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De l’intention à l’action

CHAPITRE 5 - DIMENSIONS CONSTITUTIVES DU POUVOIR D’AGIR

2. De l’intention à l’action

Des ressources sont nécessaires à l’action, un certain nombre ont déjà été listées plus haut, comme un environnement familial rassurant ou stimulant, des aptitudes ou compétences développées hors cadre scolaire durant l’enfance, des modes de pensée construits dans les instances socialisatrices. A cela s’ajoutent des événements, un tournant biographique, un contexte social et politique particulier qui font passer à l’action. Parfois, il s’agit d’un déclencheur, d’autres fois, il s’agit plus d’une continuité construite au fil du temps.

2.1 U

NE CONJONCTION D

ÉLÉMENTS FAVORISANT LE PASSAGE À L

ACTION

Pour Julia, on peut identifier une conjonction d’éléments qui enclenchent une prise de conscience, puis une décision d’agir :

Au moment où je quitte le scoutisme où on faisait plein de choses, ben voilà, on allait, on s’impliquait dans les communautés et puis que je pars en Angleterre, je reviens avec un mari, on fait des enfants, donc là y a une période, très rapidement, peut-être trois, quatre ans plus tard, je revois mes amies et on se dit : « mais c’est pas possible, on est des gâtées-pourries de la vie, on a tout, on a des jolis mômes, on a des mômes en pleine santé ». (p. 36, l. 22-27) Un jour… ben y avait les Restos du cœur qui émergeaient en France donc avec toujours ces fameuses amies [scoutes] on a commencé à faire des collectes ici et on allait les amener à [ville en France] au centre le plus proche des Restos du cœur. […] Et pis après il est arrivé qu’il y a eu une émission, un petit truc, un petit scoop à la télé au courrier romand ou Dieu sait quoi, qui disait que justement, un journaliste sur [ville romande] avait mis sur pied, là, tout juste sur le moment quelque chose qu’il appelait les cartons du cœur parce qu’il s’est rendu compte qu’il avait plein de petits mômes qui venaient à ses entrainements de foot et qui manifestement ne mangeaient pas trois fois par jour. (p. 32, l. 29-39)

Et là-dessus, hem, ben un peu une prise de conscience, on était plusieurs à avoir vu ça pis on s’est dit : « Mais si à [ville romande] y a des soucis y en a chez nous, il faut pas se leurrer », et on décide, on prend contact avec lui, il nous explique ses structures et on décide de mettre ça sur pied sur [grande ville en Suisse]. (p. 33, l. 3-6)

Le verbatim de Julia oscille entre une dimension collective de l’action avec ses amies scoutes, voire globale avec le sentiment de faire partie du grand mouvement des Enfoirés et des dimensions très personnelles, ou du moins exprimées comme telles dans l’extrait ci-dessous, avec des valeurs portées de manière très interne:

Ir : Mais pourquoi vous avez été touchée par cette problématique en particulier ?

Julia : Parce que pour moi c’était inconcevable (accentué) […] le phénomène de la faim chez nous. C’était juste pas possible, c’est quelque chose qui me touche énormément qu’on puisse avoir les pires soucis c’est une chose, mais quand je vais chez des retraités, des gens qui ont, je sais pas, là ça m’est arrivé l’hiver passé… 80 ans, pff, et d’arriver chez des gens âgés comme ça qui sont au bout de leur vie et qui ont rien à manger, mais c’est d’une violence ! Mais c’est d’une injustice, mais c’est juste insupportable ! […] Qu’aujourd’hui y ait des gens qui aient tout simplement faim, c’est inadmissible quand on voit le gaspillage qu’il y a partout. (p. 33, l. 33 – p. 34, l. 9)

Au sentiment d’action dérisoire d’amener de la nourriture à Annemasse pour les Restos du cœur, se superpose une possibilité d’action concrète et locale, dont Julia se sent capable. Elle agit selon une éthique pragmatique d’après les termes de Vermeersch (2004) :

Là y a un job à faire et pis un job qui était dans mes cordes, voilà, alors après ben tu te poses pas tellement de questions quoi. (p. 34, l. 9-10

2.2 D

ES SITUATIONS CAPACITANTES

On retrouve dans ce qui précède tous les éléments indiquant que la décision d’agir (suivie de la capacité d’agir) est profondément située et est indissociable du parcours de la personne. Comme le montrent les travaux de Zimmermann (2008, 2014), le pouvoir d’agir de Julia dépend (i) de ses options de valeurs (construites dans le scoutisme mais fortement internalisées), (ii) d’une série d’initiatives portées par un collectif ou par un individu (émergence des Restos du Cœur en France et initiative locale d’un journaliste suisse), (iii) de la situation familiale de Julia (aisance financière, vie familiale épanouie), (iv) d’un réseau (amies scoutes partageant les même valeurs), (v) et enfin de ressources personnelles (confiance en soi, sécurité affective, sentiment de compétence par rapport à une action locale). Tous ces éléments se cristallisent dans une situation où Julia a envie, se sent prête et est en capacité d’agir.

Ce temps, entre un moment de l’histoire de Julia et le contexte dans lequel elle évolue, peut être considéré comme une situation potentielle de développement du pouvoir d’agir. Potentielle, car Julia aurait tout aussi bien pu en rester au stade de l’intention et ne pas déployer son action.

Gilles évoque son entrée dans le monde politique et comment ces cinq années d’apprentissage de la politique lui ont donné le goût de s’y investir.

Y a eu un événement qui a eu un impact assez décisif sur mon existence future, c’est qu’il y a eu les élections pour la Constituante cantonale et puis là on m’a demandé si j’étais intéressé à être candidat et puis je me suis dit : « Bon, on peut pas continuellement dire qu’on n’est pas satisfait d’un certain nombre de choses et puis ne pas s’engager », enfin le jour où cette fameuse logique de « aide-toi, le ciel t’aidera », pis surtout faut mettre la main à la pâte pour que les choses s’améliorent et puis pour faire avancer nos idées ou pour s’investir pour la collectivité. […] par le hasard des urnes j’ai été élu à la Constituante, ce qui m’a permis de faire cinq ans dans cette assemblée très particulière qui était assez intéressante parce que ça permettait de mettre le pied à l’étrier de la politique sans forcément faire de la politique avec tous les côtés rébarbatifs qu’elle peut avoir. […] j’étais aussi allé voir ce que proposait le [parti Y] mais j’ai un peu compris que c’était… difficile de s’exprimer dans ce cadre-là et pis j’ai senti un accueil chez les [parti X] que j’avais jamais vu avant. Enfin j’avais l’impression qu’en s’exprimant, j’étais tout jeune, j’étais écouté pis on prenait la peine de me répondre, j’ai trouvé ça intéressant. […] De fil en aiguille après la fin de la Constituante ben je me suis rendu compte que la politique m’intéressait et puis je me suis investi au niveau local en politique.

(p. 80, l. 37 – p. 81, l. 22)

Là encore, le cadre proposé par Zimmermann montre comment Gilles s’est retrouvé en situation d’agir : une opportunité d’entrer dans le monde politique, un accueil bienveillant, le sentiment d’être écouté, une manière de concrétiser ses valeurs et ses attentes (on peut pas continuellement dire qu’on n’est pas satisfait d’un certain nombre de choses et puis ne pas s’engager), une possibilité de comparer les partis entre eux et de tester le monde de la politique en douceur, dans un

environnement relativement protégé, et finalement la confiance et la reconnaissance qu’il reçoit (j’ai été élu). Si Gilles mentionne l’élection à la Constituante comme le déclencheur (l’élément décisif selon ses termes), on voit que cette situation se déroule sur une temporalité relativement longue et que les ressources dont Gilles a pu bénéficier durant ce temps, associées à une volonté de s’engager pour la communauté (valeur ontologique comme on l’a vu précédemment), ainsi que des préférences (la politique m’intéressait), forgent la décision de Gilles de s’investir en politique. Il convient d’insister sur ce formidable environnement institutionnel dont a bénéficié Gilles au niveau politique : on est venu le chercher, il a été accueilli et écouté, il a pu tester et même comparer et enfin, il a été élu. Il a bénéficié de toutes les structures de plausibilité que l’on peut imaginer. A ces ressources ajoutons également les autrui significatifs mentionnés par Gilles, qui l’ont accompagné tout au long de son parcours et dont il se reconnait dans les valeurs (voir Annexe 5, p. 98, l. 38 – p.

99, l. 11). Ces personnes (modèles) sont à la fois une ressource (dans les échanges professionnels et politiques) et une figure de légitimation par rapport aux valeurs portées par Gilles. Ces personnes participent aussi au fait que Gilles a pu s’investir en politique et « prendre part » à un projet commun (Zask, 2011). Enfin, n’oublions pas non plus que Gilles est issu d’une famille d’engagés dont il semble être l’héritier, ce qui n’est pas le cas de ses frères et sœurs qui ont moins suivi cet élan.

Tant Gilles que Julia ont bénéficié d’environnements très institués et soutenants, comme le scoutisme, la communauté catholique ou encore la Constituante. On voit donc bien que le pouvoir d’agir dépend d’une conjonction d’éléments et de ressources, tant internes qu’institutionnelles.

Cette prise de décision « situationnelle » se trouve aussi fortement chez Ariane qui décrit le moment où elle s’engage en tant que responsable d’activités jeunesse pour une Association de protection de la nature :

J’étais complètement frustrée, bon déjà j’avais pas mon diplôme d’ingénieur, et puis je faisais un travail de secrétariat que j’avais fui quelques années avant quoi. En plus dans le génie civil, qui est l’antipode de la nature, hein, s’ils pouvaient bétonner le lac ils le feraient, donc c’était… Enfin, il me fallait, il fallait que je puisse respirer à côté quoi, que je fasse quelque chose en accord avec mes convictions en fait, et pis aussi mettre à profit ce que j’avais appris, pis j’avais envie de communiquer, ouais, ce que je savais au fait. Pis bon, ben comme j’aime les enfants, puisque déjà dès le départ je m’étais dirigée vers l’enseignement […] ben c’était ce qui fallait quoi. Et pis, bon, c’est un peu le hasard aussi, il y avait dans le journal, ils cherchaient un bénévole pour faire ça juste au moment où j’ai commencé au Service des XX.

(p. 3, l. 15-25)

Une insatisfaction liée à son emploi qui ne correspond pas à ses valeurs écologiques, le fait de ne pas avoir décroché son diplôme d’ingénieure et une annonce de recherche de bénévole pour une association qui allie protection de l’environnement et travail avec les enfants, tous ces éléments poussent Ariane à l’action et lui permettent d’avoir un lieu dans lequel elle peut actualiser ses valeurs et respirer à côté du travail salarié.