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CHAPITRE II : PRÉALABLES THÉORIQUES

C. Ethnoscience et la science au pluriel

L’œuvre de Léon/ al-Hassan est revue à un moment où les ethnosciences et le regard multi- et inter- culturel commencent à imposer leurs paradigmes en histoire des sciences. Aussi profitons-nous de cet état des choses pour revoir le rôle réel de la culture arabo- musulmane en matière de sciences, étant donné le rôle stratégique du nord de l’Afrique sur la rive sud de la Méditerranée, le berceau des civilisations, dans la marche de l’humanité.

L’approche ethnoscientifique tend à décliner le mot « science » au pluriel, même en parlant de la science universelle moderne.

L’ethnoscience serait actuellement cette branche de la connaissance qui se veut pluridisciplinaire et qui se charge de revoir de plus près la contribution des différentes cultures ou civilisations à la science générale. À ce niveau, il n’y est pas seulement question de l’étude de l’ensemble des savoirs locaux sur le plan synchronique mais aussi de la révision du passé de la science dite universelle à la lumière de la pertinence des apports des sphères culturelles qui y ont contribué. L’ethnoscience, ou plutôt les ethnosciences, de par leur orientation empirique et inductive, sont une réponse aux limites de l’anthropologie et de l’ethnographie générale et une des solutions aux problèmes des théories trop universalistes en histoire des sciences.

Cette perspective est bien exprimée par une tenante de la néo-ethnoscience, si l’on puisse dire, l’Américaine Sandra Harding (1996) :

«Contrairement à l’exclusivité revendiquée par la science universelle (idée selon laquelle seules les sciences modernes d’origine européenne peuvent accéder à la validité universelle), tout porte à croire que des découvertes émanant de traditions scientifiques issues de cultures différentes devraient être considérées comme possédant une validité universelle. Par le passé, ces sciences sont, elles aussi, parvenues à une connaissance des régularités de la nature, qui n’était pas seulement empreinte de valeurs culturelles mais assez universelle pour permettre le développement de techniques variées et complexes dans l’agriculture, la navigation, la mécanique, la médecine, la

pharmacologie, le calcul et les mesures mathématiques, etc. De surcroît, ces connaissances non- européennes de la nature ont été en grande partie incorporées dans les sciences modernes européennes. On peut raisonnablement supposer que différentes traditions du savoir empirique continueront de découvrir des connaissances auxquelles les sciences modernes auront toujours recours. »68

Harding semble faire allusion à la science arabo-islamique médiévale, qui possédait une « validité » universelle en son temps ; en fait « La science arabe, à ses débuts comme à son

apogée, a une vocation universelle et il faut noter le cosmopolitisme de ce monde, qui regroupe des savants venus d’horizons divers, de religions diverses »69.

À vrai dire son propos est tellement général qu’il fonde les bases d’une théorie en la matière. Elle souligne bien l’interactivité entre la culture d’un peuple et le milieu naturel, et explique comment cette culture peut « se pencher sur certains aspects de la nature qui

peuvent représenter un intérêt moindre pour d’autres cultures », d’autant plus que « les différentes cultures ou sous-cultures sont situées dans des environnements naturels différents, et s’appliquent à décrire et à expliquer les régularités de la nature qui ont le plus d’impact sur leur vie »70. Ainsi est-il de la science arabo-islamique qui a pu mettre

l’accent dans le cadre de sa culture sur des aspects typiques de la science biologique par exemple ; aussi trouve-t-on un lien original entre des domaines relevant de la botanique, de la zoologie et de la pharmacologie ; la médecine, par exemple, est bien plus portée par des considérations globales d’écologie et d’hygiène de vie, de sérénité morale, que dans d’autres cultures.

1.Le contenu ethnographique

En tant qu’écrit de voyage, la Description comporte elle-même des notes ethnologiques explicites très marquées culturellement, de la part de son auteur. La démarche ethnologique en cela qu’elle s’interroge sur l’Autre et sur sa culture, est appliquée de manière 68HARDING, Sandra, « La science moderne est-elle une ethnoscience ? » in Les sciences hors d’occident au

XXe siècle(Colloque) ; Paris : ORSTOM, 1996, p. 239.

69BELLOSTA, Hélène , « À propos de l’histoire des sciences arabes », in Gazette des Mathématiciens , SMF

(Société Mathématique de France), n° 82, octobre 1999, p. 38.

autoréflexive dans la Description. L’auteur, distancié par l’exil et de par sa position d’intellectuel, porte un regard critique et observateur sur sa société d’origine, sur la culture populaire qui introduit un système sémantique bien constitué dans le texte de la

Description.

Au-delà d’un certain nombre de remarques sommaires citées dans la Description sur la civilisation ou l’incivilisation de telle ou telle population, les principaux traits de la culture arabo-musulmane et berbéro-maghrébine se trouvent bien détachés du tableau général des mœurs et traditions de sociétés plus ou moins lettrées, étant ou non pourvus de savoirs et d’écriture. Ce tableau est complété par différentes analyses lexicographiques et classificatoires de la part de l’auteur, relatives aux aspects matériels et scientifiques de la société et aux formes de connaissance de la nature et du monde vivant. Toutes ces considérations justifient une approche ethnoscientifique dans l’étude que nous chercherons à appliquer au texte de la Description. Cette approche est de nature à compléter et à concrétiser la perspective historique des sciences qui nous occupe aussi dans ce travail, et dans le cadre de laquelle nous l’avons adopté. La Description, à défaut d’être une expression claire de la science institutionnelle et savante, est du moins une concrétisation textuelle et historique des savoirs locaux arabo-islamiques du XVIe siècle.

Les pratiques alimentaires, les modes d’organisation de l’environnement (architecture, horticulture), les conceptions techniques et artisanales, les actions plus ou moins systématiques dans des domaines variés tels que l’agriculture et la médication avec des conceptions scientifiques spécifiques en matière de rapport aux plantes et des liens entre botanique, zoologie et pharmacologie, dans une conception environnementale globale, tout ce contenu appelle à des lectures ethnobiologiques inspirées des principes novateurs et fructueux de l’ethnoscience.

2.Le concept de « savoir »

La distinction entre savoir savant et savoir populaire correspond justement dans une perspective épistémologique et dans le cadre des ethnosciences, à la séparation entre la

‘‘connaissance’’, qui elle, est objective et scientifique, et le ‘‘savoir’’, dit aussi local, qui est descriptif et empirique. L’ethnoscience utilise les termes « connaissances pragmatiques », « savoir traditionnels » ou « connaissances traditionnelles »71, pour

désigner ces « savoirs locaux». Bien qu’elle fasse la distinction, elle ne tend pas à créer forcément une dualité entre les deux ; le savoir n’est pas toujours « une perception naïve du monde », encore moins chez les savants de l’islam médiéval, et la connaissance n’a pas d’emblée et a priori et forcément une validité universelle.72

Nous essayerons d’éclairer ces rapports complexes entre savoir local et connaissance à travers le texte de la Description. D’un point de vue historique, la connaissance est toujours une réalité dynamique et en permanente évolution. Nous pouvons considérer, à titre égal, les notes techniques et biologiques (botaniques, zoologiques et médicales) concrètes et circonstanciées (issues de l’observation) répandues tout le long des neuf livres de la Description, comme des expressions culturelles de savoirs locaux et comme des connaissances universelles potentielles en construction.

Le savoir empirique et les conceptions et pratiques qui s’y rapportent sont actuellement réhabilitées non pas en cela qu’ils sont forcément en adéquation avec une science universelle, mais d’abord comme objets de recherche légitimes et aussi parce que jugées en adéquation avec le milieu et l’environnement qui l’ont produit et en harmonie avec une conception inhérente à la culture qui les a vu naître. Ces connaissances sont même appelées à entrer en compte dans des opérations de développement durable.

71 ANDERSON, Eugene Newton et SUTTON, Mark Q., Introduction to Cultural Ecology, Rowman

Altamira, 30 juil. 2009, p. 102.

3.Méthode de terrain/méthode linguistique

L’ethnoscience est une discipline appliquée, dont les méthodes, notamment dans les traitements réservés aux environnements biologiques des peuples forestiers ou au bioclimat extrême, requièrent des enquêtes de terrain.

Nous en retiendrons les principes et les concepts directeurs auxquels nous soumettrons le texte, dans le but de relativiser les constats et les résultats, par rapport au contexte historique, géographique et culturel auquel revoie la Description, qui à défaut d’être exotique et extrême, d’un point de vue physique, est particulièrement spécifique et riche historiquement et culturellement pour mériter des approches de ce genre. L’approche est bien évidemment linguistique et textuelle et non une approche de terrain.

C’est que, en plus de son interrogation sur les savoirs et la culture et en plus de son recours aux démarches de terrain (enquêtes, « rapport observé/observateur », etc), un des aspects fondamentaux de la méthode ethnoscientifique est le « recours à la linguistique »73. L’étude lexicographique appliquée au texte de la Description qui est en partie composé d’une phytonymie ou zoonymie arabe et berbère, sur les noms vernaculaires et les conceptions qu’elles traduisent pourrait ainsi s’apparenter également à la méthode ethnoscientifique dans son volet linguistique.

L’ethnoscience permettrait donc de dégager la conception spécifique que se font les autres sciences et les autres cultures et populations locales de leur environnement, les modes du savoir et les représentations de la nature, les nomenclatures plus ou moins alignées avec le point de vue de la science savante.

Du géographique au social, du bio-médical au zoologique et botanique, des techniques à l’architecture, la Description nous fait traverser les frontières entre le savoir populaire (pratiques plus ou moins réhabilitées) et le point de vue de la science savante, livresque, proclamée et institutionnelle, apportant tous les signes d’un travail d’examen et d’investigation, avec un esprit critique à toute épreuve. Il y a donc tout un contenu et une démarche (une méthode) à souligner dans l’ensemble du travail de Léon/ al-Hassan.

73FOURNIER, Marcel, « Réflexions théoriques et méthodologiques à propos de l’ethnoscience », in Revue