• Aucun résultat trouvé

Les structurae grecques et romaines (2, 8, 5-6)

incertum, quasi-reticulatum, et reticulatum)

3.4.3. Les structurae grecques et romaines (2, 8, 5-6)

Après avoir exposé ses idées sur les procédés de la structura caementicia, le théoricien va inventorier et comparer, en trois paragraphes, les techniques grecques et romaines de maçonnerie. La différence entre les méthodes romaines et grecques d’assemblage, que n’indique pas Vitruve dans son chapitre 8, consiste, par exemple, en l’utilisation, pour les Grecs, de blocs ou de moellons quadrangulaires parallélépipédiques dont la valeur esthétique est un gage de solidité visible. De plus, quand il s’agit de bâtir un ouvrage de type

emplecton, les maçons romains semblent plus soucieux de rapidité que de qualité, à l’inverse

de leurs collègues hellènes.

§

Généralités sur les maçonneries grecques et romaines (2, 8, 5) ; syntagmes

techniques

Selon notre théoricien, les Grecs n’utilisent pas, à l’inverse des Romains, « une maçonnerie plastique faite de moellons à parements dressés (e molli caemento structura polita), mais quand ils n’ont pas recours à la pierre de taille, ils disposent des rangées de pierre de silex et d’autres de pierres dures et font alterner d’assise à assise les joints montants, comme pour la maçonnerie d’un appareil de briques : ils obtiennent ainsi une solidité parfaite et inaltérable. » Vitruve poursuit : « Ces structures sont de deux types : la première est dite

isodomum, la seconde pseudisodomum. » 157

156 Vitruve II, Introduction, p. LIII.

157 Vitr. 2, 8, 5 : Itaque non est contemnenda Graecorum structura ; non enim utuntur e molli caemento structura polita, sed cum discesserunt a quadrato, ponunt de silice seu lapide duro ordinaria, et ita uti latericia struentes alligant eorum alternis coriis coagmenta, et sic maxime ad aeternitatem firmas perficiunt uirtutes. Haec autem duobus generibus struuntur : ex his unum isodomum, alterum pseudisodomum appellatur. Trad. L. Callebat.

Technique romaine

Le procédé romain d’opus caementicium est résumé en une brève phrase :

— uti e molli caemento structura polita « user de maçonnerie parementée en moellon tendre, se servir d’une maçonnerie plastique faite de moellons à parements dressés ».

Le caementum molle peut désigner la qualité de la pierre, mais aussi, par synecdoque, la plasticité de l’ensemble moellons-mortier, qui caractérise l’opus caementicium. L’adjectif

mollis est usité en 2, 7, 5, avec l’expression désignative à deux termes lapidicinae molles qui

qualifie les carrières de tufs volcaniques tendres des environs de Rome (Grotta Oscura, de Monteverde, Paglia, Tor Cervara, Anio, Fidènes, Castel Giubileo). En 2, 8, 2, potestas mollis et

rara dénote la nature tendre et poreuse des moellons et ceux-ci peuvent être extraits des

mêmes carrières de tufs qu’en 2, 7, 5. De la sorte, caementum molle « moellon de tuf volcanique tendre » semble être l’agrégat le plus couramment utilisé pour la construction des murs : il paraît donc logique qu’il désigne par synecdoque la plasticité de l’ensemble moellons-mortier 158. On retrouve caementum molle en 2, 8, 8. Quant à l’adjectif polita, qui accompagne structura, il peut s’appliquer aux parements « dressés », dont on a abattu les saillies (opus incertum) ou dont on a aligné les blocs au fil à plomb (opus reticulatum).

Technique grecque

D’après Vitruve, les maçons grecs n’ont pas recours forcément à la pierre de taille (cum discesserunt a quadrato).

— ponere de silice seu lapide duro ordinaria « poser des assises de roches ou de pierres dures » — alligare eorum alternis coriis coagmenta ita uti latericia struentes « alterner d’assises en assises les joints montants, en maçonnant comme des ouvrages de briques crues »

Le syntagme cum discesserunt a quadrato (genere) peut signifier ici « toutes les fois que les maçons grecs s’écartent de l’opus quadratum » et non pas que les Grecs ont abandonné, à l’époque hellénistique, l’opus quadratum. Selon P. Gros, le verbe au parfait de l’indicatif

discesserunt est davantage « gnomique » que temporel et l’indicatif après cum incite à voir

dans la conjonction l'équivalent d’un « toutes les fois que » 159. On a donc une évocation de l’opus quadratum (ou plutôt genus quadratum), lequel est la méthode d’édification la plus traditionnelle et la plus noble : un appareil rectangulaire dont les blocs parallélépipèdes rectangles sont des pierres de taille assemblées en assises horizontales sans mortier (Fig. 2).

158 Vitruve II, pp. 116-117, n. 1.

On peut comparer cette description des murs quadrangulaires, avec 2, 3, 4, qui dépeint plus en détail la manière dont une paroi d’adobe (opus latericium) est maçonnée : « Dans une maçonnerie, on dispose, d'un côté, une rangée de briques crues (lateribus ordines), et de l’autre côté, des demi-briques (semilateres). On les maçonne de niveau, de chaque côté, la liaison des murs est assurée par une disposition alternée de leurs assises (alternis coriis

parietes alligantur) et le milieu de chaque brique porte sur un joint montant (et medii lateres supra coagmenta conlocati). » 160 L’adobe a ici une forme parallélépipédique comme l’atteste le paragraphe 2, 3, 3. La comparaison avec les murs d’adobe prouve que les assises de pierre dure mentionnées en 2, 8, 5 sont aussi faites de blocs parallélépipédiques de roche assez indurée (lapis durus, silex) : leur configuration assure le couvrement régulier des joints verticaux (coagmenta) grâce à la superposition alternée des blocs d’une assise à l’autre que Vitruve nomme alterna coria. La différence entre les maçons grecs et romains est mise en évidence par le vocabulaire des pierres taillées : pour les Romains, on trouve un caementum

molle « moellon de tuf volcanique tendre », tandis que pour les Grecs, le bloc

parallélépipédique est en lapis durus ou en silex, comme le marbre, le calcaire compact, etc. On observe dans la description de 2, 8, 5, l’idée du couvrement des joints, et particulièrement des joints montants (coagmenta), couvrement qui est censé éviter la constitution des lézardes.

Vitruve reprend ce concept qui allie d’après lui esthétique et solidité. Il appelle cette technique tantôt alterna coria « assises alternées » tantôt alterna coagmenta « joints verticaux alternés » et il s’agit dans l’architecture classique d’une autre définition de l’appareil rectangulaire, appareil, dans lequel les blocs sont en forme de parallélépipède rectangle 161. La conséquence esthétique de cette disposition est que, d’une rangée de pierre à l’autre, sur un plan vertical, les joints montants s’interrompent en rencontrant les joints horizontaux de la rangée supérieure ou inférieure des pierres de taille : c’est la forme murale décorative la plus universellement utilisée (en brique ou en pierre). Cette alternance régulière est un perfectionnement de l’appareil rectangulaire, que les Athéniens ont introduit à Délos 162.

D’après P. Gros, la description vitruvienne évoque des murs grecs en opus quadratum tels que Vitruve, et sa ou ses sources, les conçoivent, à savoir sans mortier. Pourtant, on se rend compte que les appareils sont tous pourvus d’un liant dans le paragraphe suivant de la notice. Pour Vitruve, l’adoption du mortier en milieu grec ou romain, est le signe de l’abandon des traditions architecturales pour une technique « industrielle » privilégiant la rapidité aux dépens de la structure et de l’esthétique d’une maçonnerie 163.

§

Les maçonneries grecques isodomes et pseudo-isodomes (2, 8, 6)

160 Trad. L. Callebat.

161 Ginouvès, Martin 1985, p. 56, pp. 98-99.

162 Vallois 1966, p. 64 et suivantes.

Vitruve énumère les autres maçonneries grecques : « Les deux maçonneries grecques sont l’isodome et le pseudisodome. On parle d’isodomum lorsque toutes les assises ont été construites de même hauteur ; de pseudo-isodomum, lorsque les assises sont disposées de manière inégale et dissemblable. Ces deux types d’appareil sont solides : tout d’abord parce que les moellons eux-mêmes sont de texture compacte et cohérente (caementa sunt spissa et

solida proprietate) et que, loin de pouvoir absorber l’humidité du mortier, ils conservent, au

long des années, ce mortier dans son humidité ; parce qu’aussi la disposition même, régulière et de niveau, des joints de lit empêche que le mortier croule : les murs sont ainsi fermement assemblés et à jamais maintenus en un bloc cohérent sur toute leur épaisseur. » 164

Selon le théoricien, un appareil est isodome lorsque toutes les assises auront été maçonnées à épaisseur égale (omnia coria aequa crassitudine fuerint structa). Isodomum est translittéré d’un ijsovdomo~ , non attesté en grec ancien. Il peut dériver du grec dovmo~ , qui a le sens chez Hérodote (1, 179 et 2, 127) de « couche de brique » 165. Le terme crassitudo fait référence ici au bloc en position dans le mur : dans ce cas, il s’agit de l’épaisseur du bloc. Notre théoricien ne donne pas d’autre information sur la dimension de la pierre, comme la longueur et la largeur. On sait que celle-ci est quadrangulaire, mais si l’on veut se lancer dans une classification de la forme du bloc, on s’aperçoit que celui-ci peut être aussi bien trapézoïdal que parallélépipédique (carré, rectangle). Ainsi, si l’on tente de classer la description vitruvienne dans la taxinomie archéologique, le résultat obtenu est curieux : en ne tenant pas compte de la présence de mortier dans la notice vitruvienne, la lexie complexe « appareil quadrangulaire isodome » (genus isodomum) sera l’hyperonyme d’un « appareil trapézoïdal isodome », ou d’un « appareil rectangulaire isodome imparfait », ou encore « appareil rectangulaire isodome ». En fait, tous ces grands appareils grecs existent, mais ils sont à joints vifs ; le seul parement pourvu de mortier pouvant correspondre à une réalité archéologique est l’appareil à moellons quadrangulaires (opus vittatum), lequel peut être isodome ; c’est une technique romaine et non grecque 166. La taxinomie des structurae vitruviennes fait dire à P. Gros : « il serait vain de chercher des attestations archéologiques quand la description des appareils en question est appelée par la « logique » d’un système axiologique. » 167

164 Vitr. 2, 8, 6 : Isodomum dicitur, cum omnia coria aequa crassitudine fuerint structa ; pseudisodomum, cum inpares et inaequales ordines coriorum diriguntur. Ea utraque sunt ideo firma primum quod ipsa caementa sunt spissa et solida proprietate neque de materia possunt exsugere liquorem, sed conseruant eam in suo umore ad summam uetustatem ; ipsaque eorum cubilia [primum] plana et librata posita non patiuntur ruere materiam, sed perpetua parietum crassitudine religata continent ad summam uetustatem. Trad. L. Callebat.

165 Sur sa signification exacte : Scranton 1941, pp. 18-19, n. 19. ; Chantraine 1990, s. v. devmw , pp. 261-262, et s. v. dovmo~ , pp. 292-293.

166 Ginouvès, Martin 1985, pp. 96, 98-99. Sur les grands appareils isodomes : Lugli 1957, p. 178 sq. ; Martin 1965, pp. 395 sq. et 400 sq. ; Adam 1995, pp. 114-123.

Pour Vitruve, un appareil est pseudo-isodome quand les rangées d’assises (ordines

coriorum) sont disposées de manière inégale et dissemblable (inpares et inaequales). Dans une

volonté de diversifier son style par rapport à la phrase précédente, Vitruve use d’une variatio

sermonis (variation du discours). L’emploi de deux adjectifs synonymes (impares et inaequales)

attributs d’ordines n’apporte pas de plus grande clarté que si l’auteur n’en avait utilisé qu’un seul. Le parement grec quadrangulaire pseudo-isodome peut correspondre à un appareil romain à moellons quadrangulaires dont les assises sont inégales.

Ainsi, pour les appareils grecs isodomes et pseudo-isodomes, l’opus vittatum romain, décrit dans la littérature archéologique, peut être un bon exemple descriptif. Ce parement à moellons quadrangulaires possède des moellons travaillés qui sont parallélépipédiques, et disposés en assises horizontales avec une volonté évidente de faire alterner les joints. Dans cette maçonnerie, les assises peuvent être de hauteur égale (isodome) ou inégale (pseudo-isodome), et l’on peut trouver des épaisseurs décroissantes du bas vers le haut 168. Dans son aspiration à montrer la supériorité de la Graecorum structura sur la structura caementicia romaine, le théoricien énumère des appareils dont l’attestation archéologique est problématique et paradoxale : ici la définition qu’il donne des parements grecs isodomes et pseudo-isodomes à mortier coïncide avec l’opus vittatum développé dans l’architecture romaine.

§

Les caementa « moellons » et les cubilia « joints de lit »

La supériorité des appareils grecs réside essentiellement dans la nature et la forme des moellons. D'abord, le caractère compact et cohérent (spissa et solida proprietas) de la pierre dure (lapis durus, silex) fait que les caementa n’absorbent pas l’élément liquide (liquor, umor) du liant (materia) : celui-ci a tout le temps de prendre. L’emploi de roche dure et dense, comme les laves, les calcaires compacts et les marbres, est donc une solution à une ieiunitas, menaçant, selon Vitruve, les structurae caementiciae (2, 8, 2-3). Ce sont ces mêmes pierres qu’on utilise pour les grands appareils à joints vifs. Ensuite, les caementa sont de forme parallélépipédique comme dans le genus quadratum : ce sont alors des moellons d’appareil avec des faces de joints en retour d’équerre. Leurs joints de lits sont horizontaux 169 : pour le théoricien, l’horizontalité rigoureuse des cubilia « joints de lit » est un gage de stabilité, y compris pour le mortier. Par conséquent, cette notation est destinée à avertir du caractère « dangereux » des joints obliques de l’appareil réticulé, si le mortier est de mauvaise qualité.

Cubile désigne le joint de lit (2, 8, 1 ; 2, 8, 4 ; 2, 8, 6 ; 4, 4, 4) et l’assise (5, 5, 1). Cubilia

« joints de lits » a pour attributs plusieurs adjectifs et syntagmes adjectivaux : plana « plats,

168 Ginouvès, Martin 1985, p. 96 ; Adam 1995, pp. 147-151. Sur la structure pseudo-isodome : Martin 1965, p. 386 sq. ; Ginouvès, Martin 1985, p. 99.

horizontaux », librata posita « nivelés, de niveau » et religata crassitudine perpetua parietum « se reliant dans toute la profondeur des murs ». Si crassitudo exprime l’épaisseur, la hauteur du bloc dans la construction, il est usité ici dans un syntagme désignant la dimension perpendiculaire au parement, qui est la profondeur : religata crassitudine perpetua parietum serait alors l’équivalent des syntagmes latins in agrum, in agro pour qualifier cette notion de « profondeur » du mur 170. Dans le vocabulaire vitruvien, perpetuus dénote un élément d’un seul tenant, qu’il s’agisse d'un tronc d'arbre comme en 2, 1, 4 ou d’une maçonnerie (2, 8, 7).

La supériorité des appareils grecs (Graecorum structurae) tient en quelques points. D’abord, les caementa ex silice seu lapide duro « moellons d’appareil en pierre dure », qui sont fait de calcaire dur, lave, etc. La texture compacte et cohérente de ces roches n’est pas poreuse et celles-ci n’absorbent pas l’eau du liant. Ensuite, la forme parallélépipédique des moellons fournit des faces horizontales et garantit des lits d’attente et de pose plats et nivelés (cubilia plana, posita librata). Ainsi, il est possible d’alterner les joints verticaux (coagmenta), ce qui ajoute à la beauté du mur. La nature et la configuration des caementa sont assurément les clefs de la stabilité de la maçonnerie grecque.