis tranquille, […] je sais que ça tourne, c’est… c’est bon le flambeau il est passé (émotion, larmes) (rire) ! (p. 6, l. 1-3)

Ces passages montrent comment Ariane surinvestit cette sphère bénévole, et finalement quel pouvoir d’action elle y développe, car si elle n’avait pas été convaincue de l’influence qu’elle exerçait au sein de cette association, elle aurait pu partir librement, sans se sentir responsable de ce qu’il adviendrait des activités jeunesse. D’ailleurs, pour assurer les arrières de la personne qui lui a succédé, Ariane fait pression pour que ce poste devienne rémunéré et qu’il soit ainsi mieux reconnu.

Elle obtient gain de cause et sa remplaçante est désormais salariée à 20%.

Actuellement, Ariane continue à s’investir dans cette association, mais de manière plus légère : C’est pas du tout le même investissement, c’est presque du loisir quoi. (p. 6, l. 35-36)

Ariane aurait-elle enfin trouvé cette bulle de respiration qu’elle recherchait pour compenser un peu sa vie professionnelle ? De ce côté peut-être, mais elle ne semble pas se satisfaire d’une activité où elle est plus consommatrice qu’actrice puisqu’elle s’est récemment lancée en politique.

Voilà un peu ma nouvelle contribution à la sensibilisation à la protection de la nature en fait […]. C’était un peu, un peu la continuité quoi, mais on changeait de niveau on va dire. (p. 11, l.

15-17)

Si pour Ariane, l’engagement bénévole est vécu comme une compensation de sa vie professionnelle, ou comme un lieu permettant de se réaliser, Julia est dans une autre logique. Toutes les deux séparent ces deux sphères, mais pas de la même manière.

Julia a subi une bifurcation professionnelle douloureuse (Annexe 5, p. 43, l. 5 – p. 44, l. 14), mais elle ne met pas en lien son engagement aux cartons du cœur avec cette rupture professionnelle.

Aujourd’hui encore, alors qu’elle est maintenant bien installée en tant que thérapeute indépendante, elle ne fait aucun lien – et ne souhaite pas en faire – avec son activité bénévole. Ce sont deux sphères bien distinctes :

Je parle jamais à mes patients de ce travail. Pour moi ça serait un peu « m’as-tu vu », j’ai pas envie de ça. Ça c’est ma démarche, c’est mes convictions personnelles. (p. 41, l. 1-3)

C’est tellement plus important à mes yeux de dire : « Non, y a mon taf où je bosse monstre beaucoup » […] Et puis ben y a ce temps-là. (p. 45, l. 10-12)

Cette volonté farouche de ne pas relier ces sphères est peut-être héritée du milieu socio-économique duquel est issue Julia :

Aujourd’hui j’ai une belle maison, j’ai pas de soucis financiers mais je bosse douze heures par jour. Je veux dire j’ai pas touché d’héritage, tout ce que j’ai bâti je l’ai bâti à la force du poignet, je bosse énormément. (p. 36, l. 40-42)

De manière très rapide, on peut dire que pour Julia, le travail rémunéré sert à gagner de l’argent (et tant mieux si en plus il est épanouissant et valorisant), tandis que le bénévolat a une autre fonction, déjà évoquée plusieurs fois plus haut en ce qui la concerne. Cloisonner revient ainsi à éclaircir les rôles des différentes sphères.

La posture de Susana est encore différente : alors qu’elle a beaucoup perdu confiance en elle au niveau professionnel, toutes ses tentatives de recherche d’emploi ayant été infructueuses depuis son retour en Suisse (Annexe 5, p. 61, l. 6-22), elle se sent plus sûre dans une activité non rémunérée :

Pour aider ou si quelqu’un me demande pour faire un travail pour aider, je crois que j’aurais plus de confiance que si j’étais payée, je sais pas si je me fais comprendre. Comment dire ? J’ai toujours l’impression que si c’est pour aider, j’arrive à faire les choses et tout ça, mais si c’est pour travailler formellement… [i.e. travail salarié] que je me sens pas à l’aise, c’est un peu bizarre. (p. 60, l. 27-32)

La sphère bénévole agit donc comme un lieu extrêmement sécurisant pour Susana. Cette dernière est cependant très pessimiste quant à ses chances de trouver un emploi salarié ici en Suisse de manière formelle. Par contre, elle pense que le réseau développé au niveau informel peut l’aider dans cette démarche de réinsertion sur le marché du travail.

Dans cette partie sur le bénévolat comme sphère à part, il convient de s’arrêter aussi sur Gilles.

Comme on l’a déjà vu, sa sphère bénévole entre en collision avec sa sphère professionnelle, notamment pour ses activités politiques ou celles au sein de l’Eglise catholique. Cependant, au niveau du discours, Gilles revendique l’idée du bénévolat comme un espace de réalisation personnelle et sociale non relié à des préoccupations ou des contraintes professionnelles. Aussi, lorsqu’il évoque son activité pour l’association des jeux de société, il la décrit comme étant du bénévolat strict :

C’est un intérêt annexe, ça fait partie du hobby que j’ai toujours eu pis que j’ai suivi… […]. Pis qui correspond plus à l’engagement… enfin, désintéressé du bénévolat. Parce que c’est vrai que quand on parle de bénévolat en politique, oui y a du bénévolat mais on est toujours un peu connoté parce que les gens le teintent d’un peu d’intérêt. (p. 89, l. 11-15)

Gilles est conscient du fait que le bénévolat peut être un atout pour trouver du travail ou pour développer son réseau de manière ciblée. Il aime donc avoir cette autre activité bénévole qui sort de ce schéma et qui correspond à un engagement désintéressé visant son propre plaisir. Cependant, les

valeurs que Gilles prône, comme l’égalité et la démocratie se rejouent à la perfection dans cette activité bénévole désintéressée.

J’aime bien le monde du jeu parce que là, ben voilà, là vous êtes à égalité. Enfin, je sais pas, vous jouez aux dames avec n’importe qui, vous pouvez être plus ou moins habile, après, pis encore les dames c’est encore différent parce que c’est que de la tactique, mais la plupart des jeux se jouent avec du hasard où vous devez jeter les dés pis savoir si ça marche ou pas. Enfin ça veut dire que voilà, quel que soit notre background personnel ben on se retrouve face à un autre joueur qui a aussi un autre background qu’on connait pas du tout et puis chacun ses chances et ça […], je trouve assez sympa. (p. 95, l. 4-11)

Pour Gilles, l’espace bénévole ouvre des opportunités de réalisation de soi moins contraintes que dans d’autres contextes (professionnel ou familial). En cela, c’est un espace plus démocratique, qui pourrait tendre à réparer certaines inégalités que l’on trouve dans d’autres sphères :

Le fait de se dire qu’on a la possibilité de, qu’on a notre vie familiale, qui nous est ben, qu’on a choisie mais après qui s’organise, on a notre vie professionnelle qui est ce qu’elle est parce que même avec les possibilités qu’on a trouvées à un moment donné et sur nos capacités et sur les disponibilités du marché. Et puis on a un reste du temps qu’on peut consacrer à des activités que l’on souhaite. Et puis ça nous permet aussi de nous réaliser dans d’autres activités et pis moi c’est ça que je trouve, je trouve fascinant. (p. 92, l. 28-34)

Dans ce qui précède, Gilles décrit très bien comment certaines sphères sont plus contraintes : la sphère professionnelle dépend du marché et de notre formation qui elle-même dépend bien souvent du milieu socio-économique duquel on est issu. Cette sphère peut être choisie, mais pas toujours.

Tout comme la sphère familiale, qui est en principe choisie, mais personne ne choisit d’avoir un parent malade dont il faut s’occuper. Sans compter la garde des enfants qui est extrêmement contingente des places disponibles. Pour Gilles, le bénévolat offre un autre espace, où la liberté est plus grande, même s’il est conscient que le bénévolat reproduit également des inégalités sociales.

L’activité bénévole c’est ce qui permet à l’individu de dire : « ben moi j’ai envie de pouvoir faire ceci, j’ai envie de m’investir dans tel domaine, j’ai envie de m’investir dans le sport, j’ai envie de m’investir là-dedans » et puis c’est quelque chose de librement consenti puisque voilà, il a le choix de le faire, de pas le faire. (p. 92, l. 16-19)

En reprenant la conceptualisation de Zask (2011) sur la participation, le bénévolat offrirait un espace permettant un équilibre entre les trois dimensions de la participation, et ce dans une vision démocratique. C’est également l’idée de Sen (2009), pour lequel un individu devrait être en capacité de choisir la vie qu’il désire mener et à laquelle il accorde de la valeur.