• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III : SOURCES ET DÉMARCHE DE L’AUTEUR

B. La démarche de l’auteur

2. Les procédés d’objectivation

L’authentification des informations est liée au statut de voyageur qui doit valider un savoir transmis sur un monde qu’il est le seul à avoir vu et décrit. Le topos est bien connu chez les savants voyageurs classiques et notamment les Arabes. Ibn Khaldoun en fait même l’analyse en rapportant l’histoire de celui à qui on a raconté une histoire qui parait extraordinaire, en présence du vizir du sultan mérinide Abou Ennan, à tel point qu’il n’y croit pas. Et l’auteur de conclure :

« Cela arrive très souvent aux hommes qui entendent parler de choses nouvelles ; ils se

laissent influencer aussi facilement par leurs préventions à l'égard des faits extraordinaires que par la manie de les exagérer, afin de les rendre plus surprenants, ainsi que nous l'avons dit au commencement de ce livre. Aussi doit-on toujours rechercher les

principes des choses et se tenir en garde contre ses premières impressions ; on pourra alors distinguer, par le simple bon sens et par la justesse de l'esprit, ce qui entre dans le domaine du possible et ce qui n'y entre pas ; on reconnaîtra ensuite pour vrai tout récit qui ne dépassera pas les bornes du possible. »83

Dire le vrai et donner toutes les preuves qu’il s’agit du vraisemblable est aussi la chose à laquelle s’adonne Léon/ al-Hassan.

Ainsi l’auteur s’attache-t-il à l’objectivité et à la cohérence de ses propos. Il donne une illustration de la première qualité en parlant des défauts et qualités des Africains en général : « mon rôle d'historien, écrit-il, ...lequel est tenu de dire sans égards la vérité des faits et non de complaire au désir de qui que ce soit.» (I, 65) ;et des Fassis, en particulier : « Si la loi à laquelle est astreint l’historien ne m’avait pas poussé à dire la vérité, j’aurais certainement passé sous silence avec plaisir cette partie de ma description.» (III, 191).

Pour garder une cohérence à ses propos, il rappelle toujours sa ligne d’écriture et les limites de son sujet, de peur d’être « trop long ou trop ennuyeux » (II, 87) au lecteur, pour lequel il destine un « long travail » (I, 65), et plus particulièrement « cette longue et très copieuse description de Fez » au sujet de laquelle, il veut l’ « informer complètement du plus petit détail sur la condition et sur la qualité de cette ville.» (III, 241)

Toutefois les informations rapportées par des sources orales ou par les Anciens doivent être confrontées avec les données de l’expérience ; celle-ci est bien accréditée d’une supériorité méthodologique. Ce qui revient à souligner une exigence bien ancrée dans la tradition depuis Jahîz, voire bien avant : « une grande place est donc donnée à

l’observation empirique, mais aussi à l’aventure personnelle, dont Gahiz a jeté les bases au milieu du IXe siècle. Muqaddassi en a fait l’un des fondements de sa méthode, en considérant que l’expérience du réel devient objet de recherche. Cet engouement pour tout

83IBN KHALDOUN, 'Abd al-Rahman ibn Mohammad, Prolégomènes, traduction de M. de

ce qui est observation, classification, catégorie, comparaison, échelle de valeurs »84.

a) Démarche expérientielle

L’auteur était mêlé à la vie politique et culturelle du Maroc de son époque85. Sa carrière

politique et ses voyages l’ont décidément aidé dans l’entreprise savante d’auteur et homme de science. Dans cette expérience, les livres et le savoir écrit ont aussi joué un rôle important, ayant de tout temps un statut de précellence dans la société musulmane ; c’est ce qui expliquerait une certaine imprégnation de la culture savante des humanistes italiens relative aux textes antiques dans le contenu de la Description.

Parlant des Beni Janfen du Rif, et de leur consommation du vin et de la chair des boucs et chèvres, Léon/ al-Hassan s’explique : « Je puis en parler parce que j'ai été en relation pendant une bonne partie de ma vie avec ces montagnards. Mon père avait en effet quelques propriétés dans cette montagne» (III, 288).

L’influence de son profil intellectuel de juriste, et par la suite son métier de notaire devrait expliquer les démarches quantitatives, les calculs et les mesures, les dates et les chiffres sur lesquels insiste beaucoup l’auteur86.

Léon/ al-Hassan confirme lui-même ces démarches en affirmant avoir « noté avec soin, au jour le jour, toutes les choses » qu’il trouve comme « dignes de mémoire » et d’intérêt dans ses voyages87.

L’auteur a dû par ailleurs procéder à des « entretiens » avec la population : « j'ai vu, écrit- il, presque toutes les tribus arabes ci-dessus mentionnées, j'ai eu des entretiens avec les gens de ces tribus et il m'en est demeuré quelques particularités fixées dans le souvenir. » (I, 35) ; de même, s'est-il « entretenu avec certaines personnes qui avaient été les disciples 84 OTTHOFFER-LATIRI, Lamia, « Géographie arabe Les représentations paysagères dans la géographie

arabe classique », in L'Espace géographique, 2/2005 (tome 34), p. 177.

85 ROSENBERGER, Bernard, « Une carrière politique au service du sultan de Fès », in Pouillon, Léon

l’Africain, KARTHALA Éditions, Collection Terres et gens d'islam, Paris, 2009, p. 31.

86NORMAN, Daniel, « Le Maroc dans les premières années du XVIe siècle, tableau géographique d’après

Louis Massignon », in Pouillon et alli., Op. cit, p. 301.

87La Description, p. 579. Et Pouillon et alli., Léon l’Africain, KARTHALA Éditions, Collection Terres et

de cet Homar [un chef chiite] et qui lui ont raconté la vie de cet hérétique» (II, 82). Les entrevues et discussions savantes avec des personnalités et des érudits servent de base à l’auteur pour tirer des renseignements et aboutir à des conclusions.

La démarche semble prendre des allures de pratique systématique d’enquête, réalisée auprès de personnes bien choisis, ambassadeurs, administrateurs ; ainsi, parlant du prix du « safran », l’auteur établit une comparaison entre le safran de Grèce et celui de Tunisie, en se basant sur les propos d’un « vicaire » ; « d'après ce que m'a rapporté quelqu'un qui

avait été vicaire dans cette montagne» (410-411). Sauf que, par moment, face à une

trouvaille singulière, comme celle des ruines romaines de Deusen (Doussene), au sud de l’Algérie, sur les limites nord du désert, l’auteur avoue se trouver à court d’informateurs. Il rapporte ainsi comment, à Deusen, « les chasseurs y trouvent de grosses pièces d'or et d'argent, avec des effigies et des légendes» et comment « personne n'a pu [lui] expliquer le sens» de ces inscriptions (VI, 442). En tant que savant, il s’interroge plus sur les sens des écritures que sur l’or trouvé.

Le choix de mise en scène de la propre personne de l’auteur s’explique par ce besoin d’authentification. Tant qu’il n’a pas lui-même fait l’expérience, il reste prudent.

Ainsi, parlant du pluvian d’Égypte et de sa relation avec les crocodiles, l’auteur, mettant en doute l’idée de l’épine sur le crâne de l’oiseau, déclare : « Il n'est pas douteux que si j'avais pu me procurer un de ces oiseaux, je raconterais cette histoire avec plus de certitude.» (IX, 567).

Cette qualité de texte issu de l’expérience est bien saisie dès le début de la première édition et c’est elle qui explique cette coupure épistémologique dans la conception cosmographique ou géographique dont a parlé Zhiri. En plus d’être une caractéristique de la stratégie relevant du double positionnement entre deux cultures et deux appartenances nationales et religieuses, la démarche participe d’un besoin spécifique à la nature du texte, sa place et sa nature comme genre de voyage.

La Description est en fait à mi-chemin entre le récit de voyage et le traité de géographie descriptive. Léon/ al-Hassan arrive à garder un équilibre. Cette hypothèse explique les

deux instances d’énonciation alternativement utilisées dans la Description : « je », et « l’auteur » dans le manuscrit inédit (le « Compositore » de la Cosmographia). Ainsi écrit- il :

« Ce que je viens de dire de Marrakech, je l'ai vu moi-même en partie de mes propres yeux dans la réalité (II, 108)… J'ai vu ici bien des choses remarquables, mais ma débile mémoire n'a pu me le rappeler, occupée qu'elle était par des questions plus importantes ». (II, 114)

Cette démarche expérientielle trouve son illustration dans les histoires et anecdotes que rapporte l’auteur, dans lesquelles il a joué lui-même un rôle : l’anecdote du conflit politique armée des seigneurs de Tefza au Tedla marocain, au cours duquel il a dû « imaginé le stratagème » et la ruse qui permet de dénouer l’affaire au profit du roi. On peut citer l’aventure des marchands et la neige de l’Atlas, l’aventure avec les lions, la bataille de Boulaouane, près d’Azemmour (entre Casablanca et El-Jadida), où il a assisté à la défaite des habitants de cette ville et des troupes du roi de Fès face aux Portugais (« Je

me suis trouvé dans cette défaite», écrit-il (II, 125). On peut aussi évoquer la bataille de

Maamoura, qui a coïncidé cette fois avec la défaite des Portugais, où l’auteur dit s’être « trouvé dans toute cette guerre et …vue de très près » (III, 174).

L’auteur dit encore une fois avoir assisté à d’autres batailles avec le roi Mohammed dit le Portugais, plutôt comme une sorte de journaliste de guerre : « Je me suis trouvé présent toutes les fois que le roi de Fez a fait une tentative contre Arzilla et j'ai compté que nous avons laissé chaque fois cinq cents morts et plus.» (III, 262).

Mais les remarques les plus dignes d’attention sont celles qui évoquent la parfaite suprématie de la pratique sur le théorique dans la pensée de l’auteur : en plus de l’exemple du livre I parlant des paysans arabes et autres « complètement illettrés, qui savent parler d’astronomie » (I, 56) (Une vision de la connaissance dans laquelle la portée pragmatique est primordiale) ; un autre exemple illustre cette tendance : Le passage parlant d’un guide du désert appelé Hamar (Omar ou Ammar) :

« Ces trois châteaux ont été découverts il y a dix-huit ans de cela par un guide nommé Hamar. Cet homme avait perdu sa route parce qu'il lui était survenu une maladie des yeux.

Comme personne d'autre que lui dans la caravane ne connaissait le chemin, il marchait en tête sur son chameau et, chaque mille, il se faisait donner du sable et le sentait. Grâce à ce procédé, lorsque la caravane fut arrivée à 40 milles de cette localité, il annonça : « Sachez que nous sommes près d'un endroit habité. » Personne ne pouvait le croire, car on savait que l'on

était à 480 milles de l'Égypte et l'on se demandait si la caravane ne revenait pas à Augela. Mais le troisième jour, elle se trouva en vue de ces trois châteaux. » (VI, 457)

Cette démarche s’identifie chez l’auteur à un sens expérimental très clair. Ainsi fait-il preuve de beaucoup de sens pratique et de démonstration par l’exemple ; il a dû lui-même faire des expériences pour démontrer tel ou tel fait naturel. En parlant d’un détail sur l’aptitude à voir dans le noir pour les chercheurs de trésor à l’intérieur des grottes obscures, dans l’anecdote qu’il rapporte à leur sujet, il précise : «Si quelqu'un me demande comment cet homme avait pu y voir clair, je répondrai que le temps prolongé qu'il avait passé dans les ténèbres lui avait permis de retrouver un peu de vision, comme cela se produit pour ceux qui restent un certain temps dans des endroits obscurs.» (III, 315).

Au sujet des camélidés du Sahara et leur système de stockage de l’énergie, il précise : « L'expérience montre que lorsqu'un chameau a voyagé cinq jours en portant la charge

sans manger, c'est d'abord la graisse de la bosse qui disparaît, puis cinq jours après celle de la panse, puis cinq jours plus tard celle des cuisses. Quand il a perdu toute sa graisse, il ne peut plus porter cent livres.» (IX, 555). Ou, encore au sujet des uromastix et caméléons,

et l’aptitude de ce dernier à changer de couleurs, il assure avoir lui-même « fait …

l'expérience. » (IX, 570).

Léon/ al-Hassan donne beaucoup de crédit à ces expériences ou du moins les fait constater, tout en étant attaché à la position du savant, pour qui la science se trouve dans les livres. Le manque ressenti dans les livres est compensé par l’expérience.

b) Comparatisme

Les analogies et les comparaisons constituent un procédé du genre des écrits de voyage. Les rapprochements que fait Léon/ al-Hassan entre les réalités de l’Europe du XVIe siècle et celles du Maghreb sont très fréquents dans la Description et sont très révélateurs de l’intention documentaire et référentielle de l’auteur. Un va et vient, d’un coté à l’autre, d’une réalité à l’autre, d’un paysage à l’autre équivalent, en un jeu de miroir. Les idées d’universalisme propre à la Renaissance humaniste sont sans doute à l’œuvre dans le texte de Léon/ al-Hassan comme une marque particulière de son temps, se retrouvant d’ailleurs de la même manière chez des auteurs européens du XVIe siècle, comme le montre Zhiri avec Bellforest, Bodin, Le Roy ou Postel, par le soin de qui la connaissance de l’Afrique est bien relativisée.88

En mettant l’accent sur les liens entre l’Europe et l’Afrique de l’époque, l’auteur permet de voir le contraste et rendre l’image claire sur la différence entre la civilisation arabe et celle des autres civilisations, sur certains aspects de la vie matérielle notamment, culturelle et sociale. Cette comparaison tourne souvent à l’avantage de l’Europe sur certains aspects de la vie matérielle ; ainsi, compare-t-il les « misérables maisons » de certaines régions montagneuses à des « écuries que l’on voit dans les campagnes d’Europe, avec des toits de chaume ou d’écorce » (III, 273). Mais la suite de la comparaison permet de la prendre pour plutôt une illustration didactique qu’un jugement de valeur.

Masonen (2001) s’étonne que Léon/ al-Hassan n’ait pas inversé l’analogie et présenter la réalité européenne, comme il a dû la constater pendant son séjour en Europe, à un public arabe, au lieu de procéder, comme il l’a fait, de manière inverse. Poser une telle question revient à oublier l’intention de l’auteur de consacrer deux autres volumes, l’un à l’Europe, l’autre à l’Asie.

En tout cas le référentiel ne semble pas toujours être l’Europe. L’auteur se situe aussi par 88ZHIRI, Oumelbanine, 1991, Op., Cit., p. 145-147

rapport à l’histoire positive de son pays, qui connait des temps de déclin après un temps de splendeur.